Aborder la question du capital demande d'avoir une notion claire et précise de la propriété, dans la mesure où le capital, au sens historique, est un ensemble de propriétés. Pour définir une propriété pleine et entière, il faut qu'un objet, physique dans sa version historique, puisse être utilisé (usus), abusé (abusus) et fructifié (fructus). On parle d'usure pour définir l'usage normal d'un bien (occuper un appartement, par exemple), d'abus pour en définir l'usage anormal pouvant conduire à la perte partielle ou totale du bien (sa destruction ou sa vente, par exemple, qui est une perte de propriété) et de fruition enfin pour décrire la capacité de commercialiser un bien, le rendre rentable, en tirer un profit (le louer, l'utiliser à des fins commerciales ou industrielles, etc.).
Le capital, en effet, ne peut être constitué QUE de choses dont on a la propriété pleine et entière. Lorsque l'on est en location, on possède uniquement une propriété temporaire d'usage ; il est impossible de vendre ou de détruire la chose, ni de la sous-louer dans beaucoup de cas. Il en va de même pour celui qui vend en viager son appartement : il en devient alors usufruitier, détenant la possibilité d'usus et de fructus mais toujours pas celle d'abusus (vendre, détruire). Le bien sort de son capital sans pour autant entrer dans celui du nu-propriétaire, car ce dernier ne jouit pas non plus de la pleine propriété du bien - on appelle cela une indivision, car les deux (ou plus) propriétaires sont mutuellement propriétaires. On peut alors parler d'une des nombreuses formes de copropriété ou de multipropriété, les deux notions étant radicalement différentes et pouvant rendre la notion de capital complexe.
Le capital de Karl Marx
Ainsi, l'idée que Karl Marx (et plus tôt encore Louis Blanc avec ses ateliers sociaux) développait de la propriété collective des moyens de production n'est pas une copropriété. Il s'agit d'une propriété pleine et entière d'une seule personne morale ("fictive") que l'on pourrait intituler "les travailleurs de l'entreprise". D'ailleurs, dans le communisme français, puis allemand et anglais, chacun a avancé des façons très variables de détenir des entreprises collectivement. Dans sa forme la plus connue et la plus simple, pratiquée dans le communisme soviétique puis chinois, la propriété pleine et entière est effectuée par l'État. Toutefois, cette forme n'est pas la plus privilégiée par les communistes libertaires, dont fait partie l'auteur de ce billet, car les libertaires sont systématiquement suspicieux de l'État. Peu importe : l'idée commune est surtout de supprimer le fructus d'une personne, d'un individu et/ou d'un petit groupe de personnes (les actionnaires).
Quoi qu'il en soit, et pour éviter de se perdre dans les méandres de la propriété, le capital est donc, dans sa vision la plus minimale, le stock des titres de propriété pleines et entières d'une personne. Cette notion de la société industrielle vient succéder à celle de la société féodale, où l'ensemble des titres (de noblesse le plus souvent) assurait la mesure de l'importance d'une personne en premier lieu. Dans la mesure où la société industrielle continue toujours son cours et qu'aucune abolition de privilèges n'a eu lieu (contrairement à la société féodale), le capital reste pertinent pour évaluer l'importance d'une personne ou d'un groupe de personnes, pour peu qu'on y ajoute la notion de capacité de fruition, car c'est aujourd'hui cela qui distingue les classes entre elles : la capacité de tirer profit de quelque chose.
Le capital au-delà de sa forme financière
Au fil du temps, à ce capital physique est venu se greffer le capital immatériel et moral, comme le capital éducatif. En effet, celui-ci peut tout à fait être usé, abusé et surtout fructifié par son propriétaire, mais il reste difficile à quantifier sauf par les "diplômes" ... et donc les titres scolaires. Certains auteurs, notamment issus de l'éducation populaire comme Franck Lepage et Luc Carton, estiment qu'il s'agit même d'un retour de la noblesse, ces derniers ayant eu tendance à avoir plus de "chances" que ceux issus des classes populaires dans l'obtention de ces titres. Cette analyse est confirmée par Bourdieu : "La reproduction des inégalités sociales par l'école vient de la mise en œuvre d'un égalitarisme formel, à savoir que l'école traite comme égaux en droits des individus inégaux en fait, c'est-à-dire inégalement préparés par leur culture familiale à assimiler un message pédagogique."
On rappellera d'ailleurs qu'il faut en moyenne six générations pour sortir de sa classe sociale du point de vue du revenu, indépendamment des diplômes. Aujourd'hui, certains économistes comme Thomas Piketty ou Esther Duflo considèrent que c'est bien le capital qui construit le revenu et pas l'inverse. Autrement dit, la classe sociale est d'abord une question de sommes de propriétés avant d'être une question de revenus. Un salarié payé très cher sera toujours désavantagé par rapport à un rentier aux capitaux fournis, et ce dernier aura plus de chances, à niveau scolaire égal, d'accéder à un très haut revenu (en héritant d'entreprises, de locations, etc.).
Du point de vue politique, cette théorie fait aussi plus de sens, puisque le capital est un stock et donc un état (comme l'est un compte bancaire) alors que le revenu est un processus, variable par définition, dont on ne peut faire "état", qu'il est plus difficile de comptabiliser. On peut toutefois en extraire les "écarts de revenus" ou l'échelle des salaires, mais il est toujours difficile de définir un chiffre comme étant un revenu issu d'une telle classe tant celui-ci doit être mis en comparaison d'autres données complexes : niveau de vie, inflation, zone économique, etc.
Au contraire, détenir son propre habitat (détenir un/des titre(s) immobilier(s)) permet, par exemple, de facilement le mettre en comparaison avec ceux qui n'en ont pas et ceux qui détiennent l'habitat d'autres personnes ; ainsi commence le petit jeu "des classes sociales".
Pour revenir rapidement sur une notion évoquée tout à l'heure, le "capital éducatif", celui-ci est toujours aussi complexe à intégrer au capital car l'intellect est aussi un processus qui peut s'agrandir (formation continue, éducation populaire, etc.) comme se rétrécir (sénilité, Alzheimer, oubli, etc.) trop rapidement. On parlera alors de capital éducatif comme celui qui a pu être transmis par les parents ou grands-parents, créant un paradoxe car il ne s'agit pas de définir ce que détient la personne X, mais ce qui peut lui être transmis par ses ancêtres, et donc les avantages réels ou supposés qu'elle peut en obtenir.
C'est avec toutes ces bases que l'on peut enfin définir de manière tout à fait sommaire quelques principes de classe en commençant par celle qui n'existe plus en France : la noblesse.
Les nobles détenaient des titres (de noblesse) et les bourgeois détiennent aussi des titres (de propriété).
Nous l'avons dit, les privilèges des titres en France ont été pour la plupart abolis : propriété de terres, sujétions des hommes, capacité de créer ou d'arbitrer la norme (en devenant Pairs de France ou seigneur). Les titres de noblesse, même s'ils existent physiquement, ne donnent plus rien à leur propriétaire et ne peuvent être usés, abusés ou fructifiés. En revanche, dans le processus qui a mené à cette abolition, certains, plus malins, ont réussi à convertir leur titre en capital, c'est-à-dire en titres ... de propriété : ici la détention d'un château et de quelques propriétés, là la conversion de biens d'époque en espèces sonnantes et trébuchantes ou enfin en actions en bourse. Dire que beaucoup de nobles se sont convertis en détenteurs de capital, en bourgeois, revient à enfoncer une porte ouverte.
En parallèle toutefois, l'humain, à travers sa société industrielle, a produit elle-même ses propres nouveaux riches en démultipliant les échanges commerciaux, en créant des scientifiques et des ingénieurs et enfin, dans sa dernière itération depuis les années 60, en créant des services ainsi que des produits financiers et assurantiels. Tous ceux qui, à travers ces activités, ont acquis un ensemble de propriétés pleines et entières (maisons, voitures, objets, actions) qu'ils fructifient sont des bourgeois. Or, depuis 1973, pour des tas de raisons qui dépendront en fonction de qui répond à la question, les inégalités se creusent, montrant ici que le progrès, l'embourgeoisement de la société entière s'est arrêté et même a fortement régressé. À Lyon, par exemple, seulement 20 % des propriétaires n'ont qu'un seul logement ; 80 % des propriétaires sont multipropriétaires, et ces derniers ont eu tendance à augmenter, notamment dans certains quartiers en achetant aux monopropriétaires leur seul et unique bien.
La classe moyenne - et la moyennisation
Les classes sociales, divisées entre détenteurs de capitaux et détenteurs de force de travail, tendent à revenir en force et, dans ce bouleversement social, les gens de la très contestable "classe moyenne" y perdent leur richesse, donc leur statut.
Plus inquiétant encore, les revenus deviennent très similaires entre les ouvriers qualifiés comme les conducteurs de poids-lourd et les techniciens supérieurs de niveau Bac +3 comme les travailleurs sociaux. De même, certains Bac +5 comme les juristes, les responsables associatifs, les cadres de la fonction publique, ont aussi tendance à voir leurs salaires se rapprocher du SMIC, ceci étant encouragé par "le développement des exonérations de cotisations patronales pour les bas salaires" (Louis Maurin, Déchiffrer la société française, La Découverte, 2009). La très temporaire classe moyenne dont l'existence ne remonte qu'aux années 1950 est déjà en train de disparaître, 70 ans seulement après son apparition, et la classe des précaires, elle, explose (10 millions de pauvres en 2024, + 3 millions depuis 2004)
Cet effet est ce qu'on appelle "la moyennisation" de la société, et elle est la principale contributrice à l'appauvrissement de la France (voir graphique ci-dessous). Pire, si une classe moyenne existe, elle est en train de se diriger droit vers la classe précaire/prolétaire/ouvrière.
Les nouveaux bourgeois, des anciens alliés ?
Quand la société industrielle s'est développée au cours des années 1800, celle-ci s'enrichissait sans discontinuer, et certains beaucoup plus vite que d'autres, au détriment de la majorité. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, et pour être efficace dans sa critique, il faut le reconnaître. J'en parlais même dans mon dernier article sur ce que signifie "être anarchiste" : nous avons connu des victoires que personne ne nous reconnaît, des victoires qui ont contribué à l'amélioration générale de la société et donc à l'embourgeoisement de certaines anciennes familles paysannes, ouvrières, etc.
Dès lors, si les précaires existent toujours bel et bien, ce n'est plus tant l'idée du "développement individuel de certains" qui pose problème que celle de la "détérioration collective de l'écrasante majorité". Dans cette histoire, les familles d'anciens pauvres, devenues nouvellement riches, redeviennent politiquement et économiquement conscientes des défauts du système actuel, plus même que ne le sont les classes d'ouvriers et employés (on rappellera que les apolitiques sont souvent des gens de moins de 40 ans avec un diplôme inférieur au Bac). Aussi cet appauvrissement généralisé met en péril l'entièreté de l'économie, car les revenus des uns sont les dépenses des autres, et personne ne peut dépenser l'argent qu'il n'a pas.
C'est pourquoi, à l'aune du dérèglement climatique, il est nécessaire de repenser tant une partie du fond de notre discours économique - par exemple en incluant la question du productivisme ou de l'amplitude, aussi importantes que celle du temps de travail - que celle de la forme, notamment sur le plan de la méthode, pour avoir un discours plus technique sans se débarrasser de la nécessaire dimension politique, et ainsi peut-être obtenir l'union nécessaire à l'existence de notre projet politique résumé dans le dernier article.
