En couverture de Libération aujourd’hui, un article important de Johanna Luyssen éclaire sous un nouveau jour le meurtre d’Hélène Legotien. Il donne la parole à Jo Ros et Roger Cornu, deux collègues de la sociologue qui l’ont côtoyée immédiatement avant son meurtre. Parce qu’elle fait profondément écho aux recherches biographiques que je mène sur cette sociologue depuis l’année dernière, cette enquête m'a inspirée les cinq remarques suivantes.
1) En affirmant haut et fort que le meurtre de Legotien est un féminicide, l’ouvrage Althusser assassin publié par Francis Dupuis-Déri en septembre dernier (Éditions du remue-ménage) et la Une de Libération de ce mardi 26 décembre ancrent dans l'espace médiatique une hypothèse que des chercheurs et des chercheuses avaient commencé à explorer en amont du mouvement #MeToo. Dès 2008, Annik Houel et Claude Tapia s’accordent à considérer dans le Journal des Psychologues que le « cas Althusser » est un exemple de féminicide intéressant pour analyser, dans le détail, les motifs des crimes soi-disant « passionnels ». L’entretien évoque la publication la même année de Psychosociologie du crime passionnel (PUF), ouvrage dans lequel Houel, Patricia Mercader et Helga Sobota décryptent certains mécanismes du féminicide qu’on retrouve exposés dans l’article de Luyssen, à commencer par la tendance à expliquer les crimes « passionnels » des hommes « blancs » de la classe moyenne par des motifs plus psycho(patho)logiques que « socioculturels ».
Houel et ses deux co-autrices apparaissent en bonne place dans la bibliographie sur laquelle s'appuie Dupuis-Déri dans ses articles de 2015 et de 2016 qui préfigurent Althusser assassin. Cet ouvrage est peut en effet se lire comme la version remaniée et actualisée des deux articles scientifiques parus dans Nouvelles questions feministes. Au milieu des années 2010, ils avaient déjà circulé au-delà de la sphère strictement universitaire, comme en atteste par exemple leur republication sur le site Les mots sont importants. En 2017, quelques mois avant la vague #MeToo, le meurtre de Legotien commence à intéresser plus largement dans certains cercles marxistes encore influencés par la pensée d’Althusser, comme le montre par exemple la rediffusion en juillet 2017 sur le site de l’éditeur Verso d’un essai de Richard Seymour sur « Le meurtre d’Hélène Rytman (sic) ». Dans la traduction française qu’en propose en octobre 2017 la revue en ligne Période, le chapô affirme clairement que le meurtre de Legotien doit être considéré comme un féminicide et qu’il est temps pour la gauche, althussérienne ou non, d’en finir avec la lecture dominante qui a longtemps « psychiatrisé » le crime d’Althusser.
Au début des années 2020, les multiples relectures dont le meurtre de Legotien a fait l’objet depuis quinze ans sont désormais l’objet, dans la sphère universitaire, de synthèses. Un an avant la publication d’Althusser assassin, Marie-José Grihom s’appuie (entre autres) sur les travaux de Dupuis-Déri pour répondre dans un chapitre du livre Les archives du féminicide (Hermann) à la question « Comment penser l’uxoricide d’Althusser aujourd’hui ? ». La table des matières de l'ouvrage permet de constater qu’en 2022, Legotien est devenue, au même titre que Marie Trintignant, l’une des « figures » du féminicide les plus étudiées par les psychologues et les psychanalystes français.es.
En 2023, des publications davantage orientées vers le grand public prennent également appui sur les recherches scientifiques citées plus haut et présentent, elles aussi, le meurtre de Legotien comme un cas exemplaire de féminicide. C’est le cas du court chapitre que Victoria Géraut-Velmont consacre à la vie de Legotien dans l’ouvrage collectif 125 et des milliers (Harper Collins) publié le 8 mars dernier pour « donner un visage » à 125 victimes de féminicide. La date du 8 mars 2023, à la fois Journée internationale des droits des femmes et journée d’action intersyndicale contre la réforme des retraites, est aussi celle retenue par les membres du comité de mobilisation de l’ÉNS pour renommer une salle de l’école et y poser une plaque en l'honneur de Legotien-Rytmann.
2) Comme la recherche universitaire, cette préoccupation de certain.es étudiant.es et personnels de l’ÉNS de Paris pour la mémoire de Legotien-Rytmann gagne à être réinscrite (au moins) dans la moyenne durée. Longtemps exprimée sous des formes discrètes et individuelles, elle a pris un tour plus visible en 2020, année du quarantième anniversaire du meurtre de Legotien. Début mars 2020, quelques jours avant le premier confinement, un tag proclamant « CI GIT HELENE RYTMANN Assassinée par ALTHUSSER » est anonymement réalisé sur un des murs extérieurs du département de philosophie de l'ÉNS, là même où Althusser enseignait en 1980. Le 16 novembre, le collectif ACRAN (Action Collective Radicale Antipatriarcale à Normale) alors actif à l'ÉNS publie le communiqué suivant : « Quarante ans après l'assassinat d'Hélène Rytmann-Legotien par Louis Althusser, nous continuons de lutter contre le système patriarcal qui passe sous silence de tels actes et leur permet de se produire, contre les féminicides, contre les hommes de tous milieux qui tuent les femmes. Nous continuerons de dénoncer cette violence meurtrière passée sous silence et perpétuée impunément. Plus que la justice, nous voulons la fin de la domination masculine. »
Le choix fait en 2023 de renommer la salle Aron - qui est moins un foyer des étudiant.es qu’un espace « occupé » par les militant.es de l’école et abritant depuis plus d'une décennie réunions syndicales, discussions politiques et AG - du nom de Legotien-Rytmann apparaît donc plus comme l’aboutissement d’un processus mémoriel que comme le commencement d’une prise de conscience.
3) Comme le fait Luyssen dans son article, il est indispensable d'éclairer le meurtre de Legotien en interrogeant des témoins qui l'ont connue, elle, et pas son mari. Comme elle le fait également, il reste néanmoins nécessaire de prendre en compte les discours de celle qu’elle nomme les « disciples » d’Althusser. Au début de mes recherches biographiques sur Legotien, j'avais beaucoup de mal à lire des publications concernant son meurtrier. Force est pourtant de constater que le premier tome de la biographie d’Althusser publiée par Yann Moulier-Boutang en 1992 chez Grasset est une source d’informations incomparable sur les années « floues » que Legotien a traversées pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est d’ailleurs malheureux que le deuxième tome de la biographie, dans lequel Boutang annonce qu’il révèlera la raison véritable de l’exclusion du PCF subie par Hélène Rytmann, ait été reporté sine die. Cette publication à venir depuis plus de trente ans contribue peut-être même à accentuer le mystère Legotien. Parmi les anciens « disciples » d’Althusser, c’est Étienne Balibar qui a pris soin de rappeler, lors de l'enterrement de son ancien professeur le 25 octobre 1990 la mémoire de Legotien : « Encore un mot : pour beaucoup d’entre nous il ne serait pas possible de partir d’ici sans penser aussi à Hélène Althusser. Nous pensons à Hélène avec autant de chagrin et d’affection que naguère. ». Balibar a aussi contribué, par des dons personnels, à la constitution, au sein du fonds Althusser de l’IMEC, d'une archive des travaux scientifiques de Legotien.
4) À défaut d'avoir pu s'exprimer sur les circonstances de son féminicide, Legotien a en effet laissé des écrits personnels et professionnels (fragmentaires) qui participent à éclairer sa vie (raison pour laquelle je les étudie depuis un an et demi) mais aussi son meurtre. En lisant les archives de Legotien, qui ont notamment été enrichies grâce à la famille Ballard des lettres qu'elle échangeait avec ses amis de très longue date Jean et Marcou, je suis par exemple arrivée à la conclusion qu'il est peu probable, contrairement à ce que soutient Philippe Sollers dans Femmes, que Legotien ait été déportée pendant la guerre. En 1945, elle écrit en effet à Jean qu'elle a échappé pendant des mois à la traque de la Gestapo et ne mentionne, en revanche, aucune arrestation. Pendant les années 1970, elle confie plusieurs fois à son amie Marcou (désormais veuve de Jean) que ce sont avant tout les préconisations du corps médical qui la conduisent à rester auprès de son compagnon, qu’elle épouse en 1976. Pour celles et ceux qui étudient le féminicide de Legotien en lui-même, il serait sans doute intéressant de reconstituer ce discours médical, moins souvent étudié que celui du « Tout-Paris » médiatique et intellectuel. Un autre point qui pourrait retenir leur attention est celui de la fragilité financière de Legotien. Attestée à la sortie de la guerre, elle demeure jusqu’en 1980 un souci constant pour Rytmann et éclaire une partie de ses choix professionnels. Elle pourrait donc aussi avoir joué un rôle dans son féminicide. C’est seulement à titre d’hypothèses de travail pour d’autres que j’évoque cette double piste médicale et financière, dans la mesure où j'ai personnellement décidé de me consacrer à étudier la trajectoire intellectuelle et professionnelle de Legotien, plutôt que sur son féminicide désormais bien analysé.
5) Pour conclure, ma réponse personnelle à la question posée par Luyssen de savoir « comment lire et étudier Louis Althusser à la lumière de cette affaire » a été d'y venir après avoir lu et étudié... les œuvres sociologiques de Legotien dont j’avais compilé sur ce blog la bibliographie en novembre 2022. L’été précédent, je m'étais lancée dans mes recherches avec l'idée radicale que je pourrais lire Legotien sans lire Althusser. Ce dernier suggère d'ailleurs dans L'Avenir dure longtemps qu'il n'avait rien à voir avec le travail sociologique de sa femme, ni à la SÉDÉS ni ailleurs. Cependant, pour faire droit à l'œuvre sociologique que j’ai découverte à l’IMEC et dans laquelle Legotien, elle-même, fait le choix de citer fréquemment des passages de Lire le Capital et des travaux de jeunes anthropologues althussériens, j'ai renoncé à un tel principe. Après avoir étudié les archives de Legotien, j'ai pu lire avec intérêt Lire le Capital (PUF) et Sur la reproduction (PUF), même si ces deux textes sont ardus pour qui n’a pas étudié la philosophie. J'ai aussi pu relire L'Avenir dure longtemps et les Lettres à Hélène (Grasset) et, contrairement à l'époque où, étudiante, je les lisais avec peine et avec l’envie mêlée de brûler de tels « torchons » et de sermonner mes camarades qui s'intéressaient moins à Legotien que moi, j’ai découvert qu’il était aussi (et surtout ?) possible de faire des textes d’Althusser une lecture à la fois scientifique et susceptible d’honorer la mémoire d’Hélène Legotien.