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Maureille est destroy. C’est plus fort que lui. Pour un artiste si proche des inclinaisons contestataires de Fluxus, c’est une implication à prendre en compte.
Enfant, la peinture l’a occupé un moment sur le mode émerveillé-impressionniste, la sculpture dans le style instantané-fil de fer, mais la formation initiale s’est assez rapidement muée selon ses propres normes d’appréciation en diversions prolifiques.
Parmi la somme d’expressions multiples qui a investi le champ de ses préoccupations, le dessin au trait et l’objet d’assemblage forment un ensemble élémentaire à partir duquel sa pensée créative s’est frayée son chemin. Elles sont de celles qu’il pratique le plus quotidiennement jusqu’à aujourd’hui, engageant par ce biais une relation immédiate à la spontanéité et à la fluctuation inventive.
Le dessin, au crayon ou à l’encre, se base sur les inflexions produites par la ligne, aboutissant le plus souvent à une figuration suggestive, allant du sommaire épuré au brouillage intempestif rendant le motif méconnaissable. Ce sont des créations ponctuelles, faites très vite sur des bloc-notes qu’il conserve à portée : des pocket-note drawings remplis d’humour et de nervosité. Saynètes caricaturales, étrangetés rythmiques, descriptions succinctes.
Les assemblages sont obtenus à partir de deux objets différents réunis en un seul. Il les dénomme « collures », en référence au collage cinématographique qui permet d’abouter deux plans pour une action unique sans que la conscience du spectateur s’en trouve modifiée. La démarche est conceptuellement définie : toujours deux objets, jamais plus. La signification du rapprochement en ressort plus énigmatique et la délimitation entre l’un et l’autre plus essentiellement mise en cause. L’agencement hybride préside à l’effraction du réel.
Pas plus que les instruments du dessin n’ont de qualité exceptionnelle, les objets retenus pour obtenir les collures n’ont de valeur remarquable. Bien au contraire, toujours il s’agira de se placer du côté du plus direct et du plus simple : de l’usuel banal, du commercial domestique ou du rebut. Ceux-ci sont repérés au hasard des chemins, dans des fonds de commerce où ils étaient oubliés, sur des bords de trottoir, échoués dans les brocantes et les vide-greniers. Usés et dépréciés le plus souvent ; l’idée de leur rapprochement s’opère en un instant.
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La rapidité de la conception et de la mise en œuvre est donc une donnée fondamentale de la création de Jean Maureille. Cette célérité lui confère une vitalité portant l’empreinte distinctive de la seconde modernité apparue au XXe siècle, qui trouva élection particulièrement aux États-Unis. Celle qui vit le corps prendre une importance capitale dans la réalisation des œuvres : dans la peinture et la danse lorsque le geste s’investit d’une ferveur génératrice insoupçonnée jusqu’alors, dans la sculpture où le procédé de l’assemblage s’éprouva comme expérience providentielle pourvoyeuse d’immédiateté. Et c’est bien en tant que geste que Maureille définit son activité créative à sa source, mais son recours emprunte une voie très spécifique de détachement critique et d’ironie.
À l’origine de l’assemblage maureillien, Marcel Duchamp, proférateur rebelle, inaugure, avec le ready-made, la possibilité pour un objet quelconque d’accéder sans artifice au sublissime artistique. Dans le cas présent, cependant, son existence se double d’une hypothèse narrative établie en forme de canevas : l’observateur est invité à décrypter les signes susceptibles de lui ouvrir le sens de sa configuration formelle. Mais les apprentissages communément acquis par ingestion mentale du commercialisme ne lui seront d’aucune utilité. Soumis à un régime d’exception illusionniste, il sera conduit à réviser ses réflexes d’assimilation symbolique et à se déprendre de ses automatismes visuels. D’indices chausse-trappes en décalages déceptifs, l’évocation offerte fait la nique au schématisme. Maureille brouille le jeu et se régale de ses sapes. Il ne s’agit pas seulement d’exubérances poétiques, mais de constructions satrapes faites pour casser la donne. Pour y comprendre quelque chose, c’est plus alors John Cage et ses structures épiphaniques qui indiqueront l’angle d’approche approprié.
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En concevant les énoncés de ses pièces musicales distinctement du déroulement cadencé, sur un principe alternatif disponible à l’aléatoire et où le matériau peut être mis en avant avec ses particularités, Cage ouvrit la voie à une conception culturelle inédite de l’expression artistique, dont Fluxus fut le bruyant héritier. C’est sur son exemple que le mouvement développa ses idées originales d’« événements » gratuits, happenings ou events, et procéda à l’élargissement du champ des arts plastiques vers des exercices insolites propres à périmer les limitations professionnelles instituées. Si le passé avait vu « l’art estomper la différence entre l’art et la vie », le temps était venu, annonçait John Cage, où « il fallait laisser la vie estomper la différence entre la vie et l’art ». Fluxus redéfinit la pratique de l’art au-delà des moyens répétitifs du bien faire et de la bonne tenue, autour desquels la prescription spéculative du marché pérennise en conscience les termes de son hégémonie.
Maureille n’intervient jamais sur la réalité des objets qu’il retient pour ses assemblages énigmatiques. Leur substance persistera telle qu’elle était lorsqu’il les a trouvés ; leurs couleurs périssables ne seront jamais ravivées, leur vieillissement visible aucunement corrigé. L’adjonction initiale reste déterminante et fait de l’objet terminal le témoin explicite de son accomplissement. L’art est à portée de chacun et peut se convoquer partout. Bien que les artistes qui y souscrivent soient assez peu nombreux… : ce sont des « concrétistes », dit George Maciunas, le fédérateur historique des créateurs Fluxus. Ils abhorrent pour la plupart la contention narcissique des prétendants au prestige, l’avidité calculatrice de l’opportunisme bourgeois, l’altération de l’imagination soumise au technicisme, la misère relationnelle et sensuelle de la société de performance. Leurs œuvres s’exécutent dans un transport ludique et dionysiaque insupportable pour les gardes-chiourme de l’officialité culturelle.
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En supplément de sa démarche, l’esthétique de Jean Maureille se rapproche de Fluxus pour au moins deux raisons. Il ne fixe aucune restriction à l’éventail de ses moyens d’expression, comme on le voit dans l’étendue des pratiques menées en même temps que ses dessins et objets : installations transversales, images de presse recomposées (les « découpures »), photos et films anomaliques, textes de genre détournés. Ce sont autant de processus de réappropriation du quotidien en marge des circuits d’exploitation commerciaux, leur disputant leur influence et luttant contre leur expansionnisme dopé par la technologie.
Mais il y aussi son investissement dans l’expression du délaissé et du précaire qui donne à ses réalisations, et en particulier à ses objets, une « pâte » reconnaissable. La volonté de dévaluer les conventions de l’attraction visuelle et de faire barrage à la bienséance artistique passe par la célébration de l’imparfait, du réprouvé, voire du détestable. Les objets affichent en quantité leur souillure ou leur décomposition. D’un point de vue formel, on pourrait dire qu’on borde les normes antisociales de l’esthétique punk, dans une parenté avec les subversions plastiques de Daniel Spoerri ou de Paul McCarthy. Mais la constitution introspective de ces sculptures incorrectes les prédestine à surligner leur assimilation à une altérité étrange et à se doter d’une nouvelle signification si on se place sur un plan politique. Ce politique est à comprendre à part des conventions habituelles.
Pour l’artiste prenant pied pleinement dans la postmodernité, l’objet esthétique n’est pas seulement le mobile d’une contemplation, il est aussi pour le public qui le découvre un inspirateur d’attitude et le révélateur de son engagement dans l’existence. La création revêt une dimension anthropologique qu’il revient à son auteur d’exhumer à la mesure de son sens de la beauté et dans la mise en jeu des impulsions vitales qu’il conçoit d’investir. L’invention se charge alors d’une puissance évocatrice et transmet à autrui son aptitude à ordonner sa progression vers l’autodétermination. Pour Joseph Beuys, cette acception de l’art oblige à réviser la conception traditionnelle des lieux de monstration des œuvres. L’espace d’exposition normatif prenant modèle sur le salon bourgeois doit se transformer en lieu d’expérimentations multiples ouvrant sur des pratiques libérées de leurs gabarits domestiques et de leur carcan lucratif. C’est cet espace novateur qu’appellent les intentions railleuses de Jean Maureille, au premier rang desquelles le dessin graphique et l’objet d’assemblage mettent en évidence l’étendue générative de sa conception du geste. Via son théâtre caricatural, le conceptualisateur destroy trace la voie d’un renouveau actif.
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Pour toutes les images : © Jean Maureille
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Abouche que veux-tu…, exposition de Jean Maureille, atelier-galerie Le Quai, 295 quai Champollion, 46000, Cahors. Du 3 au 25 mai 2024.
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