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Qui a le goût des catastrophes ?
Choisir entre un avenir de possibles et celui dépendant d’une industrie toxique, c’est ce qu’évoquent nos dernières interventions au Pas de côté, à Cahors, notre galerie d’artistes expérimentale [sur son fonctionnement, voir le premier billet de ce blog : http://blogs.mediapart.fr/blog/luc-rigal/040912/l-art-de-l-atelier-la-rue-sans-intermediaire-et-sans-contraintes ]. Celle de Jean Maureille : « Une surprise à chaque pas », du 1er octobre au 15 novembre 2012, et celle que je propose à mon tour actuellement : « Le Cabinet des catastrophes : 1) Les gaz de schiste », jusqu’au 31 décembre 2012.
La vocation de la catastrophe
Un texte de présention me permet d’anticiper le niveau de l’altération : « Notre temps est celui des catastrophes. La catastrophe due à l’extraction par fracturation des gaz de schiste (fracking) est parfaitement connue. Initiée par une poignée de multinationales qui espèrent en tirer de substantiels profits, ses conséquences sur l’environnement naturel, l’activité et la santé des populations sont profondément dévastatrices ». Après la mobilisation nationale importante de ces derniers mois, pourquoi y insister ? Parce que rien n’est véritablement réglé. Le Quercy a fait l’objet de demandes d’exploration ouvrant la voie à une exploitation sur la presque totalité de sa superficie, déposées par deux sociétés multinationales : la BNK Petroleum (nord-américaine) et la 3 Legs Resources (par sa filiale 3 Legs Oil & Gaz, britannique, dont l’adresse est située dans le paradis fiscal de l’Île de Man). Les permis correspondants de Beaumont-de-Lomagne et de Cahors ont été rejetés par le gouvernement en septembre dernier, mais le 29 novembre était lancé à son initiative « le débat sur la transition énergétique », une concertation très officielle rassemblant notamment des représentants commerciaux et associatifs aux intérêts opposés, pour aboutir en 2013 à une ligne programmatique. Greenpeace France a refusé d’y participer, soupçonnant le gouvernement de vouloir mettre en place un cocktail de choix énergétiques contradictoire, défavorable finalement au développement des énergies renouvelables non polluantes. Deux ONG ont quitté la table des échanges dès l’annonce des personnalités contributives aux décisions finales. Mauvais présages sur la détermination de l’État à maintenir l’interdiction des forages, que beaucoup ici auraient souhaitée définitive.
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Après avoir répandu le plus possible leurs installations sur le continent américain (environ 500 000 forages aux États-Unis, dont la rentabilité commence à décroître) les compagnies pétrolières convoitent d’autres zones d’exploitation, en Afrique, en Asie et en Europe, qu’elles présentent aux collectivités locales comme autant d’Eldorado énergétiques dont les bénéfices pourront leur profiter. En fait, l’implantation de leur industrie dans le Quercy signifierait la dégradation irrémédiable de ses ressources naturelles et des activités qui en découlent et qui lui sont nécessaires : l’agriculture paysanne et le tourisme ; autrement dit la perte de son autonomie économique et des moyens de conserver librement ses choix de vie, et simultanément le renoncement aux énergies propres et pérennes respectueuses de la nature. Voilà ce qu’on peut dénoncer dans un espace d’exposition libre comme le nôtre, tenu en toute indépendance par les artistes qui s’y produisent.
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Je ne m’étends pas sur l’abomination écologique générée par le fracking, la fracturation hydraulique de la roche en sous-sol, seule technique disponible, avec ses injections de produits chimiques (500 à 750 substances, dit-on, dont certaines cancérigènes et mutagènes) et son utilisation de quantités phénoménales d’eau à prélever sur les cours d’eau et les rivières alentour. Disons que nous nous trouverions soumis à un changement complet d’identité et d’objectifs pour l’ensemble du territoire, avec un potentiel de développement rapidement déprécié : pollutions multiples touchant le vivant par l’intermédiaire des nappes phréatiques, de la flore et de l’air ; multiplication des forages, des voies d’accès et du trafic des camions-citernes par milliers pour l’acheminement de l’eau ; risques de mini-séismes et d’explosions ; avec de surcroit l’épuisement probable en quelques années des possibilités d’exploitation rentable.
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Mais ces considérations ne seraient pas complètes si on n’y ajoutait encore la déperdition inévitable du lien fort qu’entretient le Quercynois avec sa terre et la beauté du paysage. L’artiste Esther Shalev-Gerz a pu mettre en évidence cette relation particulière dans son vidéo-film « Lieux » (2002), au cours duquel elle interroge les habitants de Cahors sur leurs raisons d’habiter cette ville aujourd’hui. Tous y expriment leur attachement à la nature, sauvage et proche (les causses sont visibles dans la perspective des rues de la vieille ville), miraculeusement préservée des aliénations de l’industrie du XIXe siècle et de l’urbanisation tentaculaire du XXe. L’un d’eux y révèle ainsi emblématiquement le plaisir qu’il prend, lorsqu’il vient travailler en centre-ville, à garer sa voiture sur le bas-côté pour s’émerveiller un instant de l’environnement qu’il traverse.
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« Une surprise à chaque pas »
Le Quercy est une « terre des merveilles », disent les dépliants touristiques, on peut y faire « une surprise à chaque pas ». L’auteur de cette dernière formule est mon inventif acolyte au Pas de côté, Jean Maureille. Il se la réapproprie maintenant pour donner un titre à son installation et suggérer les soubassements de sa méthode créative originale, qui consiste à faire coïncider idéelement les objets trouvés par lui au rythme de ses désirs : « Une propension à la curiosité anime depuis toujours mes intentions créatrices : tout ce qui se présente à mes yeux est pour moi une “ surprise ” que le hasard me donne l’occasion de saisir “ à chaque pas ” ».
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La forme générale est autobiographique. Quatre sculptures d’assemblage sont dispersées sur le pourtour intérieur de la pièce et reliées entre elles par un chemin de petits modules ludiques et colorés. Chacune d’entre elles est une allusion à un aspect essentiel de la vie de son auteur. La plus ancienne (« J’arrive ») figure un enfant engagé à s’extirper d’une gangue grillagée (peluche sentimentale à la manière de Mike Kelley). Une autre (« La traversée du siècle ») redouble « le porte-bouteille » : ready-made le plus fameux de Marcel Duchamp, par son équivalent actuel en plastique, voué à l’obsolescence, au design sécuritaire et aux couleurs flashy. La suivante (« Une surprise à chaque pas ») résume et incarne la conversion symbolique fugace mise en œuvre à chaque création. La plus déconcertante (« Sous le soleil exactement ») ajoute à l’ensemble son improbable dossier de chaise extatique, figé dans son élévation. Toutes répercutent les pleins et les vides dans une circulation poétiquement équilibrée ; « “ Une surprise à chaque pas ”, dit Jean, c’est ma vie au fond, dans l’art et avec les autres, ici… ».
« Le cabinet des catastrophes : 1) Les gaz de schiste »
Je pense, en les découvrant, à l’utilisation par John Cage du silence et des bruits familiers comme matière sonore : « La question est : comment va-t-on dire tout de go Oui à tout événement imprévu, même si ce qui arrive semble n’avoir aucun rapport avec ce que l’on croyait être son engagement ? » [1], mais aussi au jeu comparatif des apparences sol/front, proche/lointain, mobile/immobile, qui vient à l’esprit en quête de repères dès que l’on emprunte un sentier perdu hors de la ville. Certainement, pour ce qui me concerne, cette perception s’est-elle transmise aux personnages inversés de mon installation présente, de même qu’aux panneaux parcourus de traces-signes, ici jetés sur le carrelage pour faire naître une similitude avec la terre sujette au fracassement. Mais je reconnais aussi dans mon traitement de la figure le bénéfice, acquis dans l’enfance, de l’expression extravagante des modillons de la cathédrale Saint-Étienne. Ces personnages de l’art roman sculptés au XIIIe siècle et alignés par dizaines le long des façades donnant sur la rue font partie pour moi des représentations les plus savoureusement sarcastiques de l’art occidental. Ici (à deux pas de la galerie), ils empruntent des postures outrancières et des déformations parodiques propres à délivrer l’imagination du carcan de l’autorité (« l’esprit de sérieux bâtit les casernes » dit Ionesco) et défaire le conformisme social de ses assurances. Ceux qui s’exhibent la tête dans le cul inversent incidemment le bas et le haut, et d’autres libérés de leur fonction de console vont jusqu’à transfigurer la façade principale de la cathédrale elle-même, qui simule un plan renversé si l’on en juge ses sculptures assises tournées vers le trottoir, et la fait ressembler aux collines dressées en arrière-fond. Connivence de la culture locale avec l’environnement local. Mes personnages sont eux aussi caricaturaux, eux aussi reliés à la représentation plurivalente de l’inscription au sol.
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« Le paysage est un corps »
La subversion des usages artistiques peut ainsi s’appuyer sur l’expérience vécue des éléments naturels et de leur traduction dans la mémoire collective. Dès l’instant où les phénomènes en opposition sont assimilés à la possibilité des formes, ils concourent à en décupler la dynamique. On peut deviner le sentiment d’une nécessité intime et la transmission d’un savoir pratique sachant s’en réclamer dans la culture paysanne, encore présente ici. « Parmi les régions de France que j’ai arpentées à pied avec passion, deux d’entre elles m’ont tout spécialement marqué : les Causses et les Alpes. J’ai marché dans les Causses du Sud-Ouest de la France pendant dix ans, chaque été, de 1975 à 1985, et chaque fois avec le même émerveillement, dit un philosophe amoureux du secteur, Causse Méjean, Causse noir, Causse de Cahors ou de Gramat : tous ces hauts-plateaux presqu’incultes avaient gardé l’allure sauvage de leur origine, et la main de l’homme avait su s’y poser sans en abolir le caractère ; au cours de mes marches, j’y ai maintes fois rencontré, au cours de haltes dans des villages ou des fermes isolées, des gens délicieux, fidèles gardiens de la mémoire de lieux riches en traditions millénaires, et j’en garde le souvenir ému ». Pour avertir un peu plus loin : « Le rapport au paysage a été fondé pendant des siècles et des millénaires sur l’équilibre entre les populations et le milieu dont elles dépendaient, équilibre qui commandait d’en ménager les ressources ; cet équilibre est aujourd’hui rompu, car les ressources sont concentrées dans les grandes villes et les sites industriels. Détachée du paysage, la population qui n’en dépend plus n’en a que faire, elle le traite comme simple matière à loisirs et le remodèle à ce effet. […] Pour qu’il y ait à nouveau du paysage, il faudrait retrouver une forme de présence au monde, une qualité d’attention, de regard et d’écoute, un rapport au temps, une disponibilité et une “ naïveté ” dont il est devenu banal de dire que nous nous en éloignons de plus en plus. Ce n’est pas ce qui arrive au paysage qui est le plus affligeant, c’est notre indifférence à ce qui lui arrive, comme si nous n’étions pas concernés, comme si cela ne nous arrivait pas aussi. C’est qu’à présent d’autres dieux nous requièrent, en particulier ceux qui vivent dans les images, et le paysage n’est pas, ne sera jamais une image : le paysage est un corps, une partie du grand corps vivant du monde avec lequel nous entrons en contact par tout le corps ; et c’est le corps humain qui, rassemblant autour de lui les éléments épars du paysage, en fait un tout, de même que c’est par le paysage rassemblé que le corps humain se tient dressé au centre de l’espace, fermement debout » [2].
[1] John Cage, Une année dès lundi. Conférences et écrits, Textuel, 2006, p. 125.
[2] Christian Carle, Libéralisme et paysage. Réflexions sur l’état des paysages français, Les Éditions de la Passion, 2003, pp. 50, 57 et 74.
• http://gazschiste.wordpress.com/collectifs-stop-gazschiste/
• http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/051112/renoncons-au-mirage-du-gaz-de-schiste
(copier et sortir du site pour obtenir la liaison)
• http://nofrackingfrance.fr/blog
• http://findupetrole.canalblog.com/archives/2012/11/17/25603584.html
• http://liberons-energie.fr/webdoc