Gouverner par ordonnance, un nouveau canal législatif ?
« Le terme de l'habileté est de gouverner sans la force » disait le Marquis de Vauvenargues.
Alors, le Président de la République François Holland et avec lui le Premier Ministre, Manuel Valls, auraient-ils l’énergie de mener la politique jusqu'au au bout du mandat ?
Pour celles et ceux qui s’inquiètent de la capacité du Président et du Gouvernement à gouverner, avec les quelques réticences de députés de la majorité (les 41 frondeurs), il est bon de rappeler que même sans majorité fixe, il est déjà arrivé que la France soit gouvernée avec le canal législatif des ordonnances. A
Michel Rocard en tant que Premier Ministre, n’a-t-il pas à utiliser les possibilités que lui offre la constitution en matière d’ordonnances. Un petit rappel (sous contrôle des constitutionalistes).
La constitution l'autorise
En droit, gouverner par ordonnance, cela consiste littéralement à ce que le Parlement confie pour des domaines déterminés le soin au gouvernement de légiférer à sa place pendant un certain temps. Sous la Ve République, la technique n'est pas nouvelle. Héritée des pratiques de la IIIe et IVe République, ce recours est inscrit dans la Constitution.
L'article 38 dispose que "le Gouvernement peut […] demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi."
En pratique, le Parlement vote une loi dite d'habilitation dans laquelle figure la matière pour laquelle il confie son pouvoir législatif ainsi qu'une date limite pour le dépôt d'un projet de loi en bonne et due forme qui ratifie les dispositions prises. Les ordonnances sont ensuite formellement prises en Conseil des ministres "après avis du Conseil d'Etat". Une fois qu'elles sont signées par le Président de la République… elles entrent en vigueur.
C'est quoi une ordonnance ?
Une ordonnance est un moyen pour le gouvernement de légiférer plus vite, sans passer par le traditionnel processus parlementaire. L'exécutif peut ainsi mettre en place des mesures presque immédiatement.
Mais cela ne veut pas dire que le Parlement n'intervient pas dans le processus. Il intervient en amont et en aval.
Pour schématiser, il y a trois grandes étapes :
1) Pour pouvoir légiférer par ordonnance, le gouvernement doit d'abord obtenir l'autorisation préalable du Parlement (article 38 de la Constitution) :
"Le gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi."
Cette autorisation lui est donnée par le vote d'une loi d'habilitation (ce texte précise le (ou les) domaine(s) sur lesquels peuvent porter les ordonnances, la durée pendant laquelle le gouvernement pourra procéder par ordonnance et le délai au cours duquel le gouvernement devra déposer un projet de loi afin de ratifier la ou les ordonnances).
2) L'ordonnance est ensuite prise en Conseil des ministres après avis du Conseil d'État. Le texte doit être signé par le président de la République. Elle entre en vigueur dès sa publication.
3) L'Assemblée nationale et le Sénat examinent ensuite un projet de loi destiné à ratifier l'ordonnance.
Un projet de loi de ratification doit être déposé par le gouvernement. Le Parlement peut alors :
- approuver l'ordonnance, et celle-ci acquiert alors valeur de loi ;
- ou la rejeter. L'ordonnance conserve alors une valeur simplement réglementaire (inférieure à la loi).
Si ce projet de loi de ratification n’est pas soumis au Parlement dans les délais prévus, l'ordonnance devient caduque.
Une pratique de plus en plus courante
Au début de la Ve République, les gouvernements successifs ont utilisé avec parcimonie cet instrument. Méconnu par l'opinion, il est pourtant de plus en plus utilisé depuis la fin des années 1990.
Une étude publiée par le Sénat en 2008 donne la mesure du phénomène. Entre 1984 et 2003, le Parlement n'a donné que 29 fois son habilitation au gouvernement donnant lieu à 155 ordonnances. Entre 2004 et 2007… ce furent 38 lois pour 170 ordonnances. A titre d'exemple, 83 ordonnances furent signées pour la seule année 2005. Un vrai changement de braquet.
Les ordonnances concernent bien souvent l'application de la loi aux collectivités d'outre-mer ou la transposition de directives européennes sur lesquelles les débats parlementaires sont peu pertinents. Mais pas que. Depuis 2003, les ordonnances ont réglé par exemple le régime juridique des OPCI (Organisme de placement collectif en immobilier), des dispositions en matière de droit du travail et même des ajustements au code électoral ou au code des impôts.
Depuis le début de son quinquennat en mai 2012, François Hollande a signé pas moins de 21 ordonnances relatives par exemple à la "durée du travail des conducteurs indépendants du transport public routier, au "système d'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre", à "l'encadrement de la vente de médicaments sur internet" ou encore aux "formalités déclaratives applicables aux navires à l'entrée et à la sortie des ports maritimes".
Légiférer plus vite
Si François Hollande venait à légiférer par ordonnance, il n'inventerait rien en somme. Sur des sujets éminemment politiques, Dominique de Villepin a déjà ouvert la voie. En 2005, il faisait voter une loi habilitant le Gouvernement à prendre, par ordonnance, "des mesures d'urgence pour l'emploi". Ce furent les fameux CNE et CPE… contestés puis abrogés les mois suivants.
Les écueils possibles de la méthode
L'outil peut tout de même se révéler dangereux. Car sous couvert d'urgence, la "démission" parlementaire tend à se prolonger ces dernières années. Alors qu'entre 1984 et 2001, le délai imparti par les lois d'habilitation oscillait en général entre trois et neuf mois, ils vont depuis le début des années 2000 jusqu'à 24 mois parfois… avec de plus en plus fréquemment des lois prolongeant l'habilitation.
Quelques lectures complémentaires:
- http://fr.wikipedia.org/wiki/Ordonnance_en_droit_constitutionnel_fran%C3%A7ais
- Le portail « vie-publique.fr » Qu’est-ce qu’une ordonnance ?
- http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000028424785&categorieLien=id : les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution et les mesures relevant du domaine de la loi