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Billet de blog 28 février 2018

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De la fonction de l'agriculture urbaine et des jardins urbains

Face au développement des jardins en ville et de diverses formes d’agriculture urbaine, la question se pose de la fonction de cette nouvelle forme d’agriculture, outre la fonction nourricière, et de ses fondements philosophiques. En effet, l’agriculture urbaine et les jardins urbains sont-ils un comble de l’urbanité ou bien une nouvelle forme et un renouveau de l’agriculture ?

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Face au développement des jardins en ville et de diverses formes d’agriculture urbaine, la question se pose de la fonction de cette nouvelle forme d’agriculture, outre la fonction nourricière, de ses fondements philosophiques. En effet, l’agriculture urbaine et les jardins urbains sont-ils un comble de l’urbanité ou bien une nouvelle forme et un renouveau de l’agriculture, face à des campagnes de plus en plus polluées et de plus en plus désertées par les pollinisateurs ?

J’ai déjà étudié, lors de deux précédents articles, les formes innovantes de jardins que sont les jardins partagés et les jardins militants[1], et là, je souhaiterais aborder l’agriculture et les jardins urbains de façon plus générale et globale, particulièrement dans leurs rapports à la ville et à l’urbanité.

Une étude de ce genre nécessite d’abord un détour par l’antiquité grecque, et par Athènes, où se posèrent les prémices d’un statut de la nature en ville, avec la grotte de Pan, édifiée dans l’enceinte de la cité.

Voici qu’en dit le géographe et philosophe Augustin Berque :

« En 490 avant Jésus-Christ[2], quelques jours avant la bataille de Marathon, selon Hérodote, le héraut Philippidès[3], au sortir de Tégée (en Arcadie), est hélé par le dieu Pan. Celui-ci lui promet d’assister les Athéniens dans leur lutte contre les Perses. Effectivement, Pan sèmera la panique[4] dans les rangs des Mèdes, assurant la victoire grecque. Sur le champ, Miltiade l’en remerciera par une offrande ; mais surtout, les Athéniens marqueront leur reconnaissance en instituant le culte de Pan dans leur cité même. Ils installeront sa statue dans une grotte au flanc nord-ouest de l’Acropole, au-dessous des Propylées[5]. Les autres cités grecques imiteront Athènes ; et assez rapidement, le culte de Pan se répandra dans tout le monde hellène.

                Fait curieux, les Arcadiens quant à eux consacraient à Pan des temples construits, tout comme aux autres dieux. Ce n’est qu’à Athènes, et à son instar dans les autres cités non arcadiennes, que Pan sera logé dans une grotte. Borgeaud remarque à ce sujet que « rattachée à Pan, la grotte a donc dans le reste de l’Hellade une fonction symbolique particulière ; (…) hors d’Arcadie, on doit admettre que la grotte, comme habitat propre de Pan, signifie l’Arcadie même[6] ». Et le commentant, Nicole Loraux précise :

       Inséparable du paysage montagneux de l’Arcadie est Pan, et c’est pourquoi, une fois naturalisé Athénien, il se voit attribuer un emplacement de nature sauvage au sein même de la ville : (…) dans une grotte [… alors que] les Arcadiens, eux, ne lui consacrent jamais que des temples en bonne et due forme. [… En effet] en Arcadie, une grotte est une grotte, mais hors d’Arcadie la grotte abrite Pan, parce qu’elle « signifie l’Arcadie »[7]

Tout en m’appuyant sur cette interprétation, je la poursuivrai dans un sens écouménal en remarquant ceci : dans son principe – instaurer l’érème (l’espace sauvage de la terre boisée) au foyer de l’écoumène (la ville, nombril du monde) –, l’installation de Pan dans une grotte au pied de l’Acropole est homologue à l’aménagement d’un jardin. Dans les deux cas, toutefois, il ne s’agit pas de la transposition pure et simple, au milieu de la ville, d’un en-soi qui serait étranger à la ville ; car il n’y a pas d’érème en soi, mais seulement en fonction de l’écoumène. Autrement dit, la grotte de Pan est athénienne. Loin d’être purement sauvage, elle est issue de l’atticisme le plus raffiné de la culture grecque.

Mais ce n’est pas tout (car si ce n’était que cela, on en resterait au simple constat que ladite grotte est effectivement localisée à Athènes) : avec cette grotte, Pan change de statut et d’appartenance. Il n’est plus seulement le chèvre-pied, dieu des pâtres arcadiens ; il se met à symboliser l’inverse de l’urbanité d’Athènes : la nature sauvage ; et cette vision échappe aux Arcadiens, pour devenir propre à Athènes puis, de là, se répandre dans tout le monde gréco-romain. [8] »

On voit donc, avec cet exemple de la grotte de Pan, que le statut de la nature et de l’agriculture est un statut toujours un peu contradictoire. La nature en ville, c’est un peu de l’esprit du sauvage, de la campagne, du grand air et des zones non urbanisées qui vient dans l’ère urbaine mais c’est aussi parfois le comble de l’urbanité, surtout dans les formes qu’elle prend au XXe siècle, où la recherche de méthodes de culture innovantes ou bien de lieux d’installation inédits est souvent au premier plan des préoccupations des promoteurs de jardins.

De fait, au XXe siècle, on voit se multiplier des créations de jardins sur les toits, même ceux des gratte-ciels, et on voit des expériences d’agriculture en sous-sol. Ces nouveaux lieux agricoles obligent à faire preuve d’innovation en matière de culture, comme on le voit sur les toits de Paris, à commencer par ceux des Galeries Lafayette[9].

Les toits des Galeries Lafayette sont les premiers toits végétalisés de cette ampleur dans cette ville. Cela a nécessité plusieurs années de travail pour trouver des méthodes innovantes pour pouvoir faire pousser des plantes sur des toits non conçus pour cela. 15 ans de recherches ont été nécessaires pour mettre au point un substrat assez léger pour être supporté par l’immeuble et assez nourrissant pour cultiver fruits et légumes. Avec un mélange fait de terre, de laine de mouton et de chanvre, la solution a été trouvée.

On retrouve bien là le double côté de l’agriculture urbaine, à la fois très technicienne, mais aussi inspirée par le goût de retrouver un peu de sauvage et de contact avec la nature au sein d’une mégalopole, et la nécessité de trouver une source d’approvisionnement locale et indemne autant que faire se peut des produits pollués de l’agriculture productiviste. Cultiver un jardin en ville, c’est s’inscrire dans toute une chaîne vertueuse et écologique, valorisant les circuits courts et la culture la moins chimique et la plus bio possible, même si cela s’obtient grâce à des recherches technologiques poussées.

C’est cette même envie de retrouver un circuit court et une production locale, en même que d’un mode de production le plus bio possible, qui a guidé Nathalie Orvoën, fondatrice des Potageurs[10], à Nice. Cette société aide tous particuliers et entreprises à s’initier au maraîchage urbain, sur jardins, terrasses, toits et balcons, pelouses d’entreprises. Et Nathalie Orvoën a réussi à rallier à son projet de maraîchage 100% niçois des grands structures comme la chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes, Véolia ainsi que des start-ups de la région. 

Parfois, cette contradiction de l’agriculture urbaine, entre goût du sauvage et innovation technique, est poussée un peu loin, à se demander si là on a encore à faire de l’agriculture à proprement parler, liée à la terre et au sol nourricier.

Ainsi, des expériences de cultures en sous-sol ou dans des parkings, forcément loin d’un travail agricole ordinaire, mais rendues possible par un niveau de développement technologique important, mais toujours dans un projet de culture bio, locale, questionnent les limites de ce qu’on peut encore assimiler à de l’agriculture traditionnelle.

Ainsi à Strasbourg, le « Bunker comestible [11]», ferme urbaine bio, installée dans une ancienne poudrière allemande bâtie en 1878, est un exemple de ce nouveau genre d’agriculture. Grâce à des néons LED, pour fournir la lumière, et en raison d’une température constante entre 10 et 16 °C et d’un système d’aération installé à l’origine, cet espace laissé à l’abandon a pu être mis en culture.

Des cultures de champignons, des endives, cresson, moutarde, poireaux, radis, roquettes, « sont réalisées grâce à des entreprises d’insertion et livrées à domicile à vélo, chez les acheteurs particuliers et restaurateurs et sur quelques marchés. »

Et la start-up Cycloponics, propriétaire du « Bunker comestible », ne compte pas s’arrêter là. Elle entend développer son modèle d’agriculture technicienne, locale, bio et solidaire un peu partout ailleurs en France. Un autre espace a été déniché, « un parking abandonné dans le quartier de la Chapelle à Paris, sous une barre d’HLM, et plus précisément au deuxième sous-sol ». Baptisé La Caverne[12], ce lieu, indemne de pollution et ventilé, couvre une superficie importante (plus de 3000 m carrés), et sa production vient d’atteindre un rythme de croisière, avec à la clé plusieurs embauches solidaires privilégiant les habitants du dessus. D’autres projets sont en cours, comme l’implantation dans la cave d’une habitation à  Bordeaux en 2018.

Cette forme d’agriculture, déterritorialisée au sens propre, car non cultivée dans un sol nourricier, est très inscrite dans son territoire et dans l’espace local. Ce serait là l’émergence d’une nouvelle forme d’agriculture et d’un nouveau paradoxe, plus le dilemme entre sauvage et urbain, mais celui  entre une agriculture ultra technicienne et extra territoriale et une agriculture solidaire, bio et fortement insérée dans le tissu social local.

En cela, cette agriculture technicienne rejoint l’esprit des jardins urbains que sont les jardins partagés et militants, restaurer un esprit solidaire et refonder les liens sociaux grâce au travail agricole, que celui-ci s’exerce en pleine terre ou pas.

C’est finalement la leçon de l’agriculture urbaine et du jardinage en ville. Au-delà de la nécessité de se nourrir sainement et localement, c’est l’entretien et la restauration du lien social qui est fondamentalement à la base de toute entreprise de ce genre. Le jardin retrouve ici sa vocation première, tisser du lien par le contact avec la nature. 

[1] https://lejardindepensees.com/2015/08/19/du-jardin-partage-au-jardin-militant-une-forme-dempowerment/

https://lejardindepensees.com/2017/09/09/le-jardin-solidaire-du-droit-a-la-terre-au-droit-de-propriete/

[2] Sur ce qui suit, v. Philippe BORGEAUD, Recherches sur le dieu Pan, Genève, Droz,  1979, p. 195 sqq. : « Pan à Athènes ».

[3] Athènes l’avait envoyé porter un message à Sparte, et il était là sur le chemin du retour. C’est ce même Philippidès (ou Phidippidès) qui, après la victoire de Marathon, courra d’une traite annoncer la nouvelle à Athènes ; exploit que commémore aujourd’hui, depuis la réinstitution des jeux olympiques, la course du marathon.

[4] Mot qui vient de Pan, car le dieu Pan passait pour troubler, effrayer les esprits.

[5] Borgeaud 1979, p. 222.

[6] Dans la Grèce ancienne, l’Arcadie passait pour une terre sauvage et archaïque.

[7] Nicole LORAUX, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes, Paris, Seuil, 1996, p. 67.

[8] Qu’est-ce qu’un régime de travail réellement humain ?

Colloque international, Cerisy-la-Salle, 4-11 juillet 2015

La forclusion du travail médial ou « Toute la nature était un jardin »

par Augustin Berque

[9] Cf France  5, « Toits de Paris, des jardins extraordinaire »s, 26 11 2017.

[10] L’ami des jardins et de la maison, février 2018, p.14.

https://lespotageurs.com/

[11] L’ami des jardins, ibid., p.12.

http://bunkercomestible.com/

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