Le temps du sous-visible de Vasco Falcão

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La vie est étrange. Étrange, la façon dont une sensation appelle une mémoire, l’émergence d’une perception une trame d’intuitions, l’identification d’une forme une nouvelle forme. Toujours l’expérience intérieure s’instruit de la labilité du temps et de sa suspension. Sur les parois des grottes de la préhistoire, les artistes ont rappelé à leurs communautés transies par la survie et la préservation l’indéfectible impact de la force vitale. Depuis lors, et en dépit des écarts récessifs de leur souveraineté pressée par le commerce, ils n’ont cessé de vouloir retrouver cette approche initiale de la vie primordiale et sa captation furtive.

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Les moyens expressifs de Vasco Falcão sont de prime abord sommaires, mais ils sont décisifs. Ils se resserrent autour des quatre moyens fondamentaux de la pratique picturale tels que l’histoire de l’art les retient dans sa période actuelle, en générant un éventail maximal d’effets symboliques à partir d’une intention minimale. De ce quadrinôme composé de l’instrument, du dessin, de la couleur et du support, c’est l’instrument qui occupe la position première. Sans l’inscription variable de la pointe brûlante incisant le bois, son art n’aurait pas vu le jour et n’existerait pas. Il en découvre seul le principe au fil de ses sensations dans les forêts de la Guinée-Bissau, petit pays majestueux d’Afrique tourné vers l’ouest et l’océan, dans sa région natale des îles de Bolama-Bijagos aux dimensions sauvages exceptionnelles. Le dessin pyrographique s’origine dans la fréquentation de ces paysages sylvestres, et dans l’impression que produit sur lui la morphologie des palétuviers aux racines aériennes, sinueuses et dansantes, qui peuplent la mangrove sur sa bordure côtière. Toujours proche et toujours présent, il s’établit avec le bois une relation intime qui ne se suffit pas de s’incarner dans la méthode de travail, mais aussi dans l’esthétique singulière qui en découle et s’accomplit grâce à lui.

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Parmi les peuples africains, celui de la Guinée-Bissau reste fortement attaché à sa spiritualité animiste, son adhésion majoritaire au catholicisme n’ayant pas eu pour effet de l’en séparer. L’artiste est un voyant. Il accède au monde caché dont la réalité est au moins aussi importante, sinon plus, que celle du monde apparent. Falcão consacre beaucoup de temps à élaborer, par des dessins préparatoires à part au crayon ou au stylo-bille, la construction des formes qui conviendra le mieux au sentiment qu’il veut rendre. Les motifs sont multiples : souvenirs personnels, portraits, événements historiques et politiques, observations volées, surtout, aux inflexions de l’ordre des esprits, émanations variables et impalpables des forces de l’univers et jalons essentiels de l’expérience humaine.
L’importance donnée à l’amplitude des courbes, leurs ellipses intrigantes et leurs galbes effilés, constitue un des signes distinctifs du graphisme de Falcão. Elle traduit à la fois sa perception sensible de l’harmonie naturelle, et sa philosophie ancestrale de l’attention pour autrui et pour les liens du ciel avec la terre sacrée. Voilà des corps humains affairés, molécularisés de toute évidence, mais, libérés par le stylet graphique de leur réclusion élémentaire, pourvus en grâce et en élévation. Aux épanchements expressifs du tracé s’agrègent des nappes de couleurs diffuses que les veines du bois étendent à la surface. Elles sont l’empreinte de la présence vibrante de l’arbre, de son altérité comme esprit et comme temporalité transfuge : « Dans notre famille, il y a moi, il y a le bois dans toute sa splendeur, sa beauté indescriptible, sa noblesse, et avec sa bonté, il reçoit sur sa surface les gens qui racontent tout ce qu’ils ont besoin de dire, qui prennent leurs poses avec leurs corps lourds et souples, pleins de sens et de regards muets, et moi je fais tout simplement ce qu’ils m’ont dit. » L’arbre introduit d’autres couleurs aussi en cours d’exécution : les variations de calcination du bois mettent en jeu une gamme de tons bruns-rouges que la pointe chauffante fait émerger du fond selon la pression émise. Couleurs à chaque fois spécifiques à l’essence de l’arbre et à ses attributs de tendreté, d’humidité et de tonalité globale. De bout en bout, la technique est significative de la conception animiste de la représentation dont Vasco Falcão se montre un artiste explicite.

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Sa parenté avec les bois sculptés métamorphiques d’Amahiguéré Dolo est ainsi édifiante, plus sans doute qu’avec la picturalité d’un Pierre Alechinsky dont on connaît son exploration comparable de la forme suggestive des racines pour exacerber les volubilités de la ligne. La transversalité des catégories d’esprit, clairement énoncée dans les humains-oiseaux ou les autoportraits à tête de singe de Falcão, se détermine aussi bien de l’association d’une collectivité avec une entité spirituelle unique. Ainsi de l’œuvre Bolama, qui dénonce le massacre d’enfants de sa communauté rurale perpétré par un pouvoir corrompu. Dans sa perception de la vie terrestre des humains, l’animisme considère que les morts ne disparaissent jamais complètement et conservent avec les vivants une relation intime. L’imagination digressive de Falcão en est profondément pénétrée, qui résiste de facto à l’uniformisme temporel de la communication de masse, temps réel et temps imminent en constituant les modèles omniprésents. La transmission par la culture orale des incarnations phénoménales de l’esprit se personnifie dans de multiples scènes imaginaires ; paradoxalement, l’aisance narrative de Falcão le rapproche du romancier à une époque où le récit littéraire s’amoindrit du fait de son tropisme mimétique envers l’image de transmission immédiate. C’est au moment même où les écrans technicisent la subjectivisation globale du quotidien que la ligne picturale investit une aire d’expression autonome propre à restituer à la pensée sa faculté d’embrassement multi-temporel de l’existence.

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Le geste ne fait pas qu’emprunter son allongement dynamique au déploiement des lignes de l’arborescence et du système radiculaire de l’arbre, il délimite à la surface du support l’incidence du temps élastique qu’il contient et le convertit instantanément en narrations mutantes. Par son intermédiaire, le dessin en arabesque advient comme une annotation des entrecroisements de réalités distinctes affleurant du sous-visible. L’énergie ascensionnelle de la plante s’accordant avec son expérience du trait, le xylopeintre en saisit et accentue les effets, les définit en un commun mouvement. Son esthétique spontanée entre en confrontation fatale avec l’esthétisation dématérialisée de la consommation. En quelques serpentines accélérées, il la destitue secrètement de son honorabilité artificielle. L’humilité et l’attrait du beau le distinguent dans le fracas des ondes.

.Pour toutes les images : ©Vasco Falcāo/Christèle Barois.

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Exposition Vasco Falcão. Dessins et bois brûlés, centre culturel Le Cap, 6 rue de la Croix, 22190 Plérin-sur-mer, du 20 octobre au 30 décembre 2023.

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