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Billet de blog 5 décembre 2019

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Grève cherchant jeunesse

La grève, pour le moins que l'on puisse dire, divise. On interroge sa légitimité, sa pertinence mais surtout son âge. Un outil du passé pour la pensée dominante, celle-ci ne serait plus d'actualité au XXIème siècle. Dans ce « nouveau monde », la jeunesse est aussi divisée sur cette question. La grève, donnée pour morte, serait loin de sa jeunesse et de la jeunesse.

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Hier soir, dans le métro parisien, il suffisait de légèrement lever le bout de son nez afin d'apercevoir les écrans d'information. Sur ces derniers, servant le plus souvent pour vérifier l'état de fonctionnement des différentes lignes, on pouvait lire deux mots : « mouvement social ». La journée du 5 décembre était sur toutes les lèvres mais aussi sur tous les écrans depuis plusieurs semaines. Certains s'interrogent sur les conséquences de telles journées sans interroger le vocabulaire utilisé.

En effet il est ici question d'un mouvement. Un mot bien vague pouvant regrouper un nombre incalculable de choses. Le mouvement des boulangers adeptes de la « chocolatine » ? Le mouvement des bikers, ces motards folkloriques mais aussi, parfois, gangsters ? Le second mot apporte un début de réponse, il s'agit du terme social. Qu'est-ce donc que le mouvement social ? Un mouvement social comme celui des Gilets Jaunes qui défraie les chroniques depuis plus d'une année ?

La, on trouve à la fois le problème ainsi que le symptôme du problème, le vocabulaire. Par un changement du dit vocabulaire, notre temps et sa doxa majoritaire apprennent aux masses à dépolitiser des termes très précis. Il n'est point question d'un mouvement vague et informe mais d'une grève. Un moyen de lutte pour les travailleurs et l'ensemble d'une société en quête de droits ou en guerre contre un recul des droits en question. Ne parlons plus de grève mais de mouvement social, ne parlons plus de travailleurs mais parlons de simples actifs. Parlons de mouvement social, voire mieux, de prise d'otage, ne parlons pas de grève, ce droit constitutionnel. Perdre la valeur des mots c'est aussi perdre la capacité d'action que renferment ces mots. C'est un outil de contrôle comme un autre, qui instaure un fait ; à force de vivre au rythme des dominants (et de leur vocabulaire), on finit par se plier à leurs règles.

Illustration 1
La grève, un moyen de lutte pour les travailleurs

Les nouvelles générations grandissent donc dans un monde politique et médiatique qui modifient les mots et leur sens, les écrits d'Orwell ne furent fiction que dans leur conception. De fait, les références historiques se perdent et les moyens de lutte paraissent dénués de sens mais surtout, éloignés des préoccupations de la jeunesse française. En dehors de toute considération partisane, les Gilets Jaunes eurent un grand mérite, ramener sur le devant de la scène « la lutte des classes ». Non pas la résurrection d'une situation qui n'a jamais disparu, mais l'essence même du concept, qui perdu, permettait de cacher la réalité. Retrouver un vocabulaire, se l'approprier, l'intégrer, c'est retrouver la possibilité de soutenir intellectuellement un mouvement, une cause. Le soutien n'est pas qu'action, il est aussi le fruit d'une parole favorable, de près, comme de loin. La cause est aussi celle de celui qui soutient non pas seulement celle de celui qui agit.

Karl Marx considérait que les grands événements et les grands hommes surgissent toujours par deux fois dans l'histoire. La première comme grande tragédie et la deuxième comme grande farce. Si l'on devait détourner cette analyse pour notre monde politique cela donnerait la chose suivante ; En 1995, Alain Juppé vivait après trois semaines de grève sa grande tragédie. En 2019, la pouvoir risque de vivre sa grande farce. Une farce provoquée par une communication débordante.

Cependant pour la jeunesse, celle de 2019, parler constamment de 1995 est un non-sens. C'est un épisode auquel le monde médiatique se réfère, mais il ne parle plus à une grande partie du pays. Tout comme les mots, le choix de l'histoire éloigne la jeunesse du concept de lutte qu'est la grève. Celle du 5 Décembre est une occasion d'écrire une nouvelle référence, oublier celle de 1995, construire une nouvelle histoire et surtout amener, enfin, une nouvelle victoire sociale. D'autant que la mosaïque de colères sociales qui se dessine est de l'eau en plus à apporter à ce moulin de la lutte. Permettre la mort symbolique de 1995, c'est redonner une jeunesse à 2019 et à ses combats. Pour la jeunesse, il faut se réapproprier la parole mais aussi l'histoire.

Dans l'histoire, le Parti de l'ordre fut celui qui s'opposa aux idées révolutionnaires. Marx (encore lui), décrivait parfaitement la situation, en recoupant l'enjeu des mots et la lutte des classes. Dans l'ouvrage Les luttes de classes en France (déjà nous), il écrivait : « La petite bourgeoise (...) croit au contraire que les conditions particulières de son émancipation sont les conditions générales offrant seules la possibilité de sauver la société moderne et éviter la lutte des classes ». Cela rappelle fortement une situation familière. Lorsque Emmanuel Macron demande aux jeunes de « ne pas chercher des patrons mais des clients » il démontre parfaitement l'argumentaire ici présent. Des références torturées, une jeunesse que l'on tente de formater et une « ubérisation » du travail. En toile de fond, la peur de la lutte des classes, dont la grève est l'expression dans le monde du travail. 

Les avancées sociales sont le fruit de séismes sociaux. Défendre cette grève, et donc réussir à repousser cette réforme, c'est contribuer à ne pas insulter l'avenir et recommencer à gagner des avancées sociales plutôt que de défendre celles obtenues par les luttes passées. Le point de bascule pour tout gouvernement, tout pouvoir, c'est la jeunesse. Que la jeunesse retrouve la grève, que la grève retrouve la sienne.

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