Trouver les mots est une épreuve, quand une professeure est poignardée dans sa classe et que celui qui l’a attaquée n’est qu’un adolescent de quatorze ans, enfant placé, gisant aujourd’hui entre la vie et la mort. C’est pourtant de cela qu’il faut parler.
Mercredi matin, au collège de Benfeld, une professeure de musique de 66 ans a été poignardée au visage par un élève de 3ème.
Après son geste, il s’est retourné le couteau contre lui. La professeure survivra. Lui, son existence ne tient qu’à un fil.
Derrière la brutalité des faits, il y a un parcours. Celui d’un enfant placé à l’Aide sociale à l’enfance, censée le protéger. Mais sa première famille d’accueil a été violente, au point que l’assistante familiale a été condamnée par la justice (y compris en appel). Alors on l’a déplacé dans un foyer, comme si changer de lieu suffisait à effacer la violence déjà imprimée dans sa chair.
Il vivait avec un handicap psychique et une maladie génétique. Rien n’est plus révélateur de nos aveuglements collectifs que le sort des enfants placés handicapés : ce sont les plus vulnérables, les plus invisibles, et ceux dont on parle le moins. Les chiffres sont connus : près d’un enfant placé sur deux présente des troubles psychiques. Mais l’accès aux soins, déjà saturé pour tous, devient pour eux un parcours d’attente interminable. Les rendez-vous se décalent, les urgences deviennent des solutions par défaut, et l’on finit par s’habituer à l’idée que des enfants vivent avec des blessures jamais prises en charge.

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Cet adolescent était décrit comme taciturne et isolé. Mais surtout, il envoyait des signaux. Fascination pour les armes, dessins nazis, tags à la gloire de la SS, tout cela avait été repéré, sanctionné, signalé. Un signalement avait même été transmis au procureur. Alors, la question est simple : qu’en a-t-on fait ? Les responsables de l’Aide sociale à l’enfance ont-ils été informés ? Le juge des enfants ? Une réunion a-t-elle été convoquée pour réévaluer son accompagnement ? Ou bien ces alertes ont-elles été englouties dans ce gouffre administratif où tant de signaux disparaissent ?
La vérité, c’est que nous savons déjà ce que produit l’abandon des enfants placés. Il suffit d’aller dans les tribunaux pour voir leur surreprésentation. Dans les prisons. Dans les services psychiatriques. Dans les rues. Ces enfants que la République s’était engagée à protéger deviennent ceux qu’elle retrouve au banc des accusés ou au bord du trottoir. Non parce que leur destin serait écrit, mais parce que nous les avons laissés passer de maltraitance en maltraitance, de rupture en rupture, sans jamais leur offrir ce qui leur manquait : une continuité, des soins, une présence adulte solide et protectrice.
Rien n’excuse l’agression subie par cette professeure, qui restera marquée à vie. Mais rien ne justifie non plus qu’un enfant confié à l’État traverse autant de violences sans qu’aucune main ne l’arrête dans sa chute. Ceux qui ont connu dans leur chair ce que cet adolescent a enduré savent qu’un jour, tout peut céder. Et quand ça cède, c’est l’enfant qui s’écroule, mais c’est la société qui encaisse.
Aujourd’hui, il est suspendu entre la vie et la mort. S’il meurt, on parlera d’un « drame isolé ». S’il survit, on en fera un « futur monstre ». Dans les deux cas, on évitera soigneusement la seule question qui vaille : comment en est-on arrivé là ?
Je ne cherche pas à excuser. Je cherche à comprendre. Parce que comprendre, ce n’est pas absoudre : c’est prévenir. Et prévenir, c’est refuser que cela se reproduise. Tant que nous fermerons les yeux sur la santé mentale des enfants confiés, tant que nous laisserons les signalements s’empiler sans suite, tant que nous tolérons que des lieux d’accueil censés protéger deviennent eux-mêmes maltraitants, nous fabriquerons les drames de demain.
On dit souvent que protéger un enfant, c’est protéger toute la société. L’affaire de Benfeld en est une démonstration tragique. Quand un enfant confié à la République bascule jusqu’à devenir dangereux pour lui-même et pour les autres, c’est toujours le signe qu’il a été abandonné bien avant.
Et c’est cette question, terrible et incontournable, qui doit nous hanter : qu’avons-nous fait de nos enfants placés ?