Est-ce si grave ?
« Est-ce si grave » je me suis dit. Dans la période, le contexte, l’austérité généralisée, la brutalisation de nos rapports sociaux, plongée dans le bain médiatique des réseaux asociaux et dans les marées de mauvaises nouvelles. Les coupes budgétaires sont historiques. Elles surviennent dans un contexte d’économie de guerre comme ils disent. Contre les services publics. Contre ce qui n’est pas rentable. La culture, c’est ce vivier futile, ce groupe d’intermittents dont on ne saisit, de loin, pas vraiment le quotidien et la réalité du travail. Pourtant, la culture, il me semble bien qu’elle représente, -car aujourd’hui il faut chiffrer même ce qui vit-, environ 7 fois plus dans le PIB français que l’industrie automobile. C’est peut-être pour ça qu’ils ont mis longtemps à y toucher franchement. Pour cette raison et pour le fait qu’il s’agit d’un milieu où les gens échangent beaucoup.
Comment on va faire ?
Je ne me suis pas demandé si c’était grave. Je me suis dit « Comment on va faire », en fait, c’est ça que je me suis dit. Au début, comment on va continuer à créer, comment on va annoncer aux salariés qu’on réduit drastiquement tout. Comment dire qu’après avoir grandis, nous allons nous séparer de certains, renoncer à d’autres, vivre le quotidien comme un sauvetage. On appelle ça l’intégration de l’austérité. Et puis du très concret et court terme, je me suis demandé comment on allait faire tout court.
Les médias, ils les ont déjà eus. Une poignée de personne possède tout ce que vous pouvez vous mettre dans vos yeux et vos oreilles. Et surtout, cette poignée décide de comment le réel rentre dans vos yeux et vos oreilles, pour choisir ce que vous imaginez de ce réel. Les médias, détenus par 9 milliardaires. Eux ils ont des projets de vie et de société. Nous on a des projets de survie, éventuellement un projet de vie, au mieux.
L’école, elle est en train de tomber. Ce sont ceux d’au-dessus qui vous expliquent pourquoi. Ce sont les mêmes qui vous raconteront pourquoi tous tous les autres tomberont également, ne vous inquiétez pas.
L’hôpital, il est déjà plus bas que terre. Tous les jours on choisit. On priorise. On renonce.
Les maternités, on aura bientôt le temps d’accoucher avant d’y arriver.
Le train, on verra bientôt des tronçons de rail revendus sur leboncoin, entre deux rachats de sous-traitant du prestataire du revendeur de la sous-traitance déléguée à la revente du prestataire.
L’énergie, le MégaWatt se côte en bourse. S’achète et se revend. On force le producteur EDF à revendre moins cher à ses concurrents qui ne produisent pas, pour que ceux-ci puissent revendre avec du bénéfice. La fameuse concurrence libre et non faussée basée sur une concurrence déloyale faussée et non-libre.
Le blé, bien qu’il s’accumule dans certaines poches, perd de sa superbe lorsqu’il se plante de culture. Le blé, côté en bourse, comme nos vieux dans les ehpad privés, s’achète et se revend en moyenne 23 fois avant d’être commercialisé pour être consommé.
Pourtant, sur tout ces sujets, les subventions coulent à flot. 63% des aides publiques captées par une poignée de super-entreprises. Les meilleurs clients, asseyez-vous bien, sont ceux qui en ont le moins besoin, mais ce sont ceux qui font plus avec toujours moins de gens. Accumuler.
Dans la culture, dans le spectacle vivant public, les dominos commencent. Une compagnie, pourtant à 82% autonome économiquement (oui c’est plus que certaines grandes entreprises), perd sa subvention car le subventionneur n’a plus assez d’argent, la compagnie cherche comment sauver sa création, ses emplois et ses projets en cours. Si elle réduit son activité, les subventionneurs de l’année dernière vont lui demander de rendre de l’argent. Si elle poursuit, elle finira l’année avec un endettement fatal. Si elle ajuste à la baisse, elle va sortir des critères d’aides qui portent sur le projet en cours, et va donc remplacer ses économies par le trou laissé par le retrait de ces mêmes aides. Alors, elle misera sur ses partenaires, pour survivre, parler des emplois qui attendent derrière, qu’on ne peut pas laisser sur le carreau. De la création en cours qui doit sortir en fin d’année et qui est déjà entièrement engagée. Des dates déjà achetées d’un spectacle en cours de création. Le partenaire, lui aussi, reçoit un coup de fil. Il vient de perdre ses subventions. Alors il va peut-être également devoir sortir du projet. Revoir sa programmation. Privilégier le stand up la saison prochaine. Faire moins cher. Encore faudrait-il que le « stand’upeur » ne lui demande pas en salaire celui d’une équipe de 15 personnes et une table de mixage numérique de 48 pistes pour sonoriser sa voix et une bande-son.
Le stand-up c’est bien. Ça plait bien aux gens. Ça fait rire, on en a besoin en ce moment. Et puis ça permet de poser le cerveau. De parler de choses futiles. Ça m’a toujours fasciné. L’homo-sapiens, pour qui cela est devenu une activité positive de saisir son organe cérébral, sa pulsion de vie, sa tour de conscience, sa singularité du monde animal ; et de le poser. Biologiquement, au sens propre, le statut est clair : cliniquement décédé.
La culture, publique, c’était la seule chose qu’ils n’avaient pas encore. A la télé, ils vous disent quoi penser. A la radio, ils vous disent quoi penser. A la mairie, ils vous disent quoi penser. Dans le journal local, ils vous disent quoi penser. Dans l’entreprise, ils vous disent quoi penser. A la fédération des syndics, ils vous disent quoi penser. A l’école, ils vous disent quoi penser. A l’armée, ils vous disent quoi penser. A l’Elysée, ils vous disent quoi penser. Et avec toutes les courroies de transmission, les journalistes, la famille, les amis, ils vous disent quoi penser.
« ils », ça fait un peu complotiste. Dire « ils » sans définir qui, c’est vrai que c’est un peu facile. C’est encore plus facile de définir qui sont « ils ». Les riches ? oui mais pas que. Les notoires ? oui mais pas que. Le gouvernement ? oui mais pas que. Les élus ? oui mais pas tous. Les puissants ? oui, ça les englobe tous. Une puissance est dirigée par des puissants. De plus en plus exclusivement.
La solution, qu’ils nous disent, ce sera de se tourner vers le privé. C’est bien la première fois qu’on entend ça.
Je comprends ta sensation, toi l’hôpital, toi l’école, toi le transport, toi la poste, toi l’énergie, quand on t’a dit ça, pour la première fois. Maintenant on est dans la même équipe. Celle qui se vend en petite coupure, qui tient par la passion de ceux qui ne veulent pas abandonner leur sens du devoir. Faut dire, que quand toi on t’a dit ça, nous on était un peu parti à la pêche, en train de répéter, ou de se convertir en Jean Moulin pour maintenir nos salles ouvertes.
Se tourner vers le privé, et toutes ces fondations impatientes d’œuvrer à la création d’œuvres à la vocation sociale, éducative, sanitaire, portant de belles valeurs ! Celles qui étaient avant portées par les services publics, vous savez, avant qu’ils soient privatisés.
Se tourner vers le mécénat, la monétisation déductible d’impôt de la bonne conscience. Des bienfaiteurs. « Ce qui est énoncé n’est pas évident. » On dit ça il paraît, à Science Po, en cours de rhétorique. Les producteurs de pétroles annoncent soutenir les œuvres à vocation durable. L’évidence n’est pas immédiate ? pourquoi seraient-ils insincères ?
La culture, les géants, ils commencent déjà à avoir un beau pactole. Derrière nos écrans de silices, les séries netflix et GAFAM cartonnent en ultra 4k super HD 120 images/secondes grâce à la 5G. Abonnés à prix coûtant, nos cerveaux sont en fibres optiques sur les contenus promotionnels de la silicon valley. L’œuvre était celle d’un artiste, ils ont inventé le show runner. Le storytelling devait permettre de faire vivre une œuvre intensément et dans toutes ses facettes. Il est devenu le moyen de maximiser le nombre de produits dérivés que nous sommes capables de consommer par accoutumance. Le remake du prequel du reboot de la suite du spin-off. L’algorithme a pris nos pratiques culturelles de visionnage, et en a ressorti de belles habitudes de consommations aux contenus quantifiables. Désolé les acteurices netflix, vous êtes devenus des contenus. C’est-à-dire le moyen de remplir la machine à billet.
Mais le spectacle vivant, il est plus dur à intégrer dans le capitalisme mondialisé. Oui, le terme est dit, si vous avez des rougeurs ou une envie de traiter d’extrême-gauche tout ce qui bouge dès que vous entendez le mot « capitalisme », alors pas d’inquiétudes, vous avez juste à combattre un mécanisme psychologique très humain que l’on nomme « dissonance cognitive ». On est toustes passé par là. On fabrique un monde dont on sait qu’il est mortel mais on y consacre tellement d’énergie que cela serait trop douloureux de l’admettre.
Le spectacle vivant, donc, au-delà de son aspect transversal unique : pour y accéder, on se déplace, on mange, on s’habille, on consomme, on délibère, on fait des choix, on boit des verres, on débrief, on se chauffe, on s’assoit. On fait mondes ensemble. Des individus réducteurs au quotidien, complexes face à une œuvre. Et l’œuvre elle, se fabrique, utilise des matériaux, emploie des humains, consomme de l’énergie, construit des visuels, porte des émotions, brandit des idées, propose des mondes imaginaires, donne à voir des alternatives. Elle nous fait aimer, détester, changer nos modes de vie. Et c’est là tout l’enjeu de privatiser cela. Comment voulez-vous gérer tranquillement et paisiblement une société où il y a encore tout un pan de l’activité qui se rassemble et envisage des alternatives à vos plans ?
C’est facile d’acheter un média et de se dire « dès demain, j’ai 400 000 lecteurs et lectrices à qui je peux dire de penser ça ». Mais vous faites comment pour faire cela avec le public physique d’une œuvre vivante ? à chaque lieu et à chaque temps où elle aura lieu ? et bien vous vous placez en amont. Vous êtes le garant de ne créer que des œuvres qui sont raisonnables et portent la bonne parole. Celle de la concentration des pouvoirs, d’« il faut se serrer la ceinture », du « c’était mieux avant », du « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde », du « il faut produire plus », enfin toutes ces évidences qu’on a déjà saisit partout ailleurs.
Alors « est-ce que c’est si grave ? ».
Non, tant qu’on se demande comment on va faire.
Tant qu'on se dit : à suivre.