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Billet de blog 15 octobre 2014

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Les Illettrés et les pauvres! Voyage dans le monde d’Emmanuel Macron

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« J’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens » - A la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé (1927)  

Marcel Proust

A entendre Emmanuel Macron,  il n'y a rien à opposer à la vision social-libérale et ses conséquences, qu'elle parvient à se présenter comme évidente, comme dépourvue de toute alternative.

C'est tout un ensemble de présupposés qui sont imposés comme allant de soi : on admet que la croissance maximum, donc la productivité et la compétitivité, est la fin ultime et unique des actions humaines ; ou qu'on ne peut résister aux forces économiques. Ou encore, présupposé qui fonde tous les présupposés de l'économie, on fait une coupure radicale entre l'économique et le social, laissé à l'écart, et abandonné aux sociologues, comme une sorte de rebut.

Autre présupposé important, c'est le lexique commun qui nous envahit, que nous absorbons dès que nous ouvrons un journal, dès que nous écoutons une radio, et qui est fait, pour l'essentiel, d'euphémismes.

Par exemple en France, on ne dit plus le patronat, on dit « les forces vives de la nation »; on ne parle pas de débauchage, mais de « dégraissage », en utilisant une analogie sportive (un corps vigoureux doit être mince). Pour annoncer qu'ne entreprise va débaucher 2 000 personnes, on parlera du « plan social courageux d’Arcelor Mittal». Il y a aussi tout un jeu avec les connotations et les associations de mots comme flexibilité, souplesse, dérégulation, qui tend à faire croire que le message social-libéral est un message universaliste de libération.

Contre cette doxa, il faut, me semble-t-il, se défendre en la soumettant à l'analyse et en essayant de comprendre les mécanismes selon lesquels elle est produite et imposée. En France, l'État a commencé à abandonner un certain nombre de terrains de l'action sociale.

La conséquence, c'est une somme extraordinaire de souffrances de toutes sortes, qui n'affectent pas seulement les gens frappés par la grande misère. Ce sont les pauvres et les illettrés de Macron.

Il n’est pas difficile de montrer qu'à l'origine des problèmes qui s'observent dans les banlieues des grandes villes, il y a une politique social-libérale du logement qui, mise en pratique dans les années 1970 (l'aide « à la personne »), a entraîné une ségrégation sociale, avec d'un côté le lumpenprolétariat composé pour une bonne part d'immigrés, qui est resté dans les grands ensembles collectifs et, de l'autre, les travailleurs permanents dotés d'un salaire stable et la petite-bourgeoisie qui sont partis dans des petites maisons individuelles qu'ils ont achetées avec des crédits entraînant pour eux des contraintes énormes. Cette coupure sociale a été déterminée par une mesure politique.

L'État, dans tous les pays, est, pour une part, la trace dans la réalité de conquêtes sociales. Par exemple, le ministère du Travail est une conquête sociale devenue une réalité, même si, dans certaines circonstances, il peut être aussi un instrument contre les travailleurs (ou en recherche d’emploi) (1).

L'État existe aussi dans la tête des travailleurs sous la forme de droit subjectif (« ça c'est mon droit », « on ne peut pas me faire ça »), d'attachement aux « acquis sociaux », de défense du modèle français,  etc.

Sans doute l'État n'est-il pas complètement neutre, complètement indépendant des pouvoirs économiques et financiers, mais il a une autonomie d'autant plus grande qu'il est plus ancien, qu'il est plus fort, qu'il a enregistré dans ses structures des conquêtes sociales plus importantes, etc.

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La précarisation et la flexibilisation entraînent la perte des faibles avantages (souvent décrits comme des privilèges de « nantis ») qui pouvaient compenser les faibles salaires, comme l'emploi durable, les garanties de santé et de retraite. La privatisation, de son côté, entraîne la perte des acquis collectifs.

En France, les 3/4 des travailleurs nouvellement embauchés le sont à titre temporaire, et seulement 1/4 de ces 3/4 deviendront des travailleurs permanents.

Évidemment les nouveaux embauchés sont plutôt des jeunes. Ce qui fait que cette insécurité frappe essentiellement les jeunes, en France.

À quoi s'ajoute, aujourd'hui, la destruction des bases économiques et sociales des acquis culturels. L'autonomie des univers de production culturelle à l'égard du marché.

Max Weber disait que les dominants ont toujours besoin d'une « théodicée de leurs privilèges », ou, mieux, d'une sociodicée, c'est-à-dire d'une justification théorique du fait qu'ils sont privilégiés.

La compétence est aujourd'hui au cœur de cette sociodicée, qui est acceptée, évidemment, par les dominants — c'est leur intérêt — mais aussi par les autres (2).

Dans la misère des exclus du travail, dans la misère des chômeurs de longue durée, dans la misère des illettrés, il y a quelque chose de plus que dans le passé.

L'idéologie anglo-saxonne, toujours un peu prédicatrice, distinguait les pauvres immoraux et les deserving poor les pauvres méritants — dignes de la charité.

À cette justification éthique est venue s'ajouter ou se substituer une justification intellectuelle. Les pauvres ne sont pas seulement immoraux, alcooliques, corrompus, ils sont stupides, inintelligents.

Dans la souffrance sociale, entre pour une grande part la misère du rapport à l'école qui ne fait pas seulement les destins sociaux mais aussi l'image que les gens se font de ce destin (ce qui contribue sans doute à expliquer ce que l'on appelle la passivité des dominés, la difficulté à les mobiliser, etc.).

Platon avait une vision du monde social qui ressemble à celle de nos technocrates, avec les philosophes, les gardiens, puis le peuple.

Cette philosophie est inscrite, à l'état implicite, dans le système scolaire. Très puissante, elle est très profondément intériorisée.

Pourquoi est-on passé de l'intellectuel engagé à l'intellectuel « dégagé » ? En partie parce que les intellectuels sont détenteurs de capital culturel et que, même s'ils sont dominés parmi les dominants, ils font partie des dominants.

C'est un des fondements de leur ambivalence, de leur engagement mitigé dans les luttes. Ils participent confusément de cette idéologie de la compétence. Quand ils se révoltent, c'est encore, comme en 33 en Allemagne, parce qu'ils estiment ne pas recevoir tout ce qui leur est dû, étant donné leur compétence, garantie par leurs diplômes.

Gustave Le Bon disait dans les incertitudes de l’heure présente : « Une croyance politique n'est, souvent, qu'un acte de foi dépourvu de support rationnel. Elle a pour origine le mécontentement chez les illettrés, l’envie et l'ambition chez les hommes instruits »

(1)   http://blogs.mediapart.fr/blog/m-bentahar/030914/quand-la-lutte-contre-le-chomage-devient-une-guerre-contre-les-chomeurs-francois-rebsamen-se-trompe

(2)   Cf. P. Bourdieu, « Le racisme de l'intelligence », in Questions de sociologie, Paris, Éd. de Minuit, 1980, pp.264-268.

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