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Une vision. Louttre longe une haie qui borde l’accès à la petite chapelle sertie au creux des bois, décorée par ses soins, leste et joueuse dans son concert rythmique. Il marche sur les feuilles mortes, sa tête apparaît de l’autre côté de la rangée verte longitudinale, glissant furtivement sur elle — cette image m’est restée comme la réplique des traversées aléatoires qu’empruntent en liberté les champs de couleurs dans sa construction des toiles. Encore tout à l’impression reçue de la visite, nous regagnons ma compagne et moi la voiture stationnée à l’entrée lorsque je le reconnais. Ce n’est pas long, il appartient au cercle limité des peintres improvisateurs bizarres dont je me tiens au courant de leur activité : « Vous êtes bien Louttre. B ? », « Oui, oui. Vous me connaissez ? ». La conversation se poursuivra quelques jours plus tard chez lui, et régulièrement ensuite jusqu’à sa mort.
Louttre. B (Paris, 1926-2012) faisait partie d’une catégorie d’artistes inhabituelle à plus d’un titre. Issu à la fois d’un monde paysan dont il avait endossé très jeune la fonction agricole et pour lequel il gardait une affection profonde, et de l’avant-garde moderne que son père, le peintre et critique d’art Roger Bissière, s’était employé à ensauvager au péril des conventions mondaines en usage, il avait hérité un langage direct et une attraction intime pour l’aventure esthétique de la peinture. Aventure difficile qui nous portait à évoquer ensemble son actualité dégradée sur un ton tragique-joyeux volontiers scandé de rires, inconcevable pour le milieu consacré, que nous aimions d’autant plus partager.
Il s’agissait d’abord pour lui d’ouvrir le champ des moyens d’expression plastiques. Il avait ainsi inventé une technique de gravure sur bois mettant en valeur le relief du tracé sur le papier et la polychromie instantanée, dont l’application sur de très grands formats inédits l’avait occupé pendant plusieurs années. À la recherche d’une formule également directe et monumentale de la sculpture modelée, il avait développé la technique du béton teinté dans la masse et travaillé dans le frais, qui lui permit de réaliser un ensemble d’imposantes figures archaïques, énigmatiques et sensibles. Sa peinture était représentative plus encore et plus diversement de l’effusion sensitive qu’il pouvait atteindre avec les autres arts : comme il l’indique dans l’échange qui suit, extrait d’un long entretien mené peu avant sa disparition, elle constituait sa préoccupation première. Une peinture physique et spontanée empreinte d’innocence, et tout entière engagée dans l’émerveillement suscité par la nature. Elle conjugue les plans mouvants de couleurs parcourant le tableau en bandes ou en poudroiements, les signes indicatifs d’une figure secrètement incluse dans son milieu, la gestualité prompte ou prolongée d’un tracé impulsif révélant sa présence à la surface. Cette manière le rapprochait tant des peintres graphiques et immédiats de l’art roman du Moyen Âge, ses « frères » disait-il, que de certains avant-gardistes de la Nouvelle Abstraction américaine des années 1950-70, tels Gottlieb ou Liberman [1], pour lesquels la couleur et la structure étaient vouées à s’accorder pour inspirer la joie. Face à la connectivité hypnotique des masses atomisées, ce savoir de l’insouciance et du moment impromptu est appelé à jouer un rôle inédit pour un renouvellement de la peinture.
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LUC RIGAL : La couleur est primordiale dans ta peinture autant que dans ta gravure. Elle a aussi beaucoup évolué : son extension s’applique maintenant à toute la surface de la toile, avec des éléments groupés en blocs toujours plus autonomes, propres à en exalter le mouvement. Ça devient évident depuis une vingtaine d’années…
LOUTTRE. B : Je ne m’en rends pas compte… J’espère que c’est très coloré. En même temps c’est coloré avec des moyens très simples, parce que la plupart des tons que j’emploie sont absolument basiques : ocre jaune, ocre rouge, terre de Sienne, terre d’ombre, un peu de jaune de chrome… Souvent il y a du bleu, mais, en dehors de ça, il n’y a pas grand-chose. Il n’y a pas une multitude de couleurs, ni de couleurs délicates ou raffinées, non…
L.R. : Est-ce que les relations des couleurs entre elles donnent lieu à une étude préparatoire ?
L.B : Non, non, il n’y a aucun travail préalable. Je suis quelqu’un qui est réduit à sa plus simple expression, c’est vraiment spontané. Je te l’ai dit, je ne sais rien de ce que je vais faire en commençant… Le tableau ne reste pratiquement jamais dans son état initial : je me mets à l’organiser en le faisant. Je me dis : « Bon, ce fond est bleu… quelque chose ne va pas… » J’essaie carrément : « Il m’emmerde, ce bleu !… » et je fous tout en jaune. Et puis après, si ça ne va toujours pas, c’est que les dimensions ne vont pas. Au fond, c’est simple, la peinture : ce sont des dimensions justes avec des couleurs qui doivent sonner juste…
L.R. : La couleur doit rester instinctive ?
L.B : Un ton m’amène à un autre ton. Quand tu as passé un blanc, il n’y a rien à faire, s’il n’y a pas un ton chaud à proximité, eh bien, le blanc reste inerte ! Il faut un rapport entre le chaud et le froid, tout le temps.
L.R. : On est très vite porté à se demander si ce que l’on voit est véridique, dans quelle mesure on est sujet à l’illusion. La place de l’imaginaire est capitale dans ta création…
L.B : Ah ça, oui, je pense bien !… Les paysages sont à la fois vrais et imaginaires : tu roules en voiture et, tout d’un coup, ton attention est attirée par une maison ou un groupe d’arbres. C’est un flash, quand tu reviens à l’atelier tu t’en sers…. Évidemment, le résultat n’a probablement pas beaucoup à voir avec ce que j’avais remarqué, mais c’est l’image qui m’en est restée…
L.R. : C’est issu autant de l’observation que d’une projection mentale…
L.B : C’est ça.
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Agrandissement : Illustration 1

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Agrandissement : Illustration 2

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Agrandissement : Illustration 3

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L.R. : À la fin on obtient un jeu de formes qui vient déborder la simple dénotation de la réalité courante, la bouleverser. Les effets conjugués des signes, des touches différenciées, des surfaces intensives de couleur suscitent une liberté imaginative…
L.B : C’est ce que j’essaie, enfin… Je me dis qu’il faut apporter une part de rêve au spectateur, voilà…
L.R. : Il y a toute une part de non-visible, là…
L.B : Effectivement, ça n’a rien à voir avec l’image littérale. Ce serait plutôt l’image intérieure, mais pour l’affirmer avec certitude, on n’en sait rien, quoi… Pour ma part, j’ai toujours pensé qu’une peinture novatrice sur la figure humaine est impossible actuellement. Quoi qu’on fasse, on retombe toujours sur Picasso : il a tout inventé, dans les formes. Dubuffet a obtenu des formes plus enfantines, mais bon… seul Francis Bacon a réussi à sortir de là pour l’instant. Je crois que, pendant un temps, les choses se brûlent… Le paysage, c’est différent, il a été complètement secondaire dans l’histoire de la peinture pendant longtemps : secondaire derrière tout, même derrière l’architecture, Dora Vallier l’a bien dit [2]. Il a fallu pratiquement arriver aux impressionnistes pour que le paysage devienne le sujet principal et non pas un motif d’accompagnement. Je pense que le paysage est à nouveau assez loin de nous pour pouvoir être utilisé d’une manière différente et devenir suffisamment présent. La figure humaine, je ne vois pas…
L.R. : Le paysage a l’avantage de permettre par sa complexité tout un tas de digressions formelles…
L.B : Également.
L.R. : Moi, je pense que Picasso renvoie constamment à l’histoire de l’art classique…
L.B : Ne serait-ce que par les sujets qu’il propose, oui.
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Agrandissement : Illustration 5

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Agrandissement : Illustration 6

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L.R. : Mais aussi par la visée de son dessin… sa façon de situer à l’avance l’espace dans lequel il s’inscrit. Dubuffet est complètement à l’opposé de ça…
L.B : Ah oui, complètement !
L.R. : C’est l’environnement diversifié qui produit la figure, au contraire, chez lui. Tu as déclaré dans un entretien que tu tirais tout de Boissiérette, que ça te suffisait…
L.B : Tout vient de là, oui. D’être imbibé par la campagne. Par les arbres, par tout ça… Les arbres, j’en ai planté mille, je veux dire que ça compte pour moi énormément. Le paysage que j’ai devant moi est un paysage merveilleux ! De temps en temps, d’ailleurs, je m’assois, je le regarde cinq minutes… et puis en général je passe, je ne peux pas rester toute la journée comme ça ! Simplement, je suis pris par lui. Je l’ai souvent dit : pour moi, tout sort de la peinture, qui elle-même est toujours, au fond, centrée plus ou moins sur mon environnement à Boissiérette.
L.R. : La peinture est motrice ?
L.B : Complètement.
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Notes :
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[1] Adolph Gottlieb (New York, 1903-1974) et Alexander Liberman (Kiev 1912, Miami 1999) ont été assimilés à l’Expressionnisme abstrait. Le second utilisa notamment du sable mêlé à la peinture dans une série de tableaux gestuels rappelant les recherches de Louttre. B.
[2] Dans son texte « Le paysage de Louttre » (catalogue Louttre. B, de la galerie Heimeshoff, Essen, 1983), Dora Vallier pose les termes d’une actualisation du paysage. Elle énonce tout d’abord les étapes du processus historique qui a vu le paysage s’émanciper progressivement du tableau scénographique traditionnel, de Giorgione à Turner, puis de l’école de Barbizon aux impressionnistes et à Cézanne : « À bien regarder, dans la longue histoire de l’art occidental, le paysage, comme genre, est une apparition tardive et finalement de courte durée […] Élément exclu dans le fondement même de notre civilisation, pendant des siècles et des siècles, il ne jouera qu’un rôle secondaire, celui d’un décor qui accompagne telle ou telle scène […] Si donc le paysage a cessé d’être un élément marginal pour occuper le centre de la peinture, s’il est devenu lui-même forme après avoir été simplement fond pendant des siècles, ce changement radical de son statut n’a pu intervenir qu’à la faveur du bouleversement des valeurs classiques provoqué par le romantisme. Une mutation profonde de la civilisation gréco-latine a ainsi rendu possible l’autonomie du paysage qui aussitôt s’affirmera avec force. Inexistant auparavant, ce sera le genre le plus répandu au cours du XIXe siècle. » Mais le paysage a néanmoins suivi, selon elle, la pente du déclin au siècle suivant, car né avec l’apparition des grandes villes, il se serait finalement durci pour être devenu « essentiellement urbain ou académique, c’est-à-dire vide de sens ». Dans cette évolution, il aurait en effet perdu le bénéfice de sa révolution formelle, obtenu grâce à l’ouverture de l’espace, la mise en valeur de la technique picturale et l’exacerbation de la couleur que permettait l’environnement naturel. Dans la seconde partie de son texte, Dora Vallier évoque le cas particulier de Louttre. B dans son temps qui, en réintroduisant le paysage champêtre, suit « un filon circonscrit à un seul artiste ». Elle précise la possibilité qu’il obtient ainsi de démultiplier des relations formelles complexes, soutenu en cela par « une fermeté et une assurance de la main qui, déjà très jeune, le portaient vers une fragmentation soulignée de la forme – fragmentation de plus en plus insistante avec le temps ».
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Exposition Louttre. B. Le jour avant le bonheur, Musée des Beaux-Arts de Limoges, Palais de l’Évêché, 1 place de l’Évêché, 87000 Limoges, du 23 octobre 2021 au 14 février 2022.
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