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Billet de blog 20 août 2022

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Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarités (Quentin Bérard)

Le déconstructionnisme et le fondamentalisme se rejoignent dans un même projet d’annihilation de la singularité occidentale : son apologie de l’autonomie collective incarnée dans la démocratie et une synergie polycentrique internationale.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

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Au cours des deux dernières décennies, deux ensembles politiques sont devenus très influents dans les sociétés occidentales : le « déconstructionnisme » (ou « progressisme », ou dernièrement « wokisme »), issu de diverses factions d’extrême gauche d’une part. Et le « fondamentalisme » (ou « obscurantisme », ou « communautarisme », ou « néo-traditionalisme ») d’autre part, véhiculé essentiellement par des populations d’origines immigrées opérant un retour identitaire. Ces deux ensembles ont en commun la reprise de réflexes et de mécanismes proto-totalitaires identifiés, mais leur articulation reste largement impensée.

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Les nébuleuses progressistes et les galaxies obscurantistes

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Plutôt que deux mouvements circonscrits, il s’agit de vastes ensembles, tantôt diffus, tantôt structurés, à replacer dans deux dynamiques distinctes visant des objectifs différents. Le « déconstructionnisme » cherche passionnément à « déconstruire », c’est-à-dire discréditer, délégitimer et détruire, tantôt ou simultanément la différence sexuelle (néo-féministes), les pratiques alimentaires (végans), le mode de vie (écologistes radicaux), l’enracinement (militants humanitaires), l’organisation sociale dans sa globalité (néo-gauchistes), la totalité des savoirs humains (les « studies »), etc.

De son côté, le « fondamentalisme » cherche à imposer sa sécession religieuse (islamisme ou néo-évangélisme), son séparatisme ethnique (communautarisme et sécessionnisme), sa hiérarchie raciale (racialisme), son ordre moral (néo-sexisme), etc. Ces deux grandes tendances de moins en moins minoritaires — les premiers dans les institutions médiatico-politiques, les seconds dans les métropoles et leurs couronnes urbaines — semblent s’opposer politiquement ; le « déconstructionnisme » étant une résurgence de postures progressistes d’extrême gauche, le « fondamentalisme » dans son conservatisme caricatural incarnant une extrême droite totalement décomplexée. Mais on les voit pourtant s’hybrider de manière spectaculaire dans l’islamo-gauchisme, l’indigénisme, l’insurrectionnalisme, l’écologie décoloniale, le néo-féminisme ou le sans-frontiérisme.

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Prise en tenaille

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Cette convergence apparemment contre nature n’est ni fortuite ni tactique : son ciment est une haine viscérale des sociétés occidentales. Elle forme une véritable tenaille destructrice : le « déconstructionnisme » cherche à détruire de l’intérieur les fondements de nos sociétés contemporaines sans même chercher à formuler une alternative crédible, tandis que le « fondamentalisme » impose, d’un extérieur revendiqué, des valeurs exogènes et des (pseudo) principes traditionnels sans pouvoir réfuter — ni même essayer de réfuter — ceux des cultures d’accueil ; le premier, élitiste et avant-gardiste, déconstruit d’en haut, le second, populaire et diffus, refonde à partir du bas pour miner les sociétés occidentales ; le post-modernisme de celui-ci s’articule avec le pré-modernisme de celui-là contre les acquis de la modernité ; le vernis politico-intellectuel de l’un et l’ancrage populaire de l’autre forment illusion dans la perspective commune d’en finir avec les principes des Lumières, les acquis du monde moderne, et la spécificité du projet d’autonomie de la civilisation occidentale.

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Détestation des fondements démocratiques de l’Occident

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Ce qui est honni dans cet Occident n’est pas, très précisément, ce qu’il se reproche à lui-même sans cesse depuis son apparition, mais, tout au contraire, son principe même d’auto-institution, la capacité d’autocritique et d’auto-transformation d’une société.

« Déconstructionnisme » comme « fondamentalisme » sont, de ce point de vue, antidémocratiques : le premier rend impossible toute délibération rationnelle (ou simplement raisonnable), le second brandit une parole révélée ou un état de fait indiscutable. Cela se retrouva dans leurs modes d’action (censures, interdictions, intimidations, menaces, violences) comme dans leur stratégie (mépris sans borne pour les « petites gens » simplement dubitatifs face à leurs délires, particulièrement s’ils sont occidentaux ou occidentalisés).

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Contre l’autonomie : l’anomie et l’hétéronomie

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L’objet de leur détestation est en réalité le principe de liberté, ou plus exactement, le principe de l’autonomie, au sens de Cornelius Castoriadis ; cette capacité pour les individus comme pour les collectivités à poser, élucider, délibérer pour instituer explicitement leurs volontés, leurs valeurs, leurs projets, bref, leurs institutions, leurs nomos.

Le « déconstructionnisme » ne s’inscrit en rien dans ce courant : il ne cherche pas, sinon tactiquement, à changer les lois ou les normes, mais bien à les détruire — il ne cherche pas l’autonomie, il veut installer l’anomie. Le « fondamentalisme » refuse l’autonomie non comme existence de normes, mais en tant qu’elles sont librement acceptées : il les veut arrimées à une instance extrasociale indiscutable, qu’elle soit un Dieu, une Race, une Ethnie, un Sexe — il a en horreur l’autonomie, au nom de l’hétéronomie qui le caractérise.

Nos sociétés historiques, en délabrement intrinsèque depuis les deux guerres mondiales, quittent peu à peu les rivages familiers et pluriséculaires de l’autonomie pour s’adonner à l’anomie, dont le « déconstructionnisme » n’est finalement que la rationalisation. Nous nous dirigeons de plus en plus sûrement vers l’hétéronomie contre laquelle se sont constitués la Renaissance, les Lumières, le mouvement ouvrier, celui de la libération des femmes, mouvements instituants de notre modernité occidentale dont le « fondamentalisme » veut accélérer le remplacement.

Cette tripartition, autonomie, anomie et hétéronomie, se retrouve dans les trois domaines où il est pertinent d’analyser le « wokisme » comme le « fondamentalisme » ; les domaines politique, philosophique et religieux.

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Dimension politique : le tribalisme et l’impérialisme contre le polycentrisme

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Politiquement, ces deux grands ensembles peuvent être à leur tour découpés transversalement en deux grandes tendances permettant d’articuler anomie et hétéronomie : le « tribalisme » ou les « communautaristes », ou les « néo-barbares » d’un côté ; l’« impérialisme » ou les « mondialistes », ou les « anywhere » de l’autre.

Le « tribalisme » regroupe tous ceux qui minent l’intérêt général en ne reconnaissant que les intérêts particuliers de leur camp, de leur clan, de leur sexe, de leur religion, de leur ethnie, etc. Ils ne cherchent absolument pas à faire société, qu’ils parasitent et contribuent à disloquer, mais bien à l’instrumentaliser à leurs propres fins, et, quels qu’en soient les moyens, jusqu’à la violence sans retenue. Ils ne revendiquent pas l’enracinement éclairé ou l’appartenance libre, mais l’assujettissement de l’individu fondu dans sa tribu et totalement aliéné à ses totems et ses tabous.

L’« impérialisme », au contraire, ne se réclame que de la société, de toutes les sociétés, même, qu’il s’agirait d’unifier sous un État unique transnational et surplombant, arbitre, garant et partie prenante de la concurrence multiculturelle. Il ne s’agit pas ici non plus de faire société, mais bien de créer une totalité universelle où l’individu disparaît également au profit d’un sujet inféodé à l’État impérial, sans prise sur son cadre politique et pris dans un réseau d’allégeances et de vassalités.

Loin de s’opposer fondamentalement, « tribalisme » et « impérialisme » s’impliquent mutuellement, selon une dynamique mise au jour au XIVe siècle par Ibn Khaldoun : les marges violentes des empires les harcèlent perpétuellement, leur fournissant des mercenaires, puis les submergent, provoquant l’effondrement de l’empire que leur clan refonde selon les mêmes principes, avant de se pacifier à leur tour et de devenir vulnérables aux attaques aux frontières des peuples du limes. Dialectique millénaire qui semble avoir animé tous les empires depuis l’Assyrie jusqu’aux Indes britanniques, qui a été reprise par les menées totalitaires du XXe siècle. Elle est évidemment violemment opposée au peuple en arme exerçant une souveraineté populaire, qui ne peut s’exercer que dans un périmètre circonscrit : communes, régions ou nations porteuses d’un projet collectif autodéterminé.

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Dimension philosophique : post-modernisme et pré-modernisme contre la modernité

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Dans le domaine philosophique, on retrouve également deux démarches opposées et une même convergence : utiliser contre elle-même la capacité occidentale de remise en question, afin d’y substituer ses dogmes hétéronomes pour le « fondamentalisme » et une autodestruction de la raison pour l’anomie « woke ».

La généalogie de ce dernier est connue : de Martin Heidegger et Friedrich Nietzsche à l’École de Francfort et Antonio Gramsci, puis Herbert Marcuse et bien sûr Michel Foucault et Jacques Derrida, c’est toujours un monde entièrement dominé par un principe unique et ontologiquement mauvais qu’il s’agirait d’abattre. Au fil de la dégénérescence de ce monisme qui a nourri les totalitarismes, il est devenu impossible d’identifier une pensée dans ce post-modernisme : la critique de l’existant est strictement canalisée contre l’Occident, la théorie est immédiatement engluée au nom de la Cause et l’autonomie de la pensée a fait place à l’embrigadement en même temps qu’à la destruction de toute règle, et d’abord du langage. Cette anomie veut en finir avec l’interrogation illimitée par une saturation d’insignifiance, comme un suicidé fuit sa condition insupportable de mortel.

Inverse exact, la « philosophie » de l’« obscurantisme » n’est que l’affirmation non questionnée de dogmes hérités, néo-traditionnels, religieux ou coutumiers. Les mythologies ancestrales sont d’autant plus caricaturalement revendiquées et idéologisées qu’elles ont été corrodées et déstructurées par ce questionnement moderne. Islamisme, communautarisme et racialisme sont des mouvements authentiquement réactionnaires qui excèdent tous leurs équivalents occidentaux : l’esprit y est pris dans une stricte clôture forclose par la Révélation, la destinée ou le clanisme, et la discussion rationnelle leur est inconcevable.

Il s’agit, dans les deux cas, d’en finir avec la pensée libre et argumentée pour renouer avec la pensée magique — on ne s’étonnera pas, alors, ni des références à la sorcellerie ni des procès en sorcellerie. Sur un plan psychologique, la culpabilité narcissique [1] qui caractérise les « éveillés » — telle que l’a excellemment formulée le psychanalyste Daniel Sibony — s’emboîte parfaitement au complotisme victimaire des « fondamentalistes » : ceux-ci reportent sur une puissance persécutrice et omniprésente les démentis infinis que leur inflige la réalité, les premiers prenant sur eux cette responsabilité qui les propulse au centre et à l’origine du monde, les deux formant un circuit fermé d’auto-engendrement.

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Dimension religieuse : néo-christianisme et islamisme contre athéisme

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Ce sont leurs aspects religieux qui permettent de saisir le mieux la nature du « wokisme » comme du « fondamentalisme », dont le sens échappe à nos sociétés fortement sécularisées, oublieuses des fondements théologiques et abîmées dans une sorte de flottement spirituel.

Le « wokisme », compris comme le dernier avatar d’un marxisme-léninisme rendu méconnaissable par ses métamorphoses tiers-mondistes, n’en reprend plus que le squelette judéo-chrétien : une avant-garde consciente composée de prophètes, d’apôtres et de disciples agissant au nom d’une minorité élue et oppressée appelée, par un sens inéluctable de l’histoire, à faire spontanément jaillir du chaos un monde de réconciliation universelle. Ces véritables néo-chrétiens sécrètent une soupe primitive néo-gnostique mâtinée de manichéisme, d’animisme, de stoïcisme. Il s’agit d’un syncrétisme tâtonnant regroupant les deuxième et quatrième monothéismes (chrétien et marxiste), un millénarisme apocalyptique bien décidé à en finir avec le principe de réalité.

Les dimensions religieuses du « fondamentalisme », multiples et bien plus explicites, sont largement dominées par l’islam, seule religion héritière du projet millénariste judéo-chrétien visant l’instauration d’un empire théocratique. Sa renaissance depuis un siècle est sans renouveau théologique : elle est une crispation identitaire face à une modernité incompréhensible à l’intérieur du message et d’un modèle mahométan irréformables. Cette rigidité même de l’islam, son prosélytisme compulsif, mais aussi son histoire de gestion différenciée des populations, lui donne naturellement un avantage offensif au sein du délitement anthropologique actuel.

Le syncrétisme anomique d’un côté et l’orthodoxie hétéronome de l’autre se rejoignent dans leur détestation d’un Occident qui est parvenu à créer un sens sans transcendance tout en produisant, pour tous, une opulence et une liberté réelles que seuls leurs Paradis auraient dû réaliser.

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Ce qu’il y a à sauver

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L’articulation entre les galaxies « wokes » et les nébuleuses « obscurantistes » sur le plan politique, philosophique et religieux (mais aussi sociologique, idéologique ou anthropologique) est intelligible : il s’agit d’un tir croisé ravageur, mais dont l’efficacité n’est qu’à la mesure de la dégénérescence intrinsèque de l’Occident, depuis la guerre civile européenne de 1914-1945, qui l’a profondément dévitalisé.

L’extrême droite européenne, très marginale, fantasme une refondation de la civilisation occidentale, mais sans en saisir la singularité émancipatrice : celle-ci n’est pas la chrétienté, mais au contraire la laïcité et surtout l’athéisme ; elle n’est pas la grandeur passagèrement impériale d’une nation, mais au contraire une synergie polycentrique inter-nationale ; et elle n’est pas non plus la puissance instrumentale techno-scientifique, mais le déploiement d’un projet d’autonomie alliant autolimitation et lucidité, incarné dans la démocratie, la philosophie et la psychanalyse, ressorts originaux et fondamentaux d’une créativité historique exceptionnelle.

C’est cette singularité civilisationnelle, universelle pour autant que n’importe qui puisse se l’approprier, qu’il y aurait à sauver et à approfondir. Cela ne se fera qu’à travers son exercice par le plus grand nombre, c’est-à-dire la reprise d’une histoire écrite cahin-caha par les peuples eux-mêmes depuis au moins le XIIIe siècle, et visant l’autonomie individuelle et collective.

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Quentin Bérard

(Texte initialement paru sur le site de la revue Front Populaire)

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[1] « [J’appelle “culpabilité narcissique”] une posture mentale qui sert aujourd’hui d’“éthique” à beaucoup de responsables. Intéressante par elle-même, elle repose sur un montage psychologique assez courant : on prend sur soi la faute ou l’on feint de la prendre, comme pour en libérer les personnes concernées, sur lesquelles, en fait, on cherche à prendre l’ascendant. [...] Quand un homme vous dit : “Tout cela, c’est ma faute” en parlant d’une situation où il compte assez peu, vous percevez qu’il met en jeu sa façon de se placer au centre, de se hisser à une posture de responsable “plus à même d’affronter le problème” où pourtant d’autres sont touchés plus que lui. C’est sa façon de vouloir prendre l’ascendant et de paraître incontournable. [...] Il présente cette culpabilité imaginaire comme le signe d’une exigence éthique supérieure.

[…] La machine à faire du non-dit prend la forme d’une censure, qui est un des outils de la culpabilité narcissique, où l’on se pose comme coupable des problèmes de l’islam et l’on s’honore de le reconnaître. Cet acte gratifiant, “narcissisant”, [...] a une visée plus précise et plus pratique : assurer son pouvoir sur ceux qui en pâtissent, en l’occurrence les musulmans, et aussi sur les autres, au cas où, par exemple, ils veulent y voir de plus près, dans le secret. On veut qu’ils le respectent comme s’il était une figure du sacré. » Daniel Sibony (Islam, phobie, culpabilité, Odile Jacob, 2014)

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