« Le rôle des médias audiovisuels de masse est-il d’agresser et de piéger le public par l’uniformisation des programmes réduits à leur plus petit dénominateur commun, c’est-à-dire reposant sur des bases aussi superficielles et bassement commerciales que possible ? » interrogeait déjà Peter Watkins dans son livre Media Crisis. Le réalisateur de Punishment Park et de La Commune revient sur plusieurs points de son analyse dans ce texte adressé dernièrement au Monde libertaire pour figurer dans le dossier « Médias » de son dernier numéro.
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Media crisis : la somme totale de notre indifférence
Peter Watkins
On peut tous identifier, à un degré ou un autre, le contenu perturbant de la plupart des MAVM (médias audiovisuels de masse) d’aujourd’hui, tant en raison de leurs valeurs orientées vers le consumérisme et l’exploitation que de leur flagornerie éhontée vers le capitalisme de marché et des systèmes politiques hiérarchiques. Certains sont même prêts à reconnaître les problèmes croissants que ces priorités causent à la société et à notre planète.
Cependant nous persistons à ignorer systématiquement, à la fois le fait que ce contenu affecte notre subconscient par la forme audiovisuelle qui le contient, et le processus antidémocratique qui englobe en permanence l’ensemble du rituel.
Nous devons bien comprendre que les problèmes de contrôle et de hiérarchie affectent les MAVM, dans leur utilisation de la forme et du processus, aussi fréquemment que tout autre sphère de l’activité humaine. Par exemple, si je veux délivrer un message à quelqu’un qui se trouve dans la salle où je parle, j’ai plusieurs façons de procéder : je peux rédiger mon propos sur un bout de papier, le placer dans une boîte d’acier, fermer le couvercle et lancer la boîte à la personne concernée ; ou je peux aller vers cette personne, m’asseoir, expliquer calmement ce que j’ai à dire, attendre la réponse — et peut-être y répondre en retour. Je donne cet exemple un peu théâtral pour soutenir l’idée centrale que n’importe quel message est connoté par la manière dont il est délivré.
Au milieu des années 1970, j’avais été invité par l’université de Columbia à New York pour donner une série de cours sur le rôle des MAVM. Au fil de notre analyse du langage formel intrinsèque de certains médias audiovisuels populaires (dont les informations télévisées et les séries dramatiques), les étudiants et moi-même avions découvert l’usage généralisé de la « Monoforme » (ainsi que nous l’avions appelée) qui caractérise 90 à 95% de la production cinématographique et télévisuelle. Nous avions comptabilisé, non seulement le nombre de coupures dues aux plans dans chaque émission, mais aussi la fréquence à laquelle la caméra changeait de perspective au cours d’un plan (zoom, panoramique, titrage, etc.), nous avions également examiné des facteurs tels que le temps alloué à l’exposition d’une opinion par des téléspectateurs en comparaison avec celui accordé aux professionnels, l’intensité de la manifestation de la bande son en opposition au silence, etc.
Ce qui est ressorti de notre étude, c’est que la télévision reflète la structure filmique hiérarchique développée par Hollywood au début du XXe siècle : une structure pensée, pour des raisons commerciales, de façon à enfermer son audience dans un rôle passif, via un langage d’impératifs systématiques. À Columbia, nous avions relevé la brièveté des scènes : dans les années 1970, leur durée moyenne était d’environ 7 secondes, aujourd’hui elle est de 3 ou 4 secondes, et souvent moins. Tout aussi intrigantes étaient la répétitivité et l’uniformité des coupes, et le fait que, quel que soit le genre traité (informations, spectacle populaire, drame ou documentaire), et sans considération du sérieux ou de la légèreté du sujet, la mise à profit du temps, de l’espace et de la construction était absolument invariable.
Une réponse pas vraiment atypique à cette information serait : « oui, et alors ? » — ce qui est en partie un problème. Pour tout un tas de raisons, nous n’avons jamais, à un niveau extravagant, remis en cause l’impact de la structure du langage d’Hollywood (sa forme). Par « nous », j’entends les centaines de milliers de professionnels travaillant dans toutes les branches des médias en audiovisuel et sur support papier — les enseignants (spécialement ceux qui s’occupent du cinéma, du journalisme, des médias de masse et de la communication, comprenant les nouvelles formes numériques et concernant les secteurs apparentés, dont les études culturelles et sociales) tout autant que les actifs présents dans les innombrables associations et mouvements alternatifs. Je distingue ces professions et ces types d’engagement parce qu’ils font partie de la base sociale où l’on s’attendrait à trouver la pensée la plus critique au sujet de la crise des médias. Au lieu de quoi, nous ne percevons rien. Bien sûr, il y a des exceptions relevables dans ces domaines — quelques individus épars à travers le monde —, mais le contrepoids de ceux qui se conforment au piège des pratiques établies de l’audiovisuel (et de la publication) est colossal. Et cela inclut, bien sûr, la grande majorité du public.
Des pratiques « établies »… : mais par quoi ? Nous devons ici considérer toute une époque, dès l’avènement de l’audiovisuel, endossant la disposition des humains à choisir le divertissement passif plutôt que l’implication active dans la gouvernance de la planète. Nous devons prendre en compte les innombrables professionnels qui ont non seulement nourri et enseigné le dispositif du divertissement relatif à la Monoforme, mais qui ont aussi été complices d’une répression rigoureuse pour s’assurer que rien ne vienne faire de vague sur cet étang consensuel. La marginalisation des voix critiques au sein des systèmes d’enseignement des MAVM — afin de s’assurer qu’elles n’atteindraient ni le public, ni les étudiants — est un phénomène qui a été enseveli dans un silence professionnel et public depuis trop longtemps.
On peut spéculer sur le fait que ce silence aurait été également causé par la nature et l’application de la forme spécifique au langage audiovisuel. Notre société est prisonnière de toute une série d’impératifs temporels, qui vont du calendrier automatique aux agendas imposés à l’école ou au travail, aux routines domestiques, etc. — où la dictature de l’horloge restreint notre capacité à manœuvrer librement et à réagir spontanément. À cela ajoutez les contraintes de temps imposées par la Monoforme elle-même — de la normalisation absurde des programmes télé à l’imposition de la juxtaposition fragmentaire et de plans toujours plus rapides —, et le résultat est une alchimie qui influence sérieusement la réflexion critique sur l’état du monde, ses systèmes politiques archaïques et la dégradation environnementale qui en résulte.
Dans cette crise la question de l’uniformisation du média audiovisuel, décrite plus haut dans mon évocation de notre travail à l’université de Columbia, reste entière. La Monoforme n’est qu’une des nombreuses possibilités du langage inscrit dans le potentiel fluide et complexe des médias audiovisuels. Assurément, les plans rapides et les agencements rigoureusement contrôlés y tiennent toute leur place. Mais la crise actuelle occulte ce fait même que les professionnels du cinéma commercial et de la télévision, et beaucoup d’enseignants des médias allèguent la Monoforme comme seule forme de communication audiovisuelle viable, et ce faisant s’interdisent toute discussion sur son impact à long terme vis-à-vis du public, des étudiants et des écoliers. Ils refusent de prendre en considération la possibilité de présenter des formes de langage plus complexes où le spectateur appréhende une structure du temps et de l’espace l’encourageant à réfléchir et interagir.
Que se passerait-il si cette emprise de la Monoforme était appliquée à la peinture, à la sculpture, au théâtre, à la littérature, à la poésie ou à la musique ? Bien sûr, ces autres modes d’expressions ont été, eux aussi, soumis à des contraintes commerciales et aux exigences du marché, mais aucun d’entre eux n’a été aussi désastreusement asservi à la demande de conformité et de standardisation que ne l’a été le média audiovisuel. Et aucun de leurs créateurs ne traite ses collègues “dissidents” avec un tel niveau d’intolérance et d’irrespect.
Laissez-moi présenter brièvement trois exemples de résistance à l’examen critique de la crise des médias :
En France, le système éducatif a inauguré une nouvelle option « film et vidéo » dans les lycées et les collèges. Étant donné le record de conservatisme dans l’enseignement des médias, on peut raisonnablement supposer que cette « nouvelle » option sera plus ou moins de la même eau que ce qui s’est vu jusqu’ici, c’est-à-dire qu’elle apprendra la Monoforme. On pourrait presque imaginer le fond de pensée officiel : « Imposez-leur tant qu’ils sont jeunes ! » J’ai écrit à plusieurs professeurs de lycée impliqués dans cette pédagogie récente par les médias afin de savoir s’ils incluaient quelque base critique dans leurs intentions. Aucun n’a répondu.
J’ai été pendant des années abonné au Guardian Weekly (comparable, dans son esprit d’analyse, au Monde diplomatique en France). Le Guardian a généralement des articles plutôt perspicaces sur une grande variété de problèmes généraux — mais jamais, au grand jamais, il ne critique le rôle des MAVM, et encore moins la Monoforme. Une de ses rubriques invite les abonnés à se présenter et à donner leur avis sur le journal. Jamais je n’y ai lu de dépréciation du rôle des médias, ni une quelconque allusion au manque de couverture de cette question spécifique par la rédaction.
Le mouvement social global AVAAZ se sert d’un procédé de pétitions en ligne pour alerter le public et intervenir sur différents problèmes importants. Je n’y ai jamais vu de pétition qui dénoncerait les priorités fixées par les médias, et encore moins la dictature de la Monoforme.
Je cite ces exemples pour illustrer le fait qu’on a laissé la crise de la Monoforme se perpétrer, ignorée par tous, au-delà de toute prise de conscience et de toute action critique durant les dernières décennies. Dans quelques milieux professionnels, sociaux ou politiques, c’est incontestablement la rançon de l’omerta et du manque d’information analytique sur le sujet, tant de la part des médias que du système éducatif. Dans d’autres cas, les passions humaines sont directement complices de cette crise. L’ont dictée : les intérêts personnels, l’ambition, le prestige, le pouvoir, la corruption économique, l’engouement pour les grands festivals de cinéma, le lâchage des collègues critiques — y compris en les marginalisant pour maintenir le train des opportunités sur les rails. Elle se manifeste dans le fait d’empêcher la parole contradictoire d’atteindre les étudiants et de les soumettre à un palmarès filmographique plutôt que les enjoindre à poursuivre un exigeant questionnement sur la fonction des médias ; elle menace de chômage les jeunes réalisateurs qui ne suivraient pas la voie de la Monoforme ; elle implique aux auteurs de documentaires d’adhérer au nivellement des plans et aux règles de « l’objectivité » s’ils veulent pouvoir être financés ; elle apprend aux élèves que la réalisation professionnelle repose sur un procédé de « capture d’audience » grâce à « l’impact » plutôt que d’offre d’espace et de temps pour la réflexion et la remise en cause, etc.
Il est probable que ces mots vont renouveler la vieille accusation à mon propos d’« hystérique, paranoïaque et arrogant ». Ce à quoi je ne peux que répondre : « autorisez, pour la première fois, un débat professionnel ouvert au public sur toutes ces questions, et voyez ce que certains (y compris ceux qui ont subi avec douleur l’imposition de la Monoforme) ont à en dire. Alors, j’accepterai que l’on m’adresse n’importe quelle plainte. »
Peter Watkins
Pour Le Monde libertaire,
Felletin, 2015
(version révisée par mes soins)
• Media Crisis, Peter Watkins, L’Échappée, 2003, réédition 2015
• Le Monde libertaire, n°62, octobre-novembre 2015