Le moins qu'on puisse dire, c'est que la séquence a fait du bruit. Et pour cause.
Lors de la séance de questions au gouvernement (exceptionnellement tenue ce jeudi en raison du jour férié de la Toussaint), le député LFI Carlos Martens Bilongo alertait le gouvernement sur la situation des migrant-es secouru-es par le bateau Ocean Viking d'une ONG allemande, SOS Humanity. Mais le jeune député de la 8e circonscription du Val d'Oise n'a pas pu finir sa question. Au même moment, le député RN (5e circonscription de Gironde) s'exclame : "Qu'il retourne en Afrique !". La phrase a été attestée par le compte-rendu de séance, finalisé ce matin.
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Exclamations de toutes part, et la présidente de l'Assemblée Nationale Yaël Braun-Pivet de déclarer une suspension de séance, puis sa levée pure et simple quelques minutes plus tard.
Sur les plateaux télés, dans la presse, Grégoire de Fournas a assuré toute la soirée d'hier sa défense : Le "qu'il" dans sa phrase ne désignerait pas le député, mais le bateau auquel ce dernier faisait référence. Mais qu'importe. De leur côté, la gauche se range entière derrière son protégé et appelle à un rassemblement (aujourd'hui à 13 heures) à côté de l'Assemblée Nationale. La majorité présidentielle, elle, affirme qu'elle "ne siégera pas" tant que "la sanction la plus sévère" ne sera pas prononcée à l'encontre du député RN. L'extrême-droite, elle, continue à dénoncer en bloc une "manipulation honteuse" de la gauche pour discréditer son programme. Le bureau de l'Assemblée Nationale se réunit aujourd'hui à 14h30 pour décider de la sanction contre le député.
Manipulation ou pas, Grégoire de Fournas agit dans la tourmente. Comme cela a été relevé par de nombreux utilisateurs, ce dernier a très rapidement supprimé ses posts à connotation raciste. Simple manipulation de la gauche, donc ? Ou "dérapage" de trop ?
En off, le Rassemblement National semble enrager, et pour cause. Le parti qui depuis des années cherche à gagner sa respectabilité (et qui y parvient) joue un double jeu : radical en interne, mais plus policé en public, en se défendant comme "la seule alternative" au gouvernement. Le vote d'extrême-droite, honteux jusqu'au début des années 2010, devient un acte de contestation revendiqué. Et pour que ça marche, il faut que ça file droit, quitte à évincer illico presto les trop grandes gueules. Et cette stratégie, elle fonctionne. Elle fonctionne même très bien au vu des résultats du Rassemblement National aux dernières présidentielles, et à ses 89 député-es dans la nouvelle législature (du jamais vu). L'opposition de gauche accuse la majorité présidentielle d'avoir pactisé avec le Rassemblement National pour l'obtention de plusieurs postes clés au sein de l'Assemblée, ce que Renaissance dément. Pour autant, la majorité a voté en faveur de ses deux candidat-es à la vice-présidence du palais Bourbon (Sébastien Chenu et Hélène Laporte).
Aujourd'hui, Renaissance s'insurge du comportement de l'extrême-droite, suite aux propos de Grégoire de Fournas. Il aurait peut-être fallu s'y prendre avant. On se souvient des séquences pendant l'entre-deux tours des législatives où la majorité présidentielle appelait à des consignes de votes au "cas par cas" dans les duels NUPES/RN, malgré un revirement de la part d’Élisabeth Borne qui appelait à ne pas donner "une seule voix à l'extrême-droite" d'une conviction bien fébrile. Dans la 5e circonscription de Gironde, la candidate Ensemble Karine Nouette Gaulain n'avait explicitement pas donné de consigne de vote pour le duel qui opposait Grégoire de Fournas à Olivier Maneiro (LFI-NUPES).
Egalement, il y a quelques semaines, Yaël Braun-Pivet rappelait à l'ordre la députée Renaissance de Paris Astrid Panosyan-Bouvet qui avait dénoncé en séance "l'ADN xénophobe vieux de 50 ans" du Rassemblement national, provoquant l'ire de l'opposition de gauche.
Ces quelques exemples ne sont pas anodins, ils reflètent bien l'ambiance dans laquelle on baigne. Aujourd'hui, le RN apparait comme une alternative crédible, et ses scores de plus en plus haut à chaque élection laissent présager une victoire future à l'élection présidentielle. La faute à qui, à quoi ? Si le Rassemblement National est si présidentiable, c'est bien parce qu'il bénéficie de la sympathie de la droite et du centre. Mais aussi d'une partie de la gauche, qui même si elle tente de s'en détacher aujourd'hui, ne s'est pas gênée d'appliquer une partie du programme de l'extrême-droite. Le quinquennat Hollande en a laissé des traces : durcissement des politiques migratoires, programme économique néo-libéral...
Le programme de la majorité présidentielle en matière d'immigration semble s'accorder avec les velléités xénophobes du Rassemblement National, quitte à provoquer des remous au sein de son propre camp. Et les dernières sorties de Gérald Darmanin et Emmanuel Macron sur les délinquants étrangers, ou la non-exécution des OQTF semblent s'inscrire dans cette continuité. Récupérer le programme de l'extrême-droite pour tenter de l'affaiblir à son propre compte, c'est une vieille rengaine. Mais ici, le vieil adage du père Le Pen semble, malheureusement, plus que jamais vérifiable : "Les gens préfèrent l'original à la copie".
Et il est à craindre que la sortie du député de la 5e circonscription de Gironde ne changent que peu de choses à l'affaire. Car ce qui va compter ici, ça ne sera pas tant la faculté du RN à rattraper une telle sortie, que la réaction politique plus générale des oppositions. Une telle affaire a peu de risques de faire vaciller le parti d'extrême-droite alors que les propos tenus par le député restent, au fond, en accord avec son programme. Et ça, le parti le reconnait très bien.
Il ne s'agit plus tant de s'offusquer que de prendre la mesure de ce que nous sommes en train de vivre. La phrase de Grégoire de Fournas n'est pas un dérapage, c'est un signe d'alerte. La majorité peut bien s'offusquer, si elle n'agit pas, elle ne fait que tendre le bâton pour se faire battre. Idem du côté de l'opposition de gauche. Il ne suffit pas de porter un projet de société alternatif au néo-libéralisme, aussi crédible qu'il soit. Il faut aussi se donner les moyens de le mettre en pratique, et de rattraper des années d'errances, de trahisons et de compromissions funestes.