Puisque cette série d'articles avait débutée comme une suite de billets d'opinion, mettons-en un peu en préambule de celui-ci.
Quelle est la thèse défendue ici ? Que le sympathique communisme soviétique n'en était pas un, et que c'est le capitalisme qui a inventé le goulag, décuplé la famine, assassiné les communistes libertaires d'Ukraine ? Evidemment que non. Mais le communisme non plus n'a pas inventé le goulag, décuplé la famine ou assassiné les communistes libertaires d'Ukraine ; la monarchie despotique du tsar puis l'oligarchie totalitaire des communistes l'a fait. Rien à voir avec l'idéologie économique. D'ailleurs, des dizaines de régimes capitalistes, à commencer par celle du Tsar qui a précédé l'URSS ou en passant par le Chili de Pinochet ou l'Allemagne nazie d'Hitler, en ont fait tout autant.
76 ans durant, de 1840 à 1916, le communisme s'est tenu sage, tentant au contraire de donner du pouvoir au peuple ainsi qu'une dignité - une sagesse souvent écrasée dans le sang, la trahison et les larmes. La thèse défendue ici est donc double :
- Toute monarchie despotique ou oligarchie totalitaire est terrible mais le communisme dans son histoire entière (non tronquée) n'a jamais systématiquement eu à recourir à ces systèmes politiques, pas plus qu'il n'en détient l'exclusivité. C'était la première partie.
- Le système économique des pays dits communistes a été plus proche du capitalisme d'Etat ou du collectivisme, pas nécessairement du communisme en particulier, et imputer la "faillite" de ces pays au communisme est une exagération.
Je suis passé chez Soviet
1916, les rouges ont enfin réussi à s'imposer face aux tsaristes "blancs". "L'avant-garde éclairée du prolétariat", le trio composé de Staline, Lénine et Trotsky, parvient au pouvoir d'un ensemble de pays qui vit l'espoir d'un monde meilleur. Mais le pays est déjà loin de connaître les mêmes conditions économiques que les pays historiques du communisme : la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni. Ici s'étend un empire agricole sans industrie, ou presque. La classe ouvrière - inexistante en Russie, n'est pas le support premier de ce renversement, les petites productions agricoles, les pauvres paysans, le sont ; affrontant les "koulaks", les riches propriétaires agricoles - 10% des exploitations mais 30% des surfaces agricoles, des bêtes de sommes et des pâturages.1
La guerre a fait tant de dégâts que les famines se multiplient, et ces koulaks refusant de vendre au nouvel état communiste, préfèrent plutôt stocker les denrées pour favoriser la spéculation.
Malgré tout, le début de cet URSS est prometteur, ressemblant trait pour trait à ce qui s'était fait en Europe quelques dizaines d'années plus tôt par la création de coopératives de toutes sortes : agricoles, de restauration, d'entraide, etc. mais la fin du jeu est sifflée dès l'année 1921, cinq ans à peine après la révolution. Le trio cherchant à lancer l'appareil productif signe "la nouvelle politique économique" que Lénine, proche de la mort (1924), décrit en ces termes :
« Nous ne sommes pas assez civilisés pour pouvoir passer directement au socialisme, encore que nous en ayons les prémices politiques » (discours du 2 mars 1923), il s'agit donc de « faire au capitalisme une place limitée pour un temps limité » (discours du 21 avril 1921).
Les énormes entreprises d'Etat apparaissent, les femmes sont massivement employées dans les usines (50% de la main d'oeuvre en 1926) mais en arrière-plan Lénine trépasse, Staline prend de l'importance, Trotsky s'enfuit pourchassé par les troupes du GPU, la police secrète, ancêtre du KGB. Les bolcheviks (majoritaires) représentés par Staline organisent une répression sanglante contre les mencheviks (minoritaires, comme Trotsky) et les libertaires ukrainiens, sur fond de désaccord démocratiques. Ils seront les premiers à être massacrés dès 1921 puis purgés dès 1931 (la "grande purge stalinienne" contre la population générale et l'administration démarre officiellement en 1936). Pendant ce temps-là, le capitalisme d'Etat qui devait être une parenthèse économique d'une dizaine d'années ne se referme pas.
La constitution de l'URSS
1936, l'URSS adopte enfin sa première constitution véritable ancrant ses principes politiques, économiques et moraux dans le marbre. Loin des images d'Epinal, la propriété privée n'est pas du tout mise de côté, l'article 10 déclarant :
« Le droit des citoyens à la propriété personnelle des revenus et épargnes provenant de leur travail, de leur maison d'habitation et de l'économie domestique auxiliaire, des objets de ménage et d'usage quotidien, des objets d'usage et de commodité personnels, de même que le droit d'héritage de la propriété personnelle des citoyens, sont protégés par la loi. »
La largesse de la propriété individuelle s'explique par le fait que la propriété d'usage est la même que dans les pays occidentaux. Les définitions de l'abus et du fructus (voir l'article sur le Capital(e)) en revanche sont légèrement différentes, principalement parce qu'il est interdit de détenir une entreprise, à l'exception des petits artisans en autoentreprise.
De même, l'assistanat souvent reproché aux systèmes communistes est tout aussi condamné ici :
« Le travail, en URSS, est pour chaque citoyen apte au travail un devoir et une question d'honneur selon le principe : « Qui ne travaille pas ne mange pas ». En URSS se réalise le principe du socialisme : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail ». » Article 12 de la Constitution de l'URSS.
On voit ici un éloignement avec la maxime originelle du communiste (voir la première partie) dans une version où le besoin est remplacé par le travail. Si la constitution de l'URSS n'est pas excessivement communiste (la Chine ayant des termes similaires dans la sienne), c'est principalement parce que le pays est collectiviste, un paradigme plus général qu'il nous faut expliquer.
Paradigmes, idéologies et doctrines - Hiérarchie des normes politiques
En politique comme en économie, les idées suivent une logique générale appelée "paradigme". On distingue trois grands paradigmes : le "personnalisme", où un système est organisé autour d'une personne ou d'une personnalité, comme c'est le cas pour la monarchie et l'économie féodale ; l'"individualisme", centré sur les individus et leur autonomie, comme dans le libéralisme politique et économique ; et enfin le "collectivisme", qui se structure autour de groupes ou d'entités collectives, comme dans la république et le communisme. Nous examinerons en détail les différentes formes de collectivisme plus loin dans ce texte.
Avant d'aller plus loin, il est important de préciser que les paradigmes ne sont que des cadres conceptuels généraux. Les idéologies, en revanche, définissent les méthodes concrètes d'application de ces cadres. Par exemple, dans le paradigme collectiviste, différentes idéologies économiques telles que le mutualisme, le familisme, le communisme ou le fouriérisme, bien qu'appartenant toutes au même paradigme, suivent des logiques économiques distinctes. Le familisme, par exemple, recommande une organisation autour des familles, comme cela a été le cas dans les phalanstères ou en Polynésie Française. Le mutualisme de Proudhon, quant à lui, préconise le regroupement d'intérêts collectifs au sein de mutuelles mises en concurrence, des institutions non lucratives, contrairement aux assurances.
Autre exemple mais dans le paradigme individualiste cette fois-ci, on peut citer le libéralisme, qui se décline en versions "classique" et "moderne", avec des variations concernant le rôle de l'État dans l'économie de marché. Le libéralisme classique (ou néolibéralisme) soutient que l'homo economicus (l'individu participant à la société de marché) est omniscient, omnipotent, guidé par un égoïsme rationnel (comme le défendent Ayn Rand et Friedrich Hayek) et que l'intervention de l'État dans la régulation du marché est néfaste. Ce paradigme individualiste sera examiné en détail dans la troisième partie de ce texte mais l'on peut comprendre en quoi le libéralisme est individualiste puisque l'individu y tient une place plus importante que l'Etat ou le Marché (ou l'Eglise, etc.), parfois même au détriment de la société (là encore - l'égoïsme rationnel).
Ces idéologies ont un impact global, non seulement sur la politique et l'économie, mais aussi sur des domaines tels que l'urbanisme (un pays familiste avec des phalanstères ne ressemblerait pas à un pays individualiste avec des maisons individuelles), l'agriculture (mise en commun d'outils), la santé (sécurité sociale ou non, assurances ou non, mutuelles ou non), l'éducation, la justice, etc. C'est la caractéristique des idéologies d'offrir une vision pratique et globale de la société.
Enfin, ces ensembles d'idées générales sont complétés par des idées spécifiques sur certains sujets comme la sécurité, l'agriculture, la médecine ou la justice. Ces idées spécifiques sont appelées "doctrines". Il ne faut pas les confondre avec les "suffixes" idéologiques comme le "féminisme" ou l'"écologisme", qui ont un impact global sur toutes les idées spécifiques et sont donc par nature des "petites idéologies", des additifs qui précisent l'idéologie principale.
- Paradigmes (Personnalisme, Individualisme, Collectivisme)
- Idéologies
- Doctrines
Collectivisme soviétique
Le travail politique effectué par les soviétiques était donc différent du communisme dans son essence - en l'espèce parce que les travaux de Marx lui-même retiraient déjà la moelle épinière du communisme, allant jusqu'à dire que toute activité de lutte ouvrière était du communisme, voir première partie. Le capitalisme d'Etat qu'ils revendiquaient alors, lui aussi n'était qu'une idéologie du collectivisme totalement distincte du communisme ; forme qui a été maintes fois reprises dans l'histoire ensuite, par le "communisme" chinois, nord-coréen, cubain, etc. L'individu capitaliste apporteur de capitaux se faisait remplacer par un État entier reprenant cette mission, mais rien ne changeait, si ce n'est que le fructus était dilapidé dans l'élite du parti.
Plus fou, dès 1873, Bakounine alertait Karl Marx que son "communisme autoritaire" conduirait exactement : « à l'application du capital à la production par le seul banquier, l'État ».
Car l'action économique de l'URSS est simple : collectiviser par l'Etat tout ce qui peut être collectivisé, c'est-à-dire simplement contrôlé par l'Etat : logement, transport, santé. Aucun respect de la formule de Louis Blanc - ou de celle de leur constitution - n'existe. L'état contrôle, administre, autorise, arbitre, point. Il s'agit là d'un travail de collectivisation général qui ne change pas les fondements et principes de l'économie, ni la redistribution. L'Etat devient banquier ou propriétaire et capitalise l'argent, tout simplement ! Et puisque ses entreprises étaient dirigées par des oligarques, pas de surprise, les ouvriers furent tenus loin de toutes décisions ... ainsi que de toutes richesses.
Ironie du sort, il faudra attendre 1989, deux ans avant la fin de l'URSS pour que les coopératives de production ou de restauration auto-organisées, sans le joug de l'Etat, soient explicitement autorisées à nouveau, comme de 1916 à 19212. Et si une seule conséquence a pu être observée de cette décision, c'est qu'elle permit aux citoyens soviétiques de ... s'organiser contre le système collectiviste alors en place et faire chuter définitivement ce qui aurait pu être la seule alternative aux sociétés de marché. It's a bittersweet symphony that's life.
Pérestroïka-tastrophe
Dotée d'une économie contrôlée par un état ayant une aversion pour la dette, l'URSS n'a pas fait faillite, des dizaines de pays capitalistes ou participant à la société de marché ont (eu) des dettes affreusement supérieures à celles de l'URSS. En 1989, celles-ci s'élevaient à ... 3% du PIB. À comparer aux 263% du Japon ou aux 98% de la France en 2024. Le problème réel du communisme était son totalitarisme, ses millions de morts, ses mensonges, sa propagande mais qui, là encore et on l'a vu dans le premier épisode, n'ont pas de lien avec le communisme au sens large. Ni le communisme, ni Staline n'ont inventé la monarchie absolue, pas plus que la famine, la police politique ou le génocide.
Néanmoins, plus surprenante a été la mansuétude avec laquelle les élites communistes françaises ont toléré les horreurs soviétiques. Premier parti converti au stalinisme sous le joug de Maurice Thorez, extrêmement impopulaire en France et dans son propre parti, le Parti Communiste Français dans ses différentes œuvres écrites a méticuleusement choisi de mettre l'URSS et Marx en avant au mépris de ses propres penseurs, le syndicat CGT (dont l'auteur ne fait pas partie ni du PCF) a, et il faut le reconnaître, heureusement fait le choix inverse, sauvegardant l'histoire.
Aveuglé par son ultra-stalinisme, nombre de cadres du parti ont pourtant quitté le navire à la suite de la seconde guerre mondiale, quand ils n'ont pas été purement et simplement purgés : le grand mais oublié Auguste Lecoeur, Albert Camus, Yves Montand, Jacques Monod, André Marty & Charles Tillon, ainsi que beaucoup, beaucoup d'autres. Citons l'un des premiers à le faire en 1938, le trop oublié Charles Rappoport, mort en 1941 et sur la tombe duquel est écrit en guise d'épitaphe : « Le socialisme sans la liberté n'est pas le socialisme, la liberté sans le socialisme n'est pas la liberté ». C'est d'ailleurs à ce moment-là que vont se séparer les mots "socialisme" (anti-URSS) et "communisme" (pro-URSS) qui jusque-là pourtant désignaient la même chose.
Si l'on date la mort de l'URSS à 1989, il faut regarder les résultats du PCF, premier parti de France en 1946 pour se rendre compte que le processus de mort des deux organisations commence en 1956, lorsque l'économie soviétique se met à stagner (mais pas décrocher) et que le débat sur les mérites du stalinisme commence. Les échecs, massacres, révélations et catastrophes - comme Tchernobyl - se succéderont au fil des années, tuant la plus grande idée de libération économique de l'histoire.
Toutefois, les phrases éculées telles "le communisme n'a jamais été appliqué" ou "le marxisme n'a été que théorie" sont fausses. Le collectivisme marxiste, car c'est comme ça qu'il doit être appelé, a été utilisé en pratique, tandis que le communisme a connu des applications, y compris de la part de non-communistes.
Et si on repartait de 0 pour mieux comprendre ce que le communisme nous a laissé et continue de nous donner ?
1 (Avant l’apocalypse, Lionel Richard, 2013)
2 Les coopératives de consommation en revanche existaient.