Le nucléaire français en question, c’est la leçon que je voudrais tirer après la lecture de l’article de Philippe Escande dans Le Monde du 4 mai à la rubrique Pertes & Profits. Sous ce titre « Nucléaire : le poison de la méfiance », révélateur de l’enjeu de doctrine entre Engie et Areva, le journaliste stigmatise les plaies d’Egypte qui d’EDF à Areva disqualifient le modèle français du nucléaire. Mon propos est de contribuer à un débat citoyen sur le poids des erreurs dramatiques du passé qui non seulement conduit le nucléaire français à sa perte dans ce XXIe siècle mais pénalisera notre pays pour de nombreuses générations. Les ayatollahs du nucléaire français et bien d’autres mettront en cause ma qualité et mon autorité à me manifester en donneur de leçons à ces membres des grands corps d’Etat et politiciens de tous bords. A ceux-ci, je rappellerai, appelé du contingent, j’ai été témoin dans mon laboratoire Air du Service Technique de l’Armée (STA) sur la base d’In Amguel, de la catastrophe nucléaire du tir Béryl, le 1er mai 1962. C’était le second tir expérimental d’une bombe sous la montagne du Tan Affela, Hoggar, après la série de tirs aériens dans le désert de Reggan à partir de 1960.
Pourquoi ce lien entre militaire et civil pour le nucléaire français ? Parce que les mêmes maux produisent les mêmes effets. J’ai attendu 2010 et le professionnalisme d’un grand reporter et enquêteur du journal Le Monde, pour donner mon témoignage et celui de mes camarades sur ce tir qui laissa échapper d’une galerie éclatée de la montagne un nuage de poussières dont la radioactivité a contaminé non seulement nos effectifs civils et militaires sur place, mais de vastes territoires entre Algérie, Mali, Niger et Tchad. A ce jour et aussi loin que nous remontions jusqu’à ce 1er mai 1962, aucun gouvernement français, sans parler d’un président de la République, n’a souhaité prêter attention aux conséquences pour les hommes sous les drapeaux, les civils des établissements publics concernés et les populations autochtones les plus touchées, de leur condition d’irradiés de la République. Faut-il en chercher la raison majeure ?
Seul le financement des mesures de sauvegarde à prendre par la France au bénéfice de la santé de ces populations a justifié le silence puis l’oubli. Sans un réveil des consciences, sans une réaction nationale, le nucléaire civil nous fait courir à tous dans nos régions, le même risque et, n’ayons pas peur de le dire, à une échelle humaine encore plus importante.
Au chapitre des plaies du nucléaire civil, figurent non seulement les défaillances métallurgiques dévoilées récemment qui auront un coût très élevé, mais encore deux autres facteurs déstabilisant la filière, le financement de la poursuite de l’exploitation dont les coûts de remise en état des réacteurs – le carénage – pour porter à 50 ans, voire 60 ans, leur durée de vie et surtout celui du démantèlement des centrales posant la question, non réglée à ce jour, de l’entreposage des déchets radioactifs avec le projet d’enfouissement à Bure (Meuse), toujours dans les nimbes. Les provisions dont disposent les acteurs du nucléaire sont très en dessous, et c’est un euphémisme, des besoins futurs de financement de notre filière. Ce constat suffirait à lui seul à entretenir pour demain aggraver ce « poison de la méfiance ». Et pourtant nucléocrates, avouez que nous sommes encore loin du compte !
Un accident dans l’une de nos centrales ne peut être exclu comme nous le rappelle la catastrophe de Tchernobyl survenue il y a trente ans en Ukraine et, vingt-cinq ans plus tard, celle de Fukushima au Japon. Alors que le public français a fait confiance jusqu’ici aux exploitants de son parc nucléaire, plus que jamais un tel risque subsiste quel que soit son ampleur. Que pourrait faire l’Etat pour venir au secours des populations des territoires touchés par la contamination radioactive et, ensuite, les prendre en charge médicalement et socialement ? Face à des dépenses de la dimension de celles d’une guerre régionale, existent-ils des provisions dans le budget de l’Etat ?
Comme pour l’accident de Béryl, le risque d’une réaction inadaptée de l’Etat à la situation d’un accident nucléaire existe en France et j’encourage tout citoyen concerné par la proximité d’une centrale à y réfléchir et à interpeller ses élus quand il en est encore temps. Il faut lever le doute suscité par ce « poison de la méfiance » sur le nucléaire français ou la filière sera définitivement condamnée. Oui, le nucléaire français est en perdition et, pour en payer le prix, l’Etat doit assumer sa responsabilité historique et son devoir de réparation dans la catastrophe de Béryl, comme dans la faillite d’Areva, dernier révélateur des avatars du nucléaire français. Là ne s’arrêtera pas l’enchaînement des coûts dont les montants considérables ont été systématiquement ignorés. Il revient à l’Etat mais aussi aux citoyens de trancher la question du nucléaire.