Alors que l'on commémore la rafle du Vel' d'Hiv', alors que des journaux, Le Monde en tête, publient de longues et précieuses enquêtes sur ce que fut la rafle des Juifs, des femmes et des enfants en priorité, leur chasse par la police et la gendarmerie immeuble après immeuble, étage par étage dans les rues des quartiers de la capitale ou vivaient les petites mains de leur communauté, nous faisant découvrir les dépassements de l'horreur, je me suis penché moi-même sur les souvenirs d'enfant que m'avait laissé cette période. J'ai vécu l'époque de la guerre dans la zone non occupée du sud de la France à Salon de Provence. J'allais avoir 6 ans en 1942.
Un après-midi d'été, sur le cours principal de Salon, ma mère me tenant par la main, notre regard se porta sur un petit camion bâché d'où descendaient difficilement des mamans sobrement habillées, les unes avec un tablier déposant devant elles à même le macadam une petite table ronde pour, semble-t-il, écrire. Devant elles, deux civils descendus du véhicule paraissaient les surveiller. Ma mère cherchait à comprendre tout en continuant à marcher, en ralentissant nos pas, ce que signifiait cette présence de femmes véhiculées dans ce camion. Aucune réponse vint à l'esprit de ma mère, et nous reprîmes notre route. Il fallut des années et des années pour que je comprenne que nous avions été témoins de la suite d'une rafle de Juifs.
A partir de 1945, ma famille s'est déplacée à Aix-en-Provence, et adolescent, je pédalais régulièrement sur une petite route d'où je pouvais voir sur ma droite quelques hangars vétustes sur un lieu abandonné et qui était connu dans une indifférence générale des Aixois comme le camp des Milles. Ce camp n'était autre, me disait-on, qu'un petit aérodrome civil de l'entre-deux-guerres abandonné depuis. Je quitterai Aix en 1960 et le camp des Milles ne m'aura laissé que ce souvenir. Il m'aura fallu attendre soixante ans pour que, lors d'un échange avec un actionnaire de la société Lafarge lui-même parisien, j'apprenne de lui que la société lui avait permis dans un voyage organisé de découvrir et de visiter le camp des Milles, lieu de rassemblement avant leur déportation de milliers de Juifs.
Sur des rails, dans le camp, une petite locomotive à vapeur témoignait de ces convois de la mort. Sur le coup, interpellé au plus haut point par cette information, je ne pouvais comprendre comment, pour avoir passé quinze ans à Aix après la guerre, jamais, jamais, je n'avais entendu quelque personne que ce soit surtout parmi les anciens me dire que le camp des Milles avait été un lieu de déportation des Juifs. Mais il me fallait aller encore plus loin dans la confrontation de mes souvenirs, car j'avais enfin compris que ces mères descendues du camion à Salon n'étaient autres que les prochaines victimes destinées au camp des Milles.
Comment ne pas s'interroger encore aujourd'hui sur cette chape de silence à l'époque dont je témoigne ici, et comment la justifier ?