De l’origine de la vocation pour l’histoire, essai de psychohistoire personnelle.
Dans ce texte, je m’interrogerai sur les racines de ma vocation pour l’histoire, en observant ce qui, dans mon histoire personnelle et familiale, a pu m’influencer dans ce sens. Je m’attacherai, en particulier, aux ponts que l’on peut tracer entre le champ de la psychologie et le champ de l’histoire, en étudiant notamment les racines de mon penchant pour l’histoire à la lumière des théories sur le transgénérationnel[1], théories qui, à mon sens, ne peuvent que susciter l’intérêt chez un historien.
Si l’on me demande ce qui me vient en premier, lorsque je dois donner une définition courte et brève de l’histoire, du moins l’histoire telle que je l’envisage, c’est de « réveiller » les morts, de les faire parler, de leur donner une seconde vie, en restituant, autant que faire se peut, les êtres de chair et de sang.
C’est à une démarche un peu analogue que procède le psychologue clinicien lorsqu’il s’occupe de transgénérationnel au cours de la psychothérapie d’un patient. Chez celui-ci, il s’agira de trouver les ancêtres, les fantômes, qui existent à l’intérieur de la psyché du patient et de les faire venir au jour, de leur donner au moins un semblant d’existence afin qu’ils cessent de hanter le patient en question. Il s’agira encore pour le psychothérapeute d’aider la personne qui le consulte à trouver la ou les cryptes enfouies en elle et à les ouvrir, afin qu’elles ne perturbent plus la vie psychique du patient, toutes choses là encore qui peuvent, par ce travail d’exhumation du passé et de « faire parler » les morts, rappeler encore beaucoup le travail de l’historien.
Pour ma part, je crois que la toute première origine de ma vocation pour l’histoire c’est cela, faire parler les morts, les faire exister, tant j’étais moi- même possédée par tant de fantômes et de cryptes emboîtés les uns sur les autres.
Si j’observe la vie de mes ascendants, je descends à plusieurs reprises d’orphelins d’un ou deux parents, morts très jeunes, qui connaîtront aussi souvent des deuils précoces ou les feront connaître à leurs enfants. Ainsi, mon arrière grand père paternel, orphelin à l’âge d’un an de père et de mère, mourra lui aussi très jeune à la guerre de 14, laissant un fils d’un an, qui ne l’a donc jamais connu.
Mon arrière grand-mère maternelle, orpheline de mère très jeune, connaîtra la perte de deux enfants, dont une très jeune enfant, morte ébouillantée.
Ces morts précoces laissent des enfants endeuillés, qui ne s’en remettent jamais vraiment et des lacunes, des blancs dans leurs psychismes[2]. Tous ces deuils, jamais parlés, jamais évoqués, peuvent former des cryptes chez ceux qui les vivent et les fantômes de ces morts peuvent aussi se mettre à hanter leurs descendants, ce qui fut mon cas.
Deux morts d’hommes jeunes, en particulier, me hantèrent très longtemps, des débuts de ma vie, jusqu’au début de la quarantaine.
Il s’agit de deux de mes grands oncles, l’un mort à la guerre de 14, dans les tranchées, l’autre, pendant la seconde guerre mondiale, en déportation à Buchenwald.
Ces deux jeunes hommes sont morts à la suite d’actions héroïques, comme il est coutume de le dire, et je crois que ce fait, ainsi que les circonstances de leur mort, a beaucoup marqué leur familles respectives, en inscrivant des traces durables dans leur psychisme, qui, là encore, ne furent pas parlées, du moins pas dans le cadre d’une psychothérapie, comme il eut été souhaitable de le faire.
Mon premier grand oncle, Jean, était le fils d’une mère déjà marquée par la mort de sa mère à un âge précoce, et à qui on n’avait pas permis d’épouser l’homme qu’elle aimait, par ce qu’il n’était pas assez riche. Ces deux faits, en plus de la mort d’une fille en bas âge avaient vraisemblablement déjà assez ébranlé la santé psychique de cette jeune mère. Mais là encore, personne à qui parler de ces deuils, qui deviennent donc des deuils traumatiques, des choses cachées et enfouies au fond de la personnalité, mais qui y vivent encore et agissent la personnalité malgré soi.
Jean, au dire des gens qui l’ont connu et dont le témoignage m’a été transmis par ma mère, se révèle assez tôt un être d’exception, un jeune homme qui fait la fierté de sa mère et panse un peu ses blessures cachées. Petit paysan du Bugey, il est extrêmement intelligent et extrêmement curieux de la marche du monde. Tout jeune, il se lie au fort courant pacifiste et socialiste qui existait en France et hors de France à cette époque, et, à ce que m’a raconté ma mère, des pacifistes de l’Europe entière défilent chez ses parents avant la guerre de 1914.
Arrive la guerre et Jean est mobilisé lui aussi. Cet événement, qui la prive de son fils tant aimé et le met en grand danger de mort, a du déjà considérablement fragiliser l’arrière- grand-mère, et ses fantômes, tenus jusque là en respect par l’amour qu’elle vouait à son fils et qui la maintenait littéralement en vie.
Et c’est alors que Jean décède au front, dans des circonstances qui ont du suffisamment marquer ceux qui étaient présent, pour qu’un aumônier militaire, qui était aussi brancardier, écrivent aux parents de Jean, pour leur raconter les circonstances de la mort de leur fils.
On est sur le front, un obus vient trancher une jambe de Jean, qui perd beaucoup de sang, ainsi que son camarade à côté, touché aussi par un obus. Les brancardiers ne peuvent en emmener qu’un à la fois et il y a de fortes chances que celui qui attende le prochain passage des brancardiers décède avant. Et Jean, dont le sang fuit à gros bouillons, dit aux brancardiers ; » Prenez mon camarade, moi, je suis déjà fichu. » C’est là des paroles d’une grande noblesse, mais on peut de se demander aussi, si derrière cet héroïsme réel, il n’y a pas aussi une autre réalité, plus cachée. Jean, de même que sa mère, doit être aussi hanté par les fantômes des morts de la famille, et l’on peut se poser la question si, dans cette atmosphère de sang et de mort que sont les combats, les fantômes ne sont pas devenus plus agissants en Jean, qui préfère alors cette forme de suicide déguisé à la vie avec ces fantômes et cryptes internes. Ce n’est qu’une hypothèse, et rien de concret ne permet de l’étayer, mais on peut néanmoins s’interroger là-dessus.
Une fois la nouvelle de la mort de Jean connu, l’arrière grand-mère se met à changer de comportement et on lui rapporte son crâne, seule chose qui reste de lui. Le seul rempart contre une décompensation, qui menaçait sans doute depuis longtemps, étant enlevé, mon arrière grand-mère devient lentement folle, rattrapée par sa mort et ses fantômes internes. Elle finira sa vie tristement, enfermée à l’hôpital psychiatrique départemental.
Le second mort de la famille, dont le décès me marqua peut être plus durablement encore, des origines de ma vie, jusqu’au début de la quarantaine, est un autre de mes grand oncle, de ma famille paternelle, mort en déportation à Buchenwald pendant la seconde guerre mondiale, alors qu’il avait à peine plus de 20 ans.
Ce jeune homme, Pierre, est un jeune homme ardent, frère de ma grand maternelle, et fils d’un ouvrier du PLM, aux conceptions politiques progressistes.
Mon grand oncle et ma grand-mère, ont perdu leur mère très jeunes, et si ma grand mère peut avoir quelques bribes de souvenir de sa propre mère, Pierre n’en a sans doute aucune. Il s’agit là encore d’enfants endeuillés précocement, avec les traces que cela peut laisser dans le psychisme.
Lorsque la guerre et la défaite arrivent, Pierre, qui a entendu parler de l’appel du général de Gaulle, veut aller le rejoindre. Il s’engage assez tôt dans la Résistance, malgré son très jeune âge (il a à peine 20 ans), et montre très vite de remarquables qualités d’organisation, de sang froid et de courage. Son action est connue et reconnue à sa juste valeur, mais bientôt il est dénoncé et arrêté par les allemands. Torturé par Barbie, il ne parlera pas et est envoyé à Buchenwald où il décède quelques mois après.
Ma grand-mère, déjà profondément marquée par le décès précoce de sa mère, est sans doute effondrée par le décès dans des circonstances si terribles de ce frère tant aimé. Elle devient hantée par la mort, et aux réunions de famille, particulièrement quand règne une atmosphère de détente et de paix, elle trouve moyen de rapporter, d’une voix lugubre, la mort de telle ou telle de ces connaissances ou bien une grave maladie qui frappe un de ces amis. De même, elle ne manque jamais l’occasion de rappeler qu’elle veut se faire incinérer, ce qui est curieux quand on songe comment son frère est mort.
Ma grand-mère paternelle, comme mon arrière grand-mère maternelle avant elle, sont ainsi devenues des « mères mortes », au sens où l’écrit André Green, laissant en héritage à leurs descendants nombre de fantômes et de cryptes.
Et c’est alors que ces fantômes, qui désirent ardemment qu’on les parle, qu’on les fasse advenir au jour pour qu’ils puissent partir en paix, m’ont choisi, moi, comme leur porte parole et leur porte voix, afin qu’ils puissent regagner le calme auxquels ils aspirent. C’est ainsi que je deviendrais historienne, celle « qui fait parler les morts », avant de me faire l’interprète de mes propres morts, au cours de mes quelques 10 ans de psychothérapie.
Petite, avant que je ne prenne conscience de ce genre de choses, j’étais hanté par ces fantômes. Vers l’âge de 3 ans, j’avais une tortue, que je nommais ma torture, ce qui faisait beaucoup rire mes parents. Vers l’âge de 5 ans, en visite à Carcassonne, lorsque le guide dit que l’on pouvait visiter la salle de torture, je me suis mise à hurler, comme possédée par une force que je ne contrôlais pas, que je voulais aller visiter la salle de torture. Vers l’âge de 7 ans, moi qui adore positivement les animaux et qui ne ferais pas de mal même à une fourmi, j’ai voulu « donner un bain « au cobaye de la maison, qui en est mort, bain qui ressemblait fort au supplice de la baignoire, pratiqué par les tortionnaires nazis.
Tout ces comportements et paroles, que je ne m’expliquais point et qui me restaient fort mystérieux, connaîtront un autre éclairage au cours de ma psychothérapie et me deviendront alors intelligibles.
Depuis l’âge de 7 ans, alors que, consciemment, j’avais entendu deux ou trois choses sur le grand oncle Jean, je me mis à être possédée par une vision, celle de Jean Moulin en train de se faire torturer par Barbie. J’étais Jean Moulin, je vivais ses souffrances et imaginais des tas de moyens de résister à la souffrance et de rire au nez de Barbie.
Puis à l’adolescence, le fantôme de mon grand oncle Pierre se mit à me visiter quotidiennement. Je pensais à lui plusieurs fois par jours, je rêvais de lui, j’étais avec lui à Buchenwald et j’échafaudais des plans pour qu’il puisse échapper à ses bourreaux. Je vivais tout cela en étant à demi éveillée, comme si une part importante de mon existence échappait à mon contrôle conscient, j’étais complètement dissociée, une part dans la réalité, une part dans une espèce de cauchemar qui ne disait pas son nom.
Il m’a fallu dix ans de psychothérapie environ, pour que ces fantômes aient dit ce qu’ils avaient dire et qu’ils retrouvent la paix à laquelle ils aspiraient depuis si longtemps.
Et il m’a fallu quelques années encore pour métaboliser toute cette expérience et en faire ce récit.
On ne fait jamais un métier par hasard, on ne pratique jamais une passion sans rasons cachées ; nous sommes le résultat aussi des vies, conscientes et inconscientes de nos ancêtres, mais il nous appartient d’en faire quelque chose dont nous puissions être fiers, en tout cas, sans être agis, ou le moins possible par des forces qui nous échappent et que nous ne comprenons pas. On ne peut jamais vraiment expliquer les raisons d’une vocation, mais, la part que nous pouvons en connaître, il nous revient d’aller tenter de la découvrir, afin de pouvoir vivre cette passion en toute lumière et connaissance de cause.
[1] https://fr.geneawiki.com/index.php/Psychog%C3%A9n%C3%A9alogie
[2] « Ces modalités de » l’abolition «, dont parle Freud, crée une « vacance dans la psyché inconsciente » « un trou » qui « n’accomplit pas, comme dans le refoulement, une coupure ou une amputation à partir duquel le système se réorganise pour déguiser ce remaniement. Au contraire les choses laissées en plan- au moins provisoirement –créent un espace fragilisé par cette évacuation qui oblige d’abord à exclure ce qui est susceptible de mobiliser le souvenir de cette action portant atteinte à l’intégrité du psychisme… »
Cet espace peut être qualifié de scotome, de lacune, d’espace vide, blanc. Comme le précise Pierre Fédida, on peut considérer le vide comme un passé qui ne peut être remémoré. Si le vide n’est pas la mort, il ouvre néanmoins un espace intemporel qui « se découvre non pas de l’absence mais du retrait de l’absence ».
Le vide se conçoit alors comme « l’évidence d’une nudité soustraite à l’absence et à la mort ».
Ainsi, contrairement au deuil, qui est remémoration, le deuil précoce ramène au vide, comme étant » ce qui échoit à une absence dont l’objet a été perdu. Une absence sans absent ». « Le vide serait-il l’amnésie d’une perte plutôt que d’un deuil ? … L’amnésie de la perte de l’objet- le vide donc- est cette dépression qui rend impossible le deuil, comme si un deuil seulement pouvait faire sortir du vide ».
Eric Auriacombe, Les deuils infantiles, effroi, indifférence, hantise, Paris, L’harmattan, 2001, p. 220.