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Nous démarrons l’exposition Puèges del causse – Collines du causse au Pas de côté, à Cahors. Une dissémination divagante de rythmes modulée selon nos envies. Il n’y a qu’un espace d’installation tel que celui-ci, créé et géré par les artistes eux-mêmes, pour nous projeter dans des expériences communes de ce genre.
Textes d’accompagnement de l’exposition :
Je fais une pause, le temps d’un été, avec mon cycle d’expositions sur les catastrophes. Pour l’occasion, j’ai invité le peintre et sculpteur Mathias Milhaud à partager avec moi cette installation. Les volumes qu’il présente, extraits d’une importante série sous de multiples formats, sont obtenus à partir de pièces de vêtements et de bas féminins rembourrés, cousus et peints. Ils conjuguent leurs rythmes avec ceux des paysages organiques que je propose en peinture (série des « Parcours »). En perspective : investir en duo des moments d’arrêt du regard et de reprise, de circulation vagabonde entre les objets présents, les plans, les représentations manifestes ou suggérées. En marge, finalement, de l’accélération que subit le quotidien d’aujourd’hui, en prise à la pressurisation rentable sur toute activité.
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C’est l’incidence de l’environnement et du paysage sur le corps qui a présidé à cette association ; pour en préciser l’intention, je pourrais dire deux choses :
D’abord souligner que le causse préexiste au mouvement de nos vies ici — toujours présent, ses collines se dressent tout autour de cette ville où s’offre l’espace de la galerie —, enveloppant notre culture et notre perception d’aussi loin que notre mémoire peut en rendre compte. Or, le causse, comme l’a fait remarquer Julien Gracq, est le paysage rural sauvage par excellence, car il a été façonné le moins possible par les hommes selon l’idée qu’ils pouvaient se faire de leur supériorité. Toutes les concordances intimes avec lui n’en ont pas moins été imaginées et explorées : pour survivre, pour habiter, pour s’exprimer, souvent dans le respect et l’émerveillement pour la vigueur secrète qu’il recèle. Harmonie duelle : singularité précieuse à préserver.
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Selon le philosophe Henri Lefebvre, la férocité technomaniaque contemporaine et « le rapport de méconnaissance au corps présent dans la tradition occidentale » rendent la circulation relationnelle des rythmes difficile à concevoir comme une nécessité. Que néanmoins le causse puisse se percevoir comme un trésor d’incitations, c’est ma deuxième observation. Visibilité lointaine et immédiate, lumière intense, silence cru, aridité décuplant l’attention d’emblée, instinctif aux aguets, se condensent en horizontales vastes de plateaux ou en verticales accumulées des collines. Externalité diffuse/insinuation coordonnée. Quant à moi, qui ressens ma peinture très impliquée dans les rythmes, je la rapporte volontiers à ce qu’un inventeur de caméras de cinéma maniables et efficaces, Jean-Pierre Beauviala, entendait dès l’origine favoriser dans la manière de filmer : la vitalité, la spontanéité, la volubilité. Lorsqu’il commença à utiliser lui-même ses modèles, c’était précisément en accompagnant les mobilisations paysannes sur le causse du Larzac, en 1972 [1]. Il résolut de les appeler « caméras agricoles ». Je n’aurais pas de mal, dans mes efforts, à qualifier sur cet exemple mes réalisations du terme générique de « peinture agricole ».
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Henri Lefebvre : « Avec l’industrie moderne et la vie urbaine, l’abstraction commande le rapport au corps. La nature s’éloignant, rien ne restitue le corps total, rien ni dans les objets, ni dans les activités […] La capacité inventive du corps, il n’y a pas à la démontrer : il la montre, il la déploie dans l’espace. Les rythmes multiples s’interpénètrent. Dans le corps et autour de lui, comme à la surface d’une eau, comme dans la masse d’un fluide, les rythmes se croisent et s’entrecroisent, se superposent, liés à l’espace. Ils ne laissent rien hors d’eux, ni les impulsions élémentaires, ni les énergies, qu’elles se répartissent à l’intérieur du corps ou à sa surface, qu’elles soient “normales” ou excessives, réplique à une action extérieure ou explosives. Ces rythmes ont rapport avec les besoins, dispersés en tendances ou concentrés en désir. Comment les dénombrer ? Certains se constatent immédiatement : la respiration, le cœur, la soif et la faim, le sommeil. D’autres se dissimulent, ceux du sexe, de la fécondité, de la vie sociale, de la pensée. Les uns restent en surface, d’autres surgissent des profondeurs cachées [2]. »
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[1] Opérations fermes ouvertes, 1972, de Jean-Pierre Beauviala et Suzanne Rosenberg. Ce film est représentatif, avec Gardarem lo larzac (1974), de Bloch, Haudiquet et Lévy, du cinéma occitan militant de cette époque, scrutateur d’une réalité sociale et politique occultée par le cinéma dominant dont il rejetait également les méthodes conventionnelles de tournage. La société autogérée Aaton, fondée par Beauviala, devait notamment créer par la suite un type inédit de caméra 35 mm en collaboration avec Jean-Luc Godard selon ses critères esthétiques.
[2] Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Anthropos, 1981, pp. 236, 237. Henri Lefebvre souhaitait promouvoir la réhabilitation du sensible dans l’analyse politique, la critique de la dislocation des rythmes ne devant pas se limiter à la sphère du travail comme il reprochait aux marxistes de s’y livrer, mais à la vie quotidienne conçue sous tous ses aspects. Voir aussi : Critique de la vie quotidienne, III – De la modernité au modernisme (pour une métaphilosophie du quotidien), L’Arche, 1981 ; Éléments de rythmanalyse, introduction à la connaissance des rythmes, Syllepse, 1992.
Puèges del causse – Collines du causse, installation de Mathias Milhaud et Luc Rigal, galerie d’art autonome Le Pas de côté, 37 rue Saint-James/Louise Michel, Cahors. Du 6 juillet au 15 septembre 2014.