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Aujourd’hui que le socialisme au gouvernement poursuit sa dévaluation par la dénégation de ses principes historiques, c’est dans les conditions municipales de proximité que ses instructions affichent le plus directement leur stérilité. Ainsi, Marc Vayssouze, maire PS de Cahors, et Anne Hidalgo, maire PS de Paris, poursuivent-ils, chacun à proportion de leur mandat électoral, une semblable politique sécuritaire fondée sur l’adoption de comportements disciplinaires, quand l’affirmation de convergences culturelles et sociales serait plus apte à construire une unanimité collective.
À Cahors, moyenne ville de campagne, où notre galerie alternative Le Pas de côté présente régulièrement des installations artistiques dans le centre historique, le maire annonce ajouter bientôt 19 caméras de surveillance à celles déjà installées dans les rues et les voies principales d’accès. À Paris, c’est un supplément de 165 caméras aux 1144 déjà existantes intra-muros qui vient d’être voté par le conseil municipal. Coûts respectifs : 250 000 et 6 millions d’euros. Des subventions importantes, mais ni plus ni moins que le budget d’un film commercial grand public ou d’une vingtaine d’épisodes d’une émission de télé-réalité de grande écoute. Ramenées, par exemple, au salaire moyen net d’animateurs utiles à la cité, on obtiendrait l’équivalent de 13 ans d’activité pour l’estimation basse et 312 ans pour l’estimation haute. La comparaison indique la différenciation entre les divers investissements durables que les édiles sont en mesure d’évaluer relativement à la conception de leur mission sociale. En situation de désinvestissement civique, l’habitude fait son chemin. La propédeutique convivialiste a perdu en audience dans les villes historiques, depuis que le raz-de-marée du tourisme de masse imprime dans les responsabilités politiques le rapprochement nécessaire de l’industrie du loisir avec la technologie policière. L’administration socialiste préfère ainsi protéger les activités lucratives et les voies de circulation, en oubliant volontairement l’enlisement des questions relatives à l’état de précarisation économique et de déculturation d’une part croissante des concitoyens.
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C’est le jour même de la publication dans la presse de cette annonce que mon ami et artiste complice Jean Maureille inaugurait au Pas de côté son exposition personnelle intitulée « Souriez, vous êtes filmé », dont l’axe principal consiste précisément en un dispositif de vidéosurveillance. Les divers objets d’assemblage qui la constituent s’offrent au regard du public à mesure qu’il suit les sinuosités au sol du fil d’alimentation d’une caméra ostensiblement dirigée sur lui. Chacun d’eux figure comme un élément de ponctuation poétique en parfaite opposition avec le processus policier qui les unit, et dont l’observateur finit par se rendre compte (ou pas) que la prise d’images se révélant factice, la nature véritable du dispositif ne peut être qu’entièrement ludique et illusoire.
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L’artiste Christian Boltanski avait abordé la question de la surveillance totale en concluant avec un riche collectionneur un contrat spécifique stipulant que toutes les pièces de l’atelier où il travaille seraient filmées en continu jusqu’à sa mort en échange d’un salaire, les milliers d’heures d’images obtenues devant donner matière ensuite à une installation permanente. L’exposition de Jean Maureille se présente comme le double inversé d’une proposition antérieure à celle-ci composant également avec le voyeurisme, car, réalisée dans les conditions de l’espace clos du Pas de côté, elle exploitait la particularité que l’observateur saisit son contenu exclusivement à travers la vitrine donnant sur rue. Il s’était agi alors de transporter pour une durée de quatre mois l’atelier en désordre dans cet espace, l’établi face à la vitre. On pouvait y découvrir certains jours, au gré de l’humeur de son instigateur, une reconfiguration partielle des éléments périphériques, ou bien, sur la surface de travail où les réalisations prennent forme, une expression nouvelle insolite. Avec « Souriez, vous êtes filmé », c’est maintenant au public d’être visé. Et à travers lui toute la duplicité de la sollicitation à entériner une technologie dissuasive de contrôle dont la finalité sociale cache un procès de prévoyance absolu. On a pu en apprécier en 2013 le potentiel paranoïaque avec les révélations d’Edward Snowden sur le programme gouvernemental américain d’espionnage informatique, consistant à déceler dans les données personnelles de chacun des milliards d’individus de la planète tout indice susceptible de signaler un projet d’atteinte au territoire national. Ce programme d’analyse préventive totalitaire, créé sous la présidence de George W. Bush, a été conservé lorsqu’il prit la suite par Barack Obama.
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Chaque objet figurant dans cette installation se présente comme une formulation contradictoire implicite — intérieur/extérieur, haut/bas, circuit artificiel/circuit naturel, têtes/pieds, etc. —, répercutant dans l’aire d’expression du regard que constitue la galerie la dualité inhérente au système vu/voyant qu’elle exhibe. Et tandis que l’œil espion de la caméra de surveillance franchit les bornes de la séparation vitrée pour enregistrer l’identité du regardeur, celui-ci effectue l’opération inverse en explorant les méandres au sol du dispositif de contrôle et les digressions buissonnières de l’imagination qu’elles entraînent. Enfermement par la sortie et évasion par l’entrée : la conversion paradoxale à laquelle se prête l’observateur confine à une pataphysique furtive dont l’organisateur ne cache pas de se régaler.
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Mais pour appréhender pleinement les manifestations de l’esthétique auxquelles cette installation donne lieu, il faut se rapporter au processus de la « création permanente », que connaît bien Jean Maureille et dont son expression est significative. Ce processus, énoncé par Robert Filliou , consiste à relancer la faculté imaginative par la propriété de l’esprit de rester insatisfait devant la perfection d’un objet fini, et d’entreprendre par nécessité de lui confectionner un substitut dont l’inachèvement initial débouchera finalement sur une invention nouvelle. Cette sérendipité naturelle, qui fait passer du « bien fait » au « mal fait », puis du « mal fait » au « pas fait » nécessaire à l’accomplissement du nouveau, l’imagination libre réclame d’en être la dépositaire, que le formalisme totalisant de la société industrielle projette indéfiniment de plier à ses fins. Son effectivité transgressive (hétérotopique) se vérifie de mettre en jeu une part supérieure d’innocence et de curiosité, dont l’alchimie digressive doit permettre à chacun d’anticiper sa part d’exception (Filliou dit « de génie »), au-delà ou en dépit de l’interférence due à une autorité extérieure. Robert Filliou voyait ainsi dans chaque prospection de ce type les prémices d’une zone stratégique de l’inventivité, baptisée par lui « Territoire de la République Géniale », aux effets politiques libérateurs.
Le TRG que Jean Maureille propose ici à l’appréciation de son public a pour résultat premier de discréditer le modèle démagogique des programmes de dissuasion sécuritaire que des politiciens honorables vantent, par défaut, à leurs administrés. Mais il augure aussi, plus largement, de la revalorisation du symbolique qu’une culture populaire a possibilité d’initier et dont elle pourrait profiter si ses constituants, que Bernard Charbonneau espérait voir grandir sur deux plans principaux d’émancipation, se confortaient : « Une culture populaire suppose un peuple, disait-il, c’est-à-dire une collectivité vivant de sa vie propre : des pays, des métiers, des familles, des hommes, libres. Entre autre chose, elle suppose que la société échappe à l’État. Qu’un jour la vie reprenne un sens et sans intervention d’un ministre de la culture, il n’y aura pas d’outil, pas de geste, qui ne porte la marque d’un style. » Tout dispositif d’expression de Jean Maureille configure en diversion suggestive l’élan de son imaginaire immédiat, passe-muraille des institutions et des normes que le peuple appréhende, à son contact, de supporter malgré lui.
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Souriez, vous êtes filmé, installation de Jean Maureille, galerie d’art autonome Le Pas de côté, 37 rue Saint-James/Louise Michel, Cahors. Du 1er septembre au 31 octobre 2015.