Notre société est tout de même malade. Une société gangrenée par l'indistinction tenace entre l'erreur et la faute, entre le trébuchement involontaire et l'acte délibéré. Cette confusion est le poison qui s'infiltre dans nos veines et menace la cohésion même de notre monde. Nous sommes pétris de belles histoires mièvres où la victime, le sourire aux lèvres, pardonne son bourreau comme si tout pouvait être effacé d’un revers de main. Mais que l’on se le dise, que cela résonne enfin ! Les erreurs, seules, se pardonnent. Les fautes, elles, se réparent et se sanctionnent. Sans cela, nous ne valons rien.
Estelle Mouzin fut mon premier choc, nous avions le même âge. Une enfant, et l’ombre noire qui l’avale. Pas un cauchemar, non. Le cauchemar, c'est nous, les hommes, ceux qui ont bâti ce monde où les petites filles meurent parce qu’elles sont filles. Et nous, les survivants, les protégés, les prédateurs à visage humain, on se félicite de respirer encore, d'avoir échappé à ce sort réservé à celles qui n’ont jamais demandé à exister dans cette arène de cruauté.
Gisèle Pelicot, deuxième choc. La belle aux bois violés, la princesse sacrifiée à l’autel de nos fantasmes malades. Quelle ironie, ce conte infâme qui nous a bercés enfants, qui nous a appris que la femme n’est qu’une proie qui sommeille, une chose qu’on peut prendre tant qu’elle ne résiste pas, tant qu’elle est vulnérable. Combien de princes sont en réalité des monstres ? Combien de dormeuses n’ont jamais pu se réveiller ? Combien de cauchemars sont restés tapis, jamais dévoilés ? La honte d’un sexe entier qui préfère se taire plutôt que d’affronter ses propres crimes.
Nous autres, alliés des femmes ? Ne nous payons pas de mots ! Même parmi les "gentils", l’infamie gronde. Ceux-là qui sermonnent, prêchent l’amour et la miséricorde – ils protègent des monstres, cachés derrière l’autel et les paroles sacrées, l'abbé Pierre et les autres. Nous protégeons nos semblables, même si leurs mains sont souillées, même si leurs regards ont souillé des âmes. Et après, ils osent venir prétendre être effrayés par le fait de ne plus pouvoir draguer.
Draguer ? La seule chose qu’on drague, c’est le fond de nos âmes moisies, notre connerie abyssale, ce puits sans fond de dégoût qui s’agrippe à nous comme une bête rampante.
Comme l'a dit l'humoriste et comédienne Swann Périssé : nous avons peur de ne plus pouvoir draguer, et pendant ce temps, elles ont peur d’aimer.
Chaque rencontre est un saut dans le vide, chaque baiser est une roulette russe, chaque relation est une menace qui plane. Elles avancent pourtant, la tête haute, dignes, courageuses, envers et contre tout. Qui vit ? Qui survit ? Répondre à cette question, c'est comprendre qui paie le prix de nos faiblesses et de nos hontes.
Aurons-nous assez d’une vie pour compenser cette lâcheté crasse qui nous habite ? Une seule vie pour essayer de réparer, de comprendre, d’être enfin des hommes dignes de ce nom, et non pas des enfants apeurés à la moindre remise en question.
Moi aussi j’ai péché, j’ai failli, moi aussi. Mais même dans mes erreurs, jamais elles ne m’ont conduit à l’irréparable – jamais elles n’ont coûté la vie d’une âme, ni l’innocence de celles que nous devrions défendre. Mon péché à moi était celui de l'orgueil : révéler un secret qui n'aurait jamais dû être révélé et avoir presque fait perdre l'emploi d'un ami. Pour cette faute, je n'ai jamais été pardonné, mais j'ai accepté ma sanction et ai travaillé sur moi.
Et là est la grande différence ! Si vous avez commis une erreur dans votre vie, que vous le savez et que vous avez réparé cette erreur, alors vous seul méritez d'être appelé véritablement humain. Si en revanche vous avez, de manière intentionnelle, porté atteinte à l'intégrité de quelqu'un, ou si par négligence, soumission ou lâcheté vous avez couvert de tels faits, alors vous avez commis une faute !
Soyez sanctionnés ! Soyez punis ! Acceptez-la ! Réparez-la! Vivez avec ou soyez méprisés !
J’en appelle à mes sœurs, mes frères, pour témoigner de chaque écart, de chaque faute. Car tant que nous n’aurons pas tout mis à nu, tant que nous n’aurons pas exposé cette lâcheté crue, nous ne vaudrons rien. Que la honte soit notre guide, que la culpabilité soit la lueur qui nous force à avancer. La vie n’a plus aucun sens si nous refusons de regarder nos crimes en face, si nous continuons de laisser le poids des horreurs peser sur leurs épaules seules.
Pour elles, et seulement pour elles, nous devons changer. Pour celles qui restent debout, malgré nous.