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Billet de blog 4 avril 2022

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À propos du combat « marginal » contre l'extrême droite

Ce dimanche 3 avril 2022, entre 2000 et 3000 personnes ont marchés dans les rues de Paris contre l'extrême droite à une semaine du premier tour de l'élection présidentielle. Un chiffre qui peut sembler bien insuffisant, tant il semble en déclin de mobilisations en mobilisations (celle du 27 novembre 2021 avait, dans mes souvenirs, mobilisé entre 8000 et 9000 personnes). 

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Illustration 1
Manifestation antifasciste parisienne du 3 avril 2022 © Louise Bihan

Ce billet sans prétention se veut non pas une "réponse" directe à l'article de Mathilde Goanec, Dans la rue, le combat contre l’extrême droite est marginal, paru ce soir sur Mediapart, mais plutôt un complément, une réflexion, de la part d'une militante communiste.

Actons ce constat ensemble : Oui, les manifestations contre l'extrême-droite n'attirent pas foule. Elles attirent surtout les mêmes militant-es et groupes politiques que l'on retrouve dans la plupart des manifestations de gauche. Je peux comprendre le dégoût et la colère de mes camarades qui ont vécu les grandes manifestations de 2002 contre Jean-Marie Le Pen, et qui voient aujourd'hui à quel point les gens ne se mobilisent plus. Je ne referai pas l'histoire, du fait qu'à l'époque de ces manifestations, j'avais seulement 4 ans.

Une fois ce constat fait, il me semble important de ne pas se laisser aller à la fatalité, et d'essayer de comprendre pourquoi les gens ne se mobilisent pas massivement dans la rue contre l'extrême-droite. Et par la suite, se demander : qu'est-ce que pourrait être une vraie mobilisation antifasciste ?

L'objet de la manifestation

La manifestation, le fait de "descendre dans la rue", c'est pour nos esprits militants l'aspect central, le plus visible, des mobilisations. C'est à partir du nombre de gens présents en manifestation que nous nous autorisons à dresser un constat sur l'ampleur général d'une mobilisation. C'est une "unité de mesure" qui a son intérêt, mais également ses limites.

Son intérêt car, on le voit aujourd'hui, le nombre de personnes présentes dans la rue parait bien faible. Il est davantage faible comparé aux intentions de votes combinées de Marine Le Pen et d'Eric Zemmour.

Mais ses limites car, et en tant que militant-e on le sait bien, la manifestation n'est qu'un outil parmi tant d'autres pour faire valoir des revendications, faire peser le rapport de forces, comme on dit. En bref : faire vivre une lutte. Et un grand nombre de personnes dans une manifestation ne suffit pas à juger de l'état d'une mobilisation. Par exemple : des grèves peuvent être victorieuses (localement) sans ramener beaucoup de monde dans la rue. C'est le travail de fond, quotidien, qui engage la potentielle victoire. Mais pour autant ce travail de fond ne se suffit pas à lui-même, encore faut-il savoir rallier la population à sa cause. Une lutte de fond sans manifestation est (presque) invisible, une manifestation sans lutte de fond est une coquille vide. (par "lutte de fond", j'entends : tout le travail de terrain mené par les militant-es, les bénévoles, les salarié-es... pour faire valoir une cause : tractage, discussions, réunions, accompagnements, communication etc...

Par ailleurs, la comparaison entre les manifestations de 2002 et aujourd'hui est limité car les millions de manifestant-es en 2002 n'ont pas empêché l'extrême-droite de grandir. On peut aussi se demander si, au delà de ces manifestations, il y avait une véritable mobilisation antifasciste d'ampleur. (je laisse les militant-es de l'époque m'en faire part, ça serait intéressant).

Et on se le dit souvent : des idées qui semblaient inacceptables il y a 20 ans sont littéralement diffusées partout aujourd'hui, si bien qu'elles apparaissent comme absolument normales.

Au-delà de la déception de voir peu de monde dans la rue pour une cause, il faut aussi savoir se dire qu'une manifestation n'est pas une fin en soi. C'est un pré-requis nécessaire si l'on veut avoir un regard critique sur la faiblesse de nos mobilisations aujourd'hui.

Penser l'échec, critiquer la défaite

Une chose avant l'autre : Si les manifestations ramènent peu de monde elles ne sont, à mon avis, pas si "marginales" que ça. Elles montrent qu'une base militante existe, et qu'elle a une implantation nationale. (les manifestations que j'ai pu faire à Paris, à Lille, comme à Lyon, attirent les mêmes groupes : syndicats, actions antifascistes, Jeunes Gardes, Collectif de Sans-Papiers etc...) Elles montrent que cette base militante, souvent jeune, sait se mobiliser. Et sans totalement s'en satisfaire, je pense qu'il faut garder à l'esprit que partir de là, ce n'est pas partir de rien, et ça permet déjà de relever un peu la tête hors de l'eau.

Si les manifestations attirent peu, c'est que ce modèle-là tend aussi à s'user. Des années et des années de répressions, de manifestations sans audience, sans victoires, découragent les moins militant-es d'entre nous. Il faut nous permettre de replacer l'outil de la manifestation dans un contexte de luttes globales pour s'autoriser à penser à d'autres pratiques et multiplier les chances d'asseoir le sérieux de nos combats. Si les manifestations attirent peu, c'est peut-être justement parce qu'il est plus facile de se retrouver cortèges les uns derrière les autres en manifestation que d'élaborer des stratégies locales et quotidiennes pour faire reculer l'extrême-droite concrètement avec l'ensemble des "acteurs du mouvement social". Pourtant, c'est nécessaire.

Ce qui peut aussi décourager, et qu'il faut pouvoir penser, c'est qu'on accuse aujourd'hui un immense retard sur l'analyse de la montée de l'extrême-droite. Nous avons mis bien trop de temps à prendre conscience du développement du discours d'extrême-droite dans les consciences, quand nous n'avons pas purement et simplement repris une partie de leur vocable à notre compte. Nous avons mis bien trop de temps à penser à élargir notre vision de l'antifascisme comme lien entre toutes les luttes de gauche (anticapitalistes, antiracistes, antisexistes... quand bien même tous ces combats ne sont pas partagés par l'ensemble de "la gauche", elle-même peinant à se reconstruire de manière crédible).

Si bien qu'aujourd'hui, notre antifascisme peut sembler caricatural et incantatoire, du fait que nous nous rendons aujourd'hui, et dans l'urgence, de la nécessité d'attaquer l'extrême-droite de front, ensemble, et "cette fois-ci" pour de bon.

De ma première mobilisation antifasciste contre la venue de Marine Le Pen à Marseille en 2016 à la manifestation d'aujourd'hui contre l'extrême-droite, ce que je retiens, c'est beaucoup d'allers-retours contradictoires : il n'y avait pas bien plus de monde dans les manifestations antifascistes il y a 6 ans mais le discours antifasciste gagne du terrain. Il gagne cependant du terrain moins rapidement que le discours d'extrême-droite du fait de notre retard et du fait que nous sommes un peu obligé-es d'agir en "réaction" à l'extrême droite plutôt qu'au-delà d'elle avec nos propres discours, nos propres idées.

Ce qui me semble le mieux expliquer la baisse tendancielle de la mobilisation générale, c'est en effet la difficulté pour la gauche, notre "camp social" d'assurer la possibilité d'un contre-modèle efficace. De susciter l'espoir. Les conflits idéologiques entre les différents courants de gauche rendent difficiles la construction d'un "idéal commun" qui puissent être porté par l'ensemble de la gauche. Le communisme ne fait plus rêver, dira-t-on... Il me semble aussi qu'à force d'années, nous avons laissé les différents courants de gauches creuser leurs divisions, les revendiquer comme identité propre, nous laissant ainsi dépasser par le fil de l'histoire qui se déroulait sous nos yeux, nous laissant sans possibilité tactique d'envisager une fois pour toute une véritable autocritique commune pour enfin savoir sur quel pied danser.

Un contre-modèle qui ne ferait pas que répondre à l'urgence mais qui aurait beaucoup à proposer, un contre-modèle qui semblerait accessible, à portée de main, dont tout le monde pourrait se saisir et développer. Ce contre-modèle là, au fond, il existe un peu. C'est seulement un chantier monstre qui met du temps à se reconstruire.

Et le problème qui se pose à nous, aujourd'hui, c'est que l'urgence est partout : l'urgence climatique, comme l'urgence sociale.

Nous avons beaucoup à faire, beaucoup à rattraper, et c'est ça qui est décourageant pour beaucoup. Nous avons beaucoup à faire pour reconstruire de l'unité qui permette d'agir ensemble. Une unité qui ne soit pas une unité incantatoire (la fameuse "convergence des luttes" criée à tout bout de champ) et qui ne soit pas une "unité pour l'unité" (qui devient davantage une "unité" en terme de logos sur un tract qu'une unité réelle). Mais une unité du mouvement social qui advient seule parce qu'elle paraît une évidence. Et cette unité-là, elle n'est possible que si on y met les moyens, et surtout, qu'on fasse sortir le discours militant du militantisme. Il y a un passage que je trouve très éloquent dans l'article de Mathilde Goanec :

"La jeune femme y voit le résultat d’une société « atonisée », où les espaces de sociabilité gratuits « se raréfient ». « Sans lieu de discussion réel, on nage dans le flou : de la question de la civilisation occidentale, plutôt intéressante, on en arrive à l’obsession de l’appartenance identitaire… »"

Peut-être qu'il y a là un début de réponse intéressant à toutes les réflexions qui nous viennent quant à la difficulté de mobiliser contre l'extrême-droite : faire le bilan de ce qui est, proposer ce qui devrait être, s'autoriser à diversifier nos modèles d'actions et se mettre d'accord sur un contre-modèle à ce qu'on veut voir changer. Peut-être qu'au-delà de toutes les prises de paroles en réunions publiques, on devrait s'autoriser des jours et des nuits entières d'échanges ininterrompus, pour repenser clairement aujourd'hui ce qui devra être, et ne devra pas être, demain... Car rien n'est perdu.

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