lrichard7 (avatar)

lrichard7

Abonné·e de Mediapart

5 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 février 2020

lrichard7 (avatar)

lrichard7

Abonné·e de Mediapart

Travail, crise du droit et justice sociale. Lisons Alain SUPIOT

Les mouvements sociaux de la réforme des retraites, des gilets jaunes et de la réforme du code du travail replacent la question du travail comme enjeu de démocratie. Mais le gouvernement, sourd à l'exigence d'un débat sociétal, impose ses contre-réformes au nom d'un droit déshumanisé. La lecture d'Alain SUPIOT nous éclaire.

lrichard7 (avatar)

lrichard7

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Dans sa leçon de clôture au Collège de France, le 22 mai 2019, Alain SUPIOT établit le constat que la question du travail s’inscrit aujourd’hui dans une véritable crise du droit. Soumis aux exigences d’efficacité d’une « techno-science-économie » qui ne répond qu’au critère binaire rentable-non rentable, le droit est devenu « pure technique (…) à l’exclusion de toute considération sociale ». Privé de sa dimension proprement humaine, celle de « l’institution imaginaire de la société », le droit sans considération de justice sociale mine les bases de notre régime politique.

Alain SUPIOT est juriste, docteur en droit, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Etat social et mondialisation : analyse juridique des solidarites » (2012-2019).

Extrait de son livre Le travail n’est pas une marchandise, Collège de France, Collection Leçons de clôture, 2019, pp. 12-16

<< [Révolution numérique et crise écologique] nous obligent à reconsidérer notre conception du travail, aussi bien du point de vue technique de notre rapport aux machines, que du point de vue écologique de la soutenabilité de nos modes de production.

Cette remise en question a évidemment une forte dimension juridique. Participant de l'institution imaginaire de la société, le Droit ne peut être ni séparé des conditions matérielles d’existence où il s'inscrit, ni déduit de ces conditions. Il se présente en effet toujours comme l'une des réponses possibles de l'espèce humaine aux défis que lui posent ses conditions d'existence(1). Mais cette réponse est rendue aujourd’hui particulièrement malaisée par une troisième crise, plus méconnue, qui affecte le Droit lui-même.

L'ordre juridique, à quelque niveau qu`on le considère, est un ordre ternaire, qui fait de l’hétéronomie d'un tiers impartial la condition de l'autonomie reconnue à chacun, qu'il s'agisse du contractant, du propriétaire ou du dirigeant politique ou économique(2). Or cette ternarité tend à être effacée par l’imaginaire de la «techno-science-économie» contemporaine, qui projette sur les sociétés humaines le fonctionnement binaire caractéristique des arborescences logiques à l'œuvre dans nos « machines intelligentes ››, du type < si  p… alors q, si non  p… alors x... > (3). Il n'est pas exclu que ces machines aient un jour la capacité de calculer tout ce qui est calculable. Mais il est certain que la réduction des relations entre les hommes à des opérations de calcul d'utilité ou d'intérêt ne peut conduire qu'à la violence. Ainsi que l'a plaisamment noté Gilbert Keith Chesterton, ce sont les vaches, les moutons et les chèvres qui vivent en pures économistes(4). Les sociétés humaines ne sont pas des troupeaux. Elles ont besoin pour se former et subsister d'un horizon commun. Un horizon, c'est-à-dire à la fois une limite et la marque d'un au-delà, d’un devoir-être qui arrache leurs membres au solipsisme et à l'auto-référence de leur être.

L'horizon supposant un univers en trois dimensions, il est absent du monde plat, du Flatland de la pensée binaire(5). De fait, notre enquête a mis au jour de multiples symptômes de l'érosion de la figure du tiers impartial et désintéressé dans le monde contemporain en général et dans les relations de travail en particulier. Un tel affaissement de l'ordre juridique n'est pas un phénomène inédit. Il fut l’une des caractéristiques communes des régimes totalitaires qui ont cherché à se fonder au XXème siècle, non sur une référence hétéronome, mais sur les lois prétendument scientifiques et immanentes de la biologie raciale ou du matérialisme historique. Les juristes qui prétendent aujourd’hui encore reconnaître en ces régimes totalitaires les traits d’un État de droit font preuve d’une étrange cécité. De nos jours, cet affaissement de l'ordre juridique est un corollaire de la gouvernance par les nombres, qui porte à soumettre le Droit à des calculs d'utilité, là où le libéralisme classique soumettait les calculs d'utilité à l'empire du Droit(6). Une fois assimilé à un produit en compétition sur un marché des normes, le Droit se métamorphose en pure technique, évaluée à l’aune de l’efficacité, à l’exclusion de toute considération de justice.

Il n'est donc pas surprenant que, entre autres prophéties millénaristes du XXème siècle finissant, le néolibéralisme ait annoncé la dissipation prochaine de ce que Friedrich Hayek a nommé le « mirage de la justice sociale››(7). Mais un demi-siècle plus tard, c’est bien plutôt « l’ordre spontané du marché ›› qui se révèle avoir été un mirage. Car le reflux des rapports de droit laisse le champ libre aux rapports de force. Trop d’injustices engendrent nécessairement, selon les termes de la Constitution de l'Organisation internationale du travail (OIT) adoptée il y a exactement un siècle, « un tel mécontentement que la paix et l'harmonie universelles sont mises en danger ››. L’accroissement vertigineux des inégalités, l'abandon des classes populaires à la précarité et au déclassement, les migrations de masse de populations chassées par la misère ou la dévastation de la planète suscitent des colères et des violences protéiformes, qui nourrissent le retour de l'ethno-nationalisme et de la xénophobie. Sévissant aujourd'hui dans la plupart des pays, à commencer par ceux qui furent les champions du néolibéralisme, la rage sourde engendrée par l’injustice sociale fait ressurgir partout le césarisme politique - fût-il de facture technocratique - et la dichotomie « ami-ennemi ››. Se vérifie ainsi à nouveau le bien-fondé des dispositions du préambule de la Constitution de l’OIT et de la Déclaration de Philadelphie qui, tirant les leçons de la Première, puis de la Seconde Guerre mondiale, ont affirmé « qu'une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale ››. Cette affirmation n'est pas l’expression d'un idéalisme désuet, mais le fruit des expériences les plus meurtrières qu’ait connues l'histoire humaine. >>

 --------------------

  1. Cf. Jean-Louis GARDIES, L'Erreur de Hume, Paris, PUF, 1987, p. 118-119.
  2. Alexandre KOJÈVE, Esquisse d'une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1982.
  3. Cf. Dany-Robert DUFOUR, Les Mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990
  4. Gilbert Keith CHESTERTON, The Everlasting Man, Londres, Hodder 8: Stoughton, 1925 ; trad. fr. L'H0mme éternel, Poitiers, Éditions Dominique Martin Morin, 2004, p. 144-145.
  5. Voir le commentaire de la nouvelle d'Edwin A. ABBOTT (Flatland, A Romance of Many Dimensions, A SQUARE, Londres, Seeley and Co, 1884)
  6. Alain SUPIOT, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France, Paris, Fayard, 2015.
  7. Friedrich A. HAYEK, Law, Legislation and Liberty. A New Statement of the Liberal Principles oflustice and Political Economy, vol. 2 : The Mirage of Social Iustice, Chicago, The University of Chicago Press, 1976 ; trad. fr. Le Mirage de la justice sociale, Paris. PUF, 1981.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.