Alstom, scandale d’Etat ou les leçons d’un livre
Faut-il tourner la page d’Alstom qui a vendu pour 12,35 milliards d’euros à General Electric l’ensemble de ses activités dans l’énergie, soit 70% du chiffre d’affaires sur les 14 milliards d’euros que réalise le groupe ? C’est la question que je me suis posé à la lecture de ce pavé dans la mare qui éclabousse tant le personnel politique en haut lieu que le monde des grands patrons à la française, à savoir le livre du journaliste Jean-Michel Quatrepoint : Alstom, scandale d’Etat. Au terme d’une enquête approfondie, l’auteur bon connaisseur du sujet a tôt fait de convaincre son lecteur sur le caractère inadmissible des conditions de la vente au groupe américain d’un outil industriel, pièce maîtresse de l’indépendance énergétique de la France.
Petit actionnaire d’Alsthom devenu Alstom, j’ai assisté à toutes les assemblées générales sous la présidence de Pierre Bilger puis de Patrick Kron. Ce monde des petits actionnaires est la dernière roue de la charrette aux yeux de ces patrons se reconnaissant de droit divin alors qu’ils n’ont eu ni le mérite de fonder leur entreprise et, encore moins, d’en être un actionnaire exposé si ce n’est par leurs stocks options. Sans ce livre, la plus grande partie de l’affaire avec la mise en cause des responsables d’un tel échec industriel pour notre pays nous aurait échappé. En dire plus sur ce chapitre serait porté atteinte à l’effet de surprise que suscitera la lecture de l’ouvrage.
En ce qui me concerne, la richesse de l’information rassemblée par Jean-Michel Quatrepoint m’a conduit à d’autres réflexions. Ainsi, comme l’écrit l’auteur page 96 : « Patrick Kron n’a qu’une idée en tête : GE. Et ce, au plus tôt. » Il poursuit page 139 : « Il y a aussi quelques absents de taille dans ce dossier. Et des plus concernés… Comme EDF ou GDF Suez, mais aussi Areva et la SNCF. Ils sont pourtant, de longue date, les principaux clients d’Alstom. En outre, le groupe est une pièce essentielle de la filière nucléaire française : ses turbines équipent nos 58 réacteurs. La discrétion d’EDF et d’Areva est pour le moins étonnante. Comment l’expliquer ? » Des réponses sont données par l’auteur pour ces deux derniers. Mon propos sera d’aborder le cas de GDF Suez devenu Engie. Son silence m’a d’autant plus interpellé après le compte-rendu par Jean-Michel Bezat de son interview de Gérard Mestrallet sous le titre : « Engie paye la transition énergétique au prix fort », Le Monde, 26 février 2016. Nous lisons que d’ici à la fin 2018, Engie investira 22 milliards d’euros « seulement dans les projets allant dans le sens de la transition énergétique. » Il continuera de construire des infrastructures (gazoducs, lignes à haute tension…) et veut demeurer un grand producteur d’électricité à partir du gaz et de plus en plus de renouvelables, mais en émettant toujours moins de CO².
Le virage stratégique majeur promu par le patron d’Engie, en guise d’héritage sur le devenir de son groupe malmené par l’évolution défavorable des prix de l’énergie, électricité en tête, laisse inexplicable l’absence d’Engie dans la négociation sur la reprise des actifs d’Alstom Energie dans le domaine des turbines à gaz et de l’efficacité énergétique. Comme le synthétise très bien Jean-Michel Quatrepoint pages 11,12 : « Alstom a permis à la France de démontrer, pendant plus de cinquante ans, sa compétence sur l’ensemble de la filière électrique qu’elle équipe, notamment en turbines. Présent sur toutes les technologies (charbon, gaz fuel, nucléaire, mais aussi hydraulique, éolien, géothermie, biomasse, solaire, c’est-à-dire dans l’électricité « propre » ), numéro un mondial pour l’hydraulique… » De façon plus significative encore, il écrit page 12 : « Enfin, sa filiale Alstom Grid, spécialisée dans le transport d’électricité, est un des trois leaders mondiaux… Les smart grids – expression anglo-saxonne pour désigner les réseaux électriques « intelligents » - optimisent production, distribution et consommation par le calcul informatique permanent ; ils sont au cœur des développements énergétiques du futur, promettant des gains énergétiques importants… Alstom est un des acteurs incontournables de la transition énergétique, ce qui fait du groupe l’un des piliers de l’activité économique au XXIème siècle. »
Le portefeuille d’Alstom cédé à GE était donc au cœur de l’efficacité énergétique. Comment et pourquoi Gérard Mestrallet, à la tête de son groupe depuis vingt ans, peut-il avoir laissé échapper un tel savoir-faire industriel au détriment des intérêts de la France et d’Engie ? Ce grand patron n’a pas su démontrer au sommet de l’Etat que la reprise de tout ou partie des activités d’Alstom était bon pour Engie et bon pour la France.
Pour conclure, j’exprimerai un dernier regret, celui que le président de la République n’ait pas pu lire l’enquête de Jean-Michel Quatrepoint dans Alstom, scandale d’Etat, publié en septembre 2015, avant de laisser partir outre-Atlantique, le contrôle d’un atout-maître de notre patrimoine industriel. Il n’en demeure pas moins que l’art de gouverner dans notre pays est mis en cause.