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Directeur du CIEEG (Centre international d'études Édouard Glissant) au sein de l'Institut du Tout-Monde, des revues « La nouvelle anabase » et « Les Cahiers du Tout-Monde ». VOIR SITE PERSONNEL (fonctions-références-actualités) : www.loiccery.com

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Billet de blog 29 octobre 2022

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Grandeur d'Augustin Dumay

Depuis un communiqué de presse de Deutsche Grammophon où, à la faveur d'une annonce marketing complaisante, la carrière d'Augustin Dumay a été simplement « oubliée », il est devenu plus qu'urgent de rappeler la grandeur de ce musicien français exceptionnel qui a marqué et qui marque encore de son empreinte le monde du violon.

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Illustration 1

Quel bonheur pour moi d'entendre Lionel Esparza dans son émission sur France Musique du 30 septembre 2022, rétablir les choses, après un récent communiqué de presse particulièrement affligeant de Deutsche Grammophon, annonçant l'accueil de Renaud Capuçon par le label  avec un argumentaire marketing à la faveur duquel il a été dit que Capuçon était le premier violoniste français à signer avec DG depuis Christian Ferras... oubliant par-là même Augustin Dumay, entre temps. Légitime énervement de Lionel Esparza, que je partage ô combien. Car la chose, beaucoup moins anecdotique qu'on pourrait le penser, révèle (confirme) bien la surenchère marketing dans laquelle se sont lancés bien des labels stars. Dans cette surenchère on retrouvera pêle-mêle la promotion de jeunes artistes au seul prétexte de leur image physique (les pochettes se confondant aujourd'hui à des press-books de mannequins), le trop fameux « cross-over » ou en l'occurrence les annonces tonitruantes ne reposant sur rien et destinées à faire des « coups » marketing dans l'indistinction.

Le violoniste dont la carrière aura donc été « zappée » par sa propre maison de disques dans le verbiage marketé de l'ignorant qui aura rédigé ce pauvre communiqué est pourtant, je le rappelle  celui qui à mes yeux incarne l'excellence de l'école franco-belge, et qui toujours selon moi demeure à ce jour le plus éminent violoniste français de ces cinquante dernières années, celui qui laissera à n'en pas douter les enregistrements de musique de chambre les plus admirables qui puissent se concevoir notamment au moment de son duo avec Maria Joao Pires : Augustin Dumay.

Comment donc ne pas s'associer à la légitime colère de Lionel Esparza (colère toute sympathique au demeurant, car l'intéressé n'est jamais aigri) devant cette brusque amnésie d'une maison de disques certes prestigieuse, mais versant dans la complaisance mercantile ?

L'occasion de redire ici en tout cas mon admiration sans bornes pour l'immense Augustin Dumay, celui que Karajan avait surnommé « le long Français qui a de l'humour » (Dumay mesure près de deux mètres). Je le ferai au gré d'une très modeste traversée de quelques-uns des sommets que nous lègue à tous ce violoniste d'exception, parmi ses enregistrements les plus merveilleusement ciselés.

MOZART PAR AUGUSTIN DUMAY : LA LIGNE CLAIRE

Illustration 2

Incontestablement l'une des meilleures versions de la Symphonie concertante pour violon et alto de Mozart : Augustin Dumay / Gérard Caussé, Sinfonia Varsovia dirigé par Emmanuel Krivine, EMI 1988. À mon sens, à préférer à l'autre version enregistrée par Augustin Dumay avec Veronika Hagen et la Camerata Academica Salzburg pour DG en 2000 (très bonne version néanmoins) - dans cette première version Emmanuel Krivine respecte avec brio le fameux style Mannheim (surtout le modèle même du crescendo et le « mordant » des attaques de l'orchestre) dans la lumière (et les ombres, avec l'andante déchirant) dans lesquels baigne cette miraculeuse symphonie concertante pour deux instruments qui affirment tant leurs individualités dans un art indépassable du dialogue instrumental.

Ici, Augustin Dumay et Gérard Caussé à leur pinacle, dans une précision, une vélocité et une profondeur dramatique (pour l'andante, où plane le souvenir de la mort de la mère de Mozart l'année précédent l'écriture de cette merveille en 1779). Un dialogue consommé, deux puissances expressives, en plus d'un excellent chef : remarquable en tout point. Cette version n'étant pas à ce jour immortalisée sur Internet (on se précipitera donc sur les exemplaires d'occasion de ce cd divin), voici les deux musiciens en 2018 dans ce chef-d'œuvre, avec Augustin Dumay à à la tête de l'Orchestre royal de chambre de Wallonie. Du très grand Mozart concertant. Quand Mozart est servi à ce niveau de subtilité, l'extase est proche, il faut l'avouer : 

Mozart - Symphonie pour violon, alto et orchestre - A. Dumay, G. Caussé, ORCW - LIVE 4K © ORCW – Orchestre Royal de Chambre de Wallonie

Pour revenir à ce merveilleux cd, il forme un diptyque avec celui d'EMI où Augustin Dumay complète son intégrale des concertos pour violon de Mozart. Selon moi toujours, l'une des versions majeures de ces concertos à l'écriture variée, avec en tête ses deux pièces majeures, le N°3 et le N°5. Réenregistrés en 1998 avec la Camerata Academica Salzburg, ces concertos ont, sous l'archet de Dumay, leurs vrais accents opératiques de dialogues subtils, on ne soulignera jamais assez qu'il s'agit ici par conséquent des enregistrements parmi les plus marquants de ces merveilles. Premier mouvement du 5e, qui me rappelle personnellement bien des heures d'exercice :

Mozart: Violin Concerto No. 5 In A, K.219 - 1. Allegro aperto © Augustin Dumay - Topic

UN MAGICIEN DE L'ÉNONCIATION SUBTILE

JE considère Augustin Dumay comme le meilleur violoniste français de ces cinquante dernières années, et de très loin. À quand une grande rétrospective offerte par les grandes majors de cette carrière majeure ? J'évoquais Frédéric Lodéon récemment ; Augustin Dumay, dont la carrière fut en partie contemporaine à celle de Lodéon, est peut-être l'exemple le plus accompli de cette école franco-belge du violon dont les glorieux aînés furent Arthur Grumiaux (maître d'A. Dumay) et Jacques Thibaud. Augustin Dumay demeure à mes yeux le plus pur représentant de cette école franco-belge caractérisée par une ligne claire, un archet léger sans être évanescent et une élégance constante du discours. Il est parvenu à conjurer l'un des écueils de cette école, celle parfois d'une « négligence » de la puissance expressive (mais tout est relatif). Ses Lalo (Symphonie espagnole étourdissante en 1989 avec Michel Plasson), Saint-Saëns (Concerto N°3, Havanaise et Introduction et Rondo cappricioso de toute beauté, EMI, 1982), etc. sont de purs joyaux.

Revenons à la Symphonie espagnole de Lalo de 1989 avec l'orchestre du Capitole de Toulouse dirigé par Michel Plasson. Si donc vous pouvez résister à ça... donnez-moi des nouvelles... Une telle puissance, de tels accents... Le signe d'un violoniste en effet d'exception, dans l'histoire de la musique en France. Et en plus, avec un chef tout aussi excellent, Michel Plasson et « son » orchestre du Capitole de Toulouse. EMI, 1989. Un cd de légende, déjà et une référence pour cette Symphonie espagnole diabolique, ensorcelante et somptueuse.

Lalo: Symphonie Espagnole - Dumay / 랄로: 스페인 교향곡 - 뒤메이 © 다락방 창고 Attic Storage

Augustin Dumay, dans toutes les dimensions du violon, avec en plus le magnifique Concerto pour violon de Lalo trop rarement joué (on se demande bien pourquoi) : même lyrisme et même puissance que dans la Symphonie espagnole. Un enregistrement doublement historique, par sa qualité même et aussi au regard de la rareté de l'enregistrement de ce concerto. Du très grand Dumay - mais ça, c'est certainement un pléonasme.

Pas de polémique, mais mis à part Augustin Dumay, j'ai toujours (souvent en tout cas) cru trouvé l'écueil d'un jeu trop lisse chez de nombreux violonistes de cette école française. Je ne les citerai pas, parce qu'il s'agirait à coup sûr d'une généralité injuste au regard de la diversité de leurs enregistrements. Mais pour sûr, Dumay a su montrer que cette école pouvait culminer à la fois avec la grâce du chant et la puissance de l'expression. Et son apport, pour cette alliance même, est considérable et à mon sens irremplaçable. Et comme il faut savoir assumer ce qu'on écrit et qu'il me plaît de le faire, je le dis, avec tout le caractère péremptoire que ça peut comporter, et je ne m'en excuse même pas : pour moi, Augustin Dumay demeure le plus grand violoniste français, et l'un des plus éminents de sa génération dans le monde. Une fierté pour ce pays, un honneur. Celui que Karajan avait surnommé « le long Français » eu égard à sa taille, violoniste qu'il avait remarqué dès 1979, demeure cet aristocrate du son, cet enchanteur incomparable, ce musicien de pur génie.

Après la haute époque de sa carrière, après ses enregistrements déjà mythiques (en particulier musique de chambre de Fauré, mais des Trios de Schubert moins convaincants à mon sens...) avec les deux autres des « Trois Mousquetaires » qu'il formait avec Frédéric Lodéon et Jean-Philippe Collard, Augustin Dumay s'est fait plus discret en France en tout cas, redéployant son activité en Belgique, en tant qu'enseignant hors pair. 

Il faut absolument consulter les émissions consacrées à ce violoniste d'exception par France Musique et en particulier la série des Grands Entretiens qui a été réalisée avec lui, et réécouter l'excellent entretien que lui avait consacré Thierry Beauvert en 2013.

LE DUO AUGUSTIN DUMAY - MARIA JOAO PIRES

Parler de la discographie d'Augustin Dumay sans aborder les incroyables accomplissements de ses cd avec Maria-Joao Pires (dont il fut un temps le compagnon, mais on n'est pas ici dans Gala) serait une hérésie. Dans les années 90 et jusqu'en 2002, ce sont des versions majeures des sonates pour violon et piano de Brahms, Mozart, Grieg, Frank, Debussy, qui se succèdent (en plus des Trios avec piano de Brahms et de Mozart, avec le pianiste Jian Wang). Jusqu'à l'une des intégrales les plus marquantes, à la fois élégante et d'une profondeur inouïe, des sonates pour violon et piano de Beethoven en 2002. Tout cela pour DG (je le rappelle).

Illustration 6

Les sonates de Brahms par Augustin Dumay et Maria João Pires dépassent à mon sens l'autre référence cardinale de ces trois chefs-d'œuvre : David Oistrakh / Sviatoslav Richter. Il faut avoir atteint une relation symbiotique de musiciens pour pouvoir toucher une telle perfection. Souvent, les inflexions du violoniste et de la pianiste viennent d'ailleurs, on ne serait dire d'où : cette élévation de l'« énonciation brahmsienne », cette sensation que la musique exprime quelque chose qui déborde ou excède le son en lui-même, cet accomplissement donc, tient ici ses transmetteurs les plus accomplis.

Brahms : Violin Sonatas No.3 - Augustin Dumay & Maria Joao Pires © 실내악 Chamber music ♫

Et s'il vous plaît, regardez ce que donne une telle capacité de dialogue dans ces sonates, par ces deux géants filmés dans le 4e mvt., Presto agitato, de la 3e sonate. Je pense que de jeunes musiciens, rien qu'en regardant ça, sont susceptibles de prendre une irremplaçable leçon de musique de chambre. Voyez les regards : tout ici est musique, les corps se transforment et servent un indicible :

Dumay/Pires - Brahms Sonata No.3 for Violin & Piano d minor - IV © Daniel Kurganov, Violinist

Certains musiciens incarnent la musique, par leur gestuelle elle-même, et l'empreinte laissée sur eux par l'univers sonore dans lequel il baignent comme dans un liquide amniotique. Et à les voir, on sait qu'il habitent ce monde de sons, et ne sont qu'en transit parmi nous. Augustin Dumay est de ceux-là. Chez lui, l'incarnation est indubitable : il incarne le violon, sa noblesse et sa force. Tout comme Karajan et Bernstein incarnaient l'orchestre, tout comme Sviatoslav Richter incarnait le piano. C'est ainsi.

Augustin Dumay continue d'enregistrer, démontrant comme l'un de ses maîtres Nathan Milstein, que l'excellence d'un violoniste peut souvent déjouer le temps. Parmi ses enregistrements récents , le Concerto de Mendelssohn et l'une de ses sonates pour piano en 2021 avec l'Orpheus Chamber Orchestra, et Jonathan Fournel ou encore ce cd Franck/Strauss avec Louis Lortie.

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Je termine ce très rapide survol en recommandant un DVD qui regroupe trois documentaires musicaux de l'un des meilleurs réalisateurs français qui a consacré dans sa carrière de grands films sur la musique, Le maître de musique et Farinelli, Gérard Corbiau. Le premier de ces trois documentaires est consacré au violoniste : « Augustin Dumay, laisser une trace dans le cœur » (2008), excellente réalisation autour de la vie actuelle de ce très grand musicien, avec des témoignages essentiels, dont celui, précieux entre tous, de Maria Joao Pires.

Illustration 10

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