Rien n’indiquait, quand je suis revenu d’un long séjour en coopération en Algérie en 1972, que j’allais un jour vivre une relation d’amitié durable avec Alain Krivine. J’avais déjà derrière moi une assez longue activité syndicale et politique, certes atténuée pour des raisons évidentes dans l’Algérie nouvellement indépendante. Mais assez éloignée de ce qui était celle d’Alain en 1972 : à l’UEC et au parti communiste pendant mes études à Nancy, assez loin de l’effervescence parisienne à cette époque ; très vite aussi dans le syndicalisme : à l’UNEF puis au Snes. Dans les conditions de l’époque, sans beaucoup de liens avec les gauchistes comme on disait alors dans les cercles que je fréquentais. Et Alain en était un archétype !
Pourtant, assez vite, la vie a fait que nous nous sommes rencontrés, non par les chemins de l’action militante que nous empruntions l’un et l’autre mais de façon séparée. Indirectement en quelque sorte puisque c’est d’abord Michèle Krivine que j’ai eu l’occasion de côtoyer au sein d’une commission de travail de la section académique de Créteil du SNES.
Les échos de 68 restaient encore audibles, avec leurs espoirs, si douloureusement trahis, mais aussi l’envie de « continuer » qui habitait Alain et ses camarades au moment où tant d’autres se tournaient vers les faux semblants mais aussi les vraies prébendes du mirage social-démocrate, qui allait triompher en 1981 avec Mitterrand.
Alain était à cette époque déjà ce qu’il n’a cessé d’être : d’une fidélité bienveillante mais exigeante. La cuisine de leur HLM à Saint-Denis où je les ai connus un peu plus, lui et Michèle, contrairement à ce que l’on pourrait croire au vu de son intense activité politique, devenait son royaume exclusif dès la fin du repas, il était en effet le seul préposé à la vaisselle et au rangement et s’en acquittait avec une grande compétence. Aux murs de cette cuisine, il y avait deux affiches de Reiser à la fin des années 70. Sur l’une d’entre elles deux personnages déambulaient, l’un portant un pavé. Dialogue : « Que fais-tu avec ce pavé à la main ? ». Réponse : « J’attends une occasion favorable ». Cette occasion, Alain l’attendra jusqu’au bout.
Ce furent ensuite des années de compagnonnage familial et fraternel, avec Anita ma conjointe et Michèle. Nous partions ensemble en vacances en Corse, à l’île de Ré, dînions d’innombrables fois ensemble, très souvent avec des amis des uns ou des autres, passions pendant de nombreuses années les réveillons ensemble avec une foule d’amis chez Irène, une des belles-sœurs d’Alain. Et aux beaux jours des dimanches de forêt et de promenade, chez nous à Vulaines, du côté de Fontainebleau.
Certes, nous parlions aussi politique, mais dans le respect de ce que nous étions. La diversité de celles et ceux avec qui nous étions en ces occasions pouvait certes conduire à des moments un peu plus chauds. Comme ce jour des années 80 ou l’alors encore très jeune Edwy Plenel ne s’est pas privé de faire (presque) tous les reproches en usage à l’époque à Bernard Marx, un autre de nos amis, qui, encore membre du comité central du PCF rentrait d’un « voyage d’étude » en Pologne ! Mais, à partir de ces mêmes années 80, le lent rapprochement, surtout sur le terrain syndical où j’étais à peu près totalement investi, entre les « communistes » ou ceux, plus nombreux, qui étaient considérés comme tels, et les trotskystes façon LCR, allait apaiser les rapports politiques entre les militants « ouverts » de ces deux familles.
Jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à ce que la maladie prenne le dessus de façon irrémédiable, nous avons aimé ces rapports pas tout à fait « orthodoxes », qui pouvaient surprendre les amis des uns et des autres, mais où, ce qui faisait leur prix, la dimension humaine était très forte.
Avec le temps, les rencontres se sont un peu espacées. Mais nous avons continué, à quatre ou davantage, nos invitations réciproques. J’allais aussi de temps en temps à Montreuil, où Alain assurait une sorte de permanence longtemps encore après avoir quitté les instances de la LCR et du NPA. Nous avions nos habitudes « chez le Kabyle », un petit (et fort modeste) restaurant juste à côté du local de la Ligue. Je me souviens être venu là il y a deux ou trois ans à la demande (il voulait rencontrer Alain) et avec l’ancien responsable d’un grand hebdomadaire (satirique) parisien. Nous avons été bien entendu déjeuner chez le Kabyle. Nous étions quatre avec un camarade présent dans les locaux de Montreuil pour un échange fort stimulant pour notre journaliste. C’est ce dernier qui a tout naturellement réglé la note. Je l’ai entendu plus tard, chez des amis communs, raconter plaisamment mais avec de l’admiration dans la voix que lorsqu’il a présenté la facture au comptable de son journal, celui-ci n’a pas cru qu’il s’agissait de quatre convives tant le total lui paraissait dérisoire par rapport à ce qu’il réglait d’habitude. C’était aussi cela Alain, ce « refus de paraître » quand il ne s’agissait pas de politique mais de la vie courante, y compris le choix d’un restaurant.
J’ai rencontré encore Alain il y a tout juste deux ans pour lui remettre un exemplaire du livre Fragments radiophoniques que nous avons édité au Croquant à partir des entretiens donnés par Daniel Bensaïd, un autre camarade très cher, à une radio parisienne. Je ne savais pas alors que c’était la dernière fois. Nous avons fait à partir de là, avec tous ceux qui le connaissaient et l’aimaient, la douloureuse expérience d’une vie qui s’en va doucement mais inexorablement.
Merci Alain, d’abord pour ce que tu as été, un inépuisable porteur d’espoir. Merci aussi à l’ami que tu as su être, pour ta gentillesse fraternelle, très éloignée de la rudesse ordinaire des affrontements politiques, pour ta fidélité et, surtout parce que c’est plus rare, pour ton absolue intégrité.