Il y a deux semaines, Éric Ciotti déclarait dans une tribune publiée par le Journal du Dimanche : « [je] voterai la réforme des retraites parce que je suis gaulliste ». Une fois n’est pas coutume, le président des Républicains n’invoquait pas en vain le nom de Charles de Gaulle. Si l’on se fonde sur les discours et les écrits du premier président de la Cinquième République (1958 - 1969), il est raisonnable que ceux qui prétendent défendre « l’intérêt national » face à des Français attachés à leurs avantages sociaux et insensibles à la beauté des équilibres budgétaires fassent un usage généreux de la mémoire gaulliste.
Dans le cadre du plan de stabilisation économique adopté à la fin de 1958, Charles de Gaulle, président de la République nouvellement élu, avait lui-même demandé aux survivants de la Grande Guerre valides de renoncer à toucher en 1959 l’allocation-retraite qui leur était versée depuis 1930. Intégré à l'ordonnance faisant fonction de loi de finance, le non paiement de cette retraite suscita une longue colère au sein des puissantes associations d’anciens combattants. Le 12 mai 1959, les sénateurs communistes continuaient de dénoncer un retour en arrière : un droit acquis risquait en effet d’être remplacé par un dispositif strictement assistanciel.
Or, depuis le moment « 1900 » pendant lequel est né l’État social français, le passage de l’assistance à l’assurance est considéré comme un signe de progrès de la protection sociale. Dans un chapitre de l’Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos jours, Antoine Prost va jusqu’à affirmer que la retraite des trois millions d’anciens combattants dans l’entre-deux-guerres préfigurait certains aspects de la Sécurité sociale de 1945.
Le 10 novembre 1959, lors d’une conférence de presse, Charles de Gaulle se désola que la mobilisation sociale des anciens combattants perdure encore près d’un an plus tard : « Moi, j’espérais, je le dis franchement, que les anciens combattants comprendraient les choses comme elles étaient, qu’ils reconnaîtraient que, si de Gaulle en avait pris la responsabilité, c’est qu’il avait de bonnes raisons d’intérêt national ». En dépit des imprécations présidentielles contre l’irréalisme et l’égoïsme de Français à qui l’on avait demandé d’aller mourir pour la patrie, l’allocation fut de nouveau versée à partir de l’année suivante.
En recourant pour la onzième fois en moins d’un an à l’article 49.3, Élisabeth Borne n’a pas laissé l’occasion à Éric Ciotti de voter la réforme des retraites. Au nom de la défense des institutions de la Cinquième République, le président des Républicains a fait le choix lundi dernier de ne pas voter la motion transpartisane visant à renverser le gouvernement. Étonnante justification de la part d’un gaulliste : le général de Gaulle n’a-t-il pas dit que la Cinquième République serait à toute épreuve après la révision constitutionnelle de 1962 permettant l’élection au suffrage universel direct du président de la République ?
C’est en tout cas la conviction qui anime de Gaulle dans le passage des Mémoires d’Espoir que Ciotti cite allusivement dans le dernier paragraphe de sa tribune. Certes, de Gaulle affirme au chapitre 2 de « L’Effort » qu’il « sai[t] qu’il n’y a pas de relâche à la houle des difficultés » mais il comptait néanmoins sur la réforme constitutionnelle de 1962 pour « pouvoir, pour quelque temps, conduire [l’esquif] sur une mer plus calme ». Cette espérance gaullienne fut déçue et démentie au bout d’un trimestre par la longue grève des mineurs de l’hiver 1963.
Confronté en 1963 à la reprise du mouvement social en France, Charles de Gaulle aligne dans le récit rétrospectif de cette année-là des considérations qui constituent toujours, soixante ans plus tard, le cœur des discours politiques de droite. Affligé par le corporatisme des fonctionnaires et leur tendance intempestive à faire grève, il justifie longuement et au nom de « l’intérêt national » les réquisitions des mineurs ordonnées en mars et la loi de juillet 1963 encadrant strictement le droit de grève dans le service public et instituant dans le service public un préavis obligatoire. Dénonçant l’ancrage à l’extrême-gauche de tous les syndicats enseignants et étudiants, il plaide pour la sélection à tous les étages de la pyramide scolaire et rêve de donner son autonomie à chaque école et à chaque université. Face au malaise social, il répète constamment qu’« il s’agit pour la France de se plier à une rude période d’adaptation » à l’économie moderne, à la concurrence internationale et au Marché Commun. Rendue à la fin du chapitre, on serait tentée de croire qu’Emmanuel Macron est en mesure de disputer à Éric Ciotti l’étiquette de « plus gaulliste que de Gaulle ».
Et pourtant, malgré leur emphase millénariste, la pratique autoritaire du pouvoir de leur auteur et l’héritage institutionnel contestable qu’il nous a légué, les Mémoires relues en 2023 permettent de constater qu’au moins deux aspects séparent Charles de Gaulle des « gaullistes » et des macronistes d’aujourd’hui.
Tout d’abord, de Gaulle n’a jamais nié, contrairement à Emmanuel Macron mercredi dernier à 13 heures, que la volonté du peuple puisse s’exprimer ailleurs que dans le cadre d’élections de représentants. S’il a refusé de tenir compte de la censure du gouvernement Pompidou en octobre 1962, c’est en affirmant que le référendum constitutionnel à venir était une voie plus « démocratique » que n’importe quel avis de l'Assemblée nationale.
Le président de Gaulle comptait ses ennemis par myriades : les partis, les syndicats quand ils voulaient se mêler de politique, les Français quand ils manifestaient et militaient pour défendre contre la politique gouvernementale libérale les droits qu’ils avaient acquis avant la Cinquième République. Et cependant, il n’a jamais gouverné en conspuant le peuple ou « la foule », surtout quand cette dernière avait le bon goût, avant 1963, de scander son nom lors des tournées présidentielles : « Quand je me mêle à la foule ou vais à pied par les rues, tous les visages s’éclairent, toutes les bouches crient leur plaisir, toutes les mains se tendent vers moi. »
En des termes mystiques qui peuvent paraître décalés aux lecteurs d’aujourd’hui, Charles de Gaulle affirma également à longueur de mémoires et de discours une vérité qui ferait se dresser les cheveux des conseillers de la droite française et des élites néo-libérales si ces gens prenaient encore le temps ou la peine de lire les dits et écrits gaulliens in extenso : le capitalisme n’est pas le meilleur des systèmes. Il n’est pas non plus un horizon indépassable.
Face au capitalisme, que faire ? Après la grève générale de mai 1968 qu’il a largement diabolisée, de Gaulle a tenté de convaincre que la participation serait au contraire une « révolution pacifique » et susceptible de réconcilier un pays qui « s'[était] trouvé, dans son ascension, tout à coup, saisi de vertige ». Cette proposition oxymorique ne sut pas convaincre et, suite à la victoire du « non » au référendum sur la participation d’avril 1969, de Gaulle adressa au peuple français un dernier message d’une concision qui étonne de sa part : « Je cesse d’exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi. »
Retiré définitivement de la vie politique, Charles de Gaulle se consacra à l’écriture de sa propre légende. Sa mort le 9 novembre 1970 laissa ses Mémoires d’Espoir inachevés : le hasard ou le destin voulut qu’ils se closent sur l’adoption par le gouvernement Pompidou d’un nouveau plan de stabilisation économique à la fin de l’année 1963.
Jamais les lecteurs du XXIe siècle ne disposeront de la réécriture gaullienne de la « crise » de mai 68. Il est cependant à parier que le président à la retraite n’aurait pas résisté à se peindre comme plus révolutionnaire que les Français qui bloquèrent pendant un mois le pays et l’économie. Invité le 7 juin 1968 à préciser si son projet de participation relevait du bluff ou de la révolution, de Gaulle biaisa et déclara sans ciller à Michel Droit qu’il avait « été si souvent » révolutionnaire : « en déclenchant la résistance ; en chassant Vichy ; en donnant le droit de vote aux femmes et aux Africains ; en créant, à la Libération, par les Comités d’entreprise, par les nationalisations, par la Sécurité sociale, des conditions sociales toutes nouvelles ; en invitant le peuple et en obtenant de lui qu’il nous donne des institutions valables ; en lui constituant une monnaie qui lui soit, à la fin des fins, solide ; en réalisant la décolonisation ; en changeant un système militaire périmé, en un système de dissuasion et de défense moderne ; en obtenant le commencement de la libération des Français du Canada ; en entamant un processus d’union de l’Europe par le rapprochement de l’Est, du Centre et de l’Ouest ; en favorisant l’avènement des pays sous-développés. »
Depuis 1971, les héritiers proclamés de Charles de Gaulle ont assuré la survie dans le débat public de cette litanie satisfaite dont chaque segment mériterait pourtant d’être contextualisé et nuancé historiquement. À la suite de Charles de Gaulle, ils ont également diabolisé avec constance toute orientation politique s’approchant trop près de leur conception très extensive du socialisme révolutionnaire.
Ils ont au contraire peu fait usage de certaines leçons de sagesse gaulliennes qui mériteraient d’être méditées par certains le soir à la chandelle (ou à la Lanterne). Parmi les citations du général de Gaulle que n’ont pas suffi à épuiser 65 ans de Cinquième République et 55 ans de gaullisme post-soixante-huitard, il s’en trouve une en particulier qui n’a pas pris une ride depuis 1963 : « à moins de faire table rase par la dictature ou par la révolution, aucune institution ne peut être vraiment réformée si ses membres n’y consentent pas ».