Agrandissement : Illustration 1
Je suis née le 1er août 1996, avec un mois et demi d'avance. On m'a souvent dit, lorsque j'évoque cette anecdote sur ma naissance, que ce n'était pas étonnant de ma part, moi qui suis si pressée de vivre, mue par tant d'ambitions, de rêves et de désirs. Aujourd'hui, on ne me le dit plus. C'est normal : mon amour pour la vie n'est plus si évident.
D'aussi loin que je me souvienne, je me sens seule, étrange. D’aussi loin que je me souvienne, je pense souvent à mourir. Les autres enfants me semblent lointains, les adultes me semblent incohérents. Je me demande si je suis vraiment humaine, si je suis l’une des leurs.
Alors je m’évade. Enfant, je fabrique frénétiquement, dans ma chambre, toutes sortes de choses. J'ai un nouveau projet tous les jours et je deviens ce lion en cage lorsque je ne peux pas assouvir mes pulsions manuelles. C'est un cauchemar pour ma mère qui se demande bien où ranger toutes ces créations plus ou moins sources de fierté. Je ne veux faire que ça, car ce sont les seuls instants hors du temps où je ne remets pas en question ma présence au monde.
Je ne le sais pas encore, mais je m’exprime. Mon « p’tit bricolage » est amusant pour les adultes, moi, il m'apaise. Le temps passe et le p'tit bricolage devient grandes ambitions artistiques.
Je m’imagine mettre en scène : créer des spectacles est une suite logique à mes fabrications, l'énergie collective induite par la troupe comble ma solitude, et une scène entière pour y déposer tout ce que j'imagine me semble être le paradis. Je nourris aussi d'autres rêves. Les chansons que j'écoute n'entrent dans mes oreilles que si je m'imagine moi-même en train de les chanter, les romans que je lis ne me passionnent que si je m'envisage les adapter au cinéma, les gribouillis dans les marges de mes cahiers sont les brouillons des grandes toiles que je peindrai peut-être un jour.
Un jour, le miracle que j’attends arrive enfin : je suis choisie à un casting pour jouer un premier rôle dans le prochain film d'un réalisateur reconnu. C'est la fin du printemps et pour une fois mon sentiment d'étrangeté me semble tolérable. Je suis spéciale et c'est le cinéma français qui le dit : je ne suis pas étrange, je suis une actrice française ! On s'est trompé depuis le début.
Le cinéma représentait alors beaucoup pour moi : un endroit où je me sens à ma place, un métier de rêve, un espace d'expression, un espoir de guérison, des nouveaux·elles ami·e·s… J'étais à la fois flattée et impressionnée, un peu perdue et très enthousiaste.
Pas de quoi éradiquer mes pensées su*cidaires, cependant, qui reviennent en force à chaque creux dans mes journées. Qu'à cela ne tienne, j'en ferai des films !
Mais rapidement, je perds la tête et je perds pied. Je n'arrive pas à suivre. Avalée par l’industrie, je gâche des opportunités ; jeune femme bizarre, je ne m'intègre pas dans la grande famille du cinéma.
En plus de l'instabilité matérielle, il y a l'instabilité émotionnelle. Chaque job représente le job en lui-même mais aussi les suivants. Il faut mobiliser des émotions intenses et profondes d’un coup, puis les enfouir à nouveau, mais jamais trop loin, pour pouvoir les ressortir au besoin. Et ce à tout moment de la prépa, du tournage, de la promotion... Tout en naviguant dans des relations souvent superficielles.
À l'anxiété et l'angoisse, s’ajoutent la pression et le stress. Je dois annuler ma venue à plusieurs castings à cause de mes crises.
Cela pose problème aussi sur certains tournages. Mais tout cet engrenage ne permet pas à qui que ce soit de s’appesantir sur ma santé et je suis remplaçable. Ce que permet le cinéma français, ce qu'il admet, ce qu'il adoube... est finalement très générique et banal. Dans le fond, il ressemble à n'importe quelle machine rodée pour être productive.
Et moi, je ne savais pas qu’il était possible d’y évoluer en étant invisible. Je pensais qu’être actrice était synonyme d’être vu·e, sans avoir jamais envisager l'étendue du travail dans l’ombre qu'il me faudrait déployer pour que quelques regards se posent sur moi au bon moment.
À cette période, je ne parviens pas à communiquer ma détresse. Finalement, même pour un actrice française, je suis étrange, non ? Le 20 mai 2016, je fais une tentative de su*cide. J’ai pensé : « C’est déjà honorable d'avoir tenu 19 ans ».
Ce jour-là n’était ni cinématographique, ni représentatif de mon destin d'artiste légendaire : j'étais moche et mal sapée et je n’avais même pas tant envie de mourir. J’ai été sauvée.
Vivante, je ne me sortais pas pour autant de ma mauvaise santé, mais mes espoirs se sont cristallisés sur un autre projet. La musique, où j'évolue sous le nom de Lou CRL, contrairement au métier d'actrice, semblait pouvoir me permettre de ne pas dépendre d'un regard ou d'un désir pour m’exprimer.
J'écrivais beaucoup de chansons, n'importe où, sans avoir besoin de personne, créer me paraissait facile, surtout après ces quelques dernières années où j'avais vu à quel point la fabrication d'un film nécessitait des moyens financiers et logistiques en cascade.
Mais que ce soit sur un tournage, quand la direction des acteur·ice·s consiste à créer un inconfort de toute pièce pour nourrir le personnage (« inconfortable » étant souvent « insupportable » en réalité, ou pire) ou lorsqu’un directeur de label ou un artiste vedette sur le déclin promettent monts et merveilles à coups de dates floues, de rencontres hypothétiques géniales et de rencontres bien réelles complètement glauques, qu’on me manipule ou me ghoste malgré le travail accompli, peut-être dans l’espoir de trouver artiste moins difficile à gérer…
Il me paraît invraisemblable de me repérer, d'être sereine, de travailler correctement, d'avoir confiance, de faire des choix pertinents, ou de sécuriser mon avenir dans ces conditions.
Les rendez-vous médicaux, les aléas des prises en charge, des symptômes, l’épuisement, entre autres choses, sont compliqués, je le sais, à articuler avec la temporalité d'une carrière d'artiste émergente, où il arrive souvent de devoir se mobiliser spontanément et intensément, où tout doit être rapide et maîtrisé, où la quantité de labeur peut être très variable d'un extrême à l'autre en seulement quelques jours.
J’ai du mal à me projeter et les professionnel·le·s autour de moi aussi. L’existence même de D·I·V·A· prouve le manque de sécurité dans ce milieu, et je fais des expériences malheureuses malgré la protection et la bonne volonté de la structure, qui doit elle-même faire face au rejet du milieu face à l'idée d’un changement profond.
Notre constat est commun : les industries du cinéma et de la musique sont friandes d'expériences traumatiques, elles les observent et les dépolitisent puis les utilisent et s'enrichissent avec, allant jusqu'à couvrir et même produire ces expériences traumatiques. Beaucoup ont fait et laissé faire, font et laissent faire, au quotidien, au nom de l'art, de la production, de la renommée, de l'argent, du scénario, de leur envie personnelle et immédiate, de leur confort, ou pour ne pas se retrouver victime à leur tour. Beaucoup de bourreaux, partout.
Fin 2023, j'écris les mots suivants :
« Je suis dans une colère nouvelle si intense et dévastatrice que le seul moyen de m’apaiser serait de détruire un truc. Ma colère va juste me détruire moi-même. Euphoria, tout ce qui a précédé et tout ce qui s'en suit, vous ont menti : être malade, c’est de la merde, c'est pas romantique et ça fait pas tomber les gens amoureux de vous. Ça vous rend pas intéressant aux yeux du monde et ça vous rend pas plus fort·e·s.
Ça fait dix ans que je souffre, que je pleure, que j’ai mal, qu’on m’abandonne, que j’abandonne, et que je renonce. Je suis devenue amère et moche. J'ai plus de mémoire, ni d’espoir, ni de plaisir. Chaque journée est une torture jusqu’à la suivante. Chaque nuit, je transpire et je pue tellement que je me dégoûte et mes reins et mon foie fonctionnent à peine à cause des médocs qui eux-mêmes fonctionnent à peine et merci pour ça à la batterie de psychiatres que j’ai croisé·e·s jusque-là, parlez-en, allez voir des professionnel·le·s, vous serez remis dans le droit chemin de l’esprit sain dans un corps sain, juste le dos un peu courbé et les yeux grands fermés, si toutefois vous obtenez un rendez-vous dans moins de 6 mois qui ne vous coûte pas votre bras gauche.
Mais Barbie handipsy peut tout faire, tant qu’elle y croit ! Il faudra quand même supporter harcèlement et violences ou juste la dure loi du marché : sois productif·ve ou oublié·e. Rentrer dans une boîte, même si c’est pour être envoyée sur la Lune, non merci. »
À cause de mes contraintes de santé, je n'ai pas assez de temps et d'énergie à consacrer à une bataille contre l'industrie dans le but qu'elle m'ouvre ses portes. Je m’avoue plutôt que mes rêves ne me ressemblent pas, qu'ils sont génériques, inadaptés.
Je pense beaucoup à la figure du héros : les rêves sont comme lui, pleins de promesses, mais ne sont pas étrangers aux mécanismes de domination, aux violences et aux agendas politiques des industries qui les nourrissent.
Les miens s'inscrivaient parfaitement dans la mécanique industrielle du monde de l'art et de la culture. Étaient-ils seulement mes rêves ? À quel point avais-je été naïve ? Est-ce que j’avais accepté de l’être ?
Aujourd’hui, mon rapport aux rêves est différent. Je me surprends à rêver à de nouveaux rêves. Ils ne sont plus à mes yeux une évidence inébranlable, mais plutôt une entité-guide mouvante et questionnable. Ce que je pensais être une source de joie, une façon heureuse de créer et pratiquer mes disciplines artistiques, est loin de ce que j'imaginais. J’apprends encore à gérer la désillusion et la déception, mais c'est aussi une craquelure dans laquelle l'herbe peut pousser.
Agrandissement : Illustration 2