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Billet de blog 22 octobre 2018

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Ingénieries didactiques coopératives et exercice du métier de professeur

Cet article d'octobre 2018 a été coécrit avec Gérard Sensevy pour le supplément au numéro 668 de "Former des Maitres", supplément au bulletin mensuel "Le SNESUP". Le dossier abordé avait pour titre: "Pour un usage raisonné du discours des experts" (http://www.snesup.fr/sites/default/files/fichier/73343_snesup_fdm_668.pdf)

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Dans l’éducation, les experts ne manquent pas. À entendre certains discours, on a l’impression que les seuls à n’être pas experts sont les professeurs. Notre argumentation est la suivante. Nous pensons que les professeurs sont des connaisseurs de leur métier. Plus précisément, les professeurs sont des connaisseurs pratiques de leur métier. Le rôle de la recherche en éducation consiste d'abord, selon nous, à reconnaître cette connaissance pratique. La reconnaître comme on reconnaît une capacité, un système de capacités. Et la reconnaître comme on reconnaît un territoire. Cela ne peut se faire sans une forme de coopération particulière entre chercheur et professeur, entre recherche et profession. Nous allons un peu concrétiser ce que nous entendons par là. Mais avant cela, considérons le point suivant.

Dans le monde social, on peut trouver deux grands types de conception des rapports entre recherche et profession. Le premier type renvoie à la position des experts « externes », dont la science (lorsqu’il s’agit de scientifiques) n’a pas pour objet l’éducation. Les experts s’appuient sur certains résultats de leur recherche pour proposer des manières de voir l’enseignement et l’apprentissage. Ces manières de voir peuvent devenir l’objet d'injonctions institutionnelles. Le second type de conception réfère à la position de chercheurs en éducation, se mettant eux-mêmes dans un rapport d’extériorité à la profession de professeur. Pour eux, la recherche est une chose (production d'intelligibilité), la pratique du professeur en est une autre (production d'une forme d'efficacité). Les professeurs peuvent éventuellement user de leurs travaux (éventuellement relayés par des prescriptions institutionnelles), mais la responsabilité des chercheurs s’arrête à la porte de la salle de classe – et souvent bien avant. Nous pensons que ces deux conceptions, légitimes et respectables en elles-mêmes, doivent être complétées par une troisième conception, qui est la suivante.

La recherche est organique à la profession et à l’exercice du métier de professeur. Le chercheur en éducation est un anthropologue de l’éducation, cherchant à comprendre ce qu’est l’éducation, par exemple, pour ce qui nous concerne, l’enseignement et l’apprentissage au sein d'institutions spécifiques. Il se sert de ce qu’il a compris pour produire des hypothèses de travail dans des situations particulières. La recherche en éducation, dans cette perspective, est donc fondée sur une relation indissociable entre compréhension et transformation de la pratique. Son objectif consiste à comprendre la pratique pour la transformer pour la comprendre pour la transformer, etc.

Une telle conception repose sur une coopération particulière entre professeurs et chercheurs. Ceux-ci travaillent ensemble pour produire ensemble des hypothèses d’amélioration de la pratique, les mettre en œuvre dans les classes, les évaluer, les transformer, les mettre en œuvre de nouveau, etc. C’est ce processus qui définit en partie ce que nous nommons ingénieries coopératives.

Ces ingénieries fonctionnent selon quelques principes, qui visent à miner certains dualismes persistants, dérivant tous du dualisme premier entre contemplation et action, théorie et pratique. Citons quatre de ces principes. Le premier renvoie à l’élaboration commune de fins pour l’action. Professeurs et chercheurs construisent ensemble les fins de leur action, c’est-à-dire, par exemple, ce que peuvent être les finalités et les objectifs d’une séquence d’enseignement. Ces finalités reposent toujours sur un intense travail du savoir qu’il s’agit de faire approprier. Le second principe vise la recherche de symétrie entre professeur et chercheur : il n’existe aucune division du travail a priori. Dans la production commune des hypothèses de travail, après un long travail commun, un professeur, par exemple, peut produire une « idée théorique ». Un chercheur une « idée pratique ». Le troisième réfère à l’accent mis sur l’assomption des différences entre participants à l’ingénierie. La pertinence du travail commun repose sur la variété des points de vue des membres de l’ingénierie, et chacun doit donc assumer de faire valoir son point de vue. Le quatrième principe concerne la posture d’ingénieur, qui réunit professeur et chercheur. À certains moments du travail d’ingénierie, professeurs et chercheurs ne se distinguent plus, unis qu’ils sont dans cette posture d’ingénieur.

Nous élaborons depuis une dizaine d’années des ingénieries coopératives à l’école primaire et au collège. Par exemple, nous avons travaillé sur l’enseignement des fables à l’école primaire. Nous faisons vivre une ingénierie coopérative au sein du projet Arithmétique et Compréhension à l’École élémentaire (ACE). Notre hypothèse est que de telles ingénieries pourraient constituer des lieux de formation, à la fois des chercheurs et des professeurs (stagiaires comme titulaires). Pour les développer, il y aurait nécessité que ces temps de travail en ingénierie coopérative soient reconnus par l’institution comme inhérents aux conditions d’exercice normal du métier de professeur.

Gérard Sensevy & Loïs Lefeuvre, CREAD, ESPE de Bretagne/Université de Bretagne Occidentale

Références

Collectif Didactique pour Enseigner (2019, à paraître). Didactique pour enseigner. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Joffredo-Le Brun, S., Morellato, M., Sensevy, G., & Quilio, S. (2018). Cooperative engineering as a joint action. European Educational Research Journal, 17(1), 187 208. https://doi.org/10.1177/1474904117690006

Lefeuvre, L. (2018). Didactique de l'enquête pour une lecture interprétative d'une fable de Jean de La Fontaine selon une épistémologie de l'abstrait au concret. Étude de cas au sein d'une ingénierie coopérative. Thèse de sciences de l'éducation, Université de Bretagne Occidentale

Sensevy, G. (2011). Le sens du savoir. Bruxelles : De Boeck

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