James Gray vient de signer son quatrième long-métrage. Je ne dirai rien de l'intrigue mais livrerai ici quelques impressions.
J'avais gardé au fond de moi le nom de ce réalisateur, car Little Odessa, son premier film, réalisé en 94 alors qu'il n'avait que 25 ans, m'avait laissé une trace tenace, celle d'une sensibilité hors du commun à un tel âge de la dimension tragique, lointaine héritière de la tragédie grecque où la lignée familiale transmet la mort fatale, haine et amour ayant fait leur ouvrage.
Two lovers n'est pas un polar comme ses autres films, mais il garde du premier, la tension délicate et profonde d'une entaille au canif.
On y retrouve dans le rôle titre, Joaquin Phoenix, rencontré dans le précédent : La nuit nous appartient. Son personnage de Leonard nous emmène au bord de ce qui se brise, de ce qui s'élève au plus vif de la passion, de ce qui menace à nouveau de se rompre, de tout engloutir, puis renoue encore avec la vie, résignation et sincérité ensemble mêlées. A ce propos, la scène initiale du film est programmatique : on peut sauter dans l'eau froide, descendre au fond jusqu'à l'étouffement et, d'un coup de talon, remonter à la surface pour revenir chez les vivants qui passent.
Joaquin Phoenix (Leonard) est tout à la fois enfantin et pathétique : le coeur ouvert jusqu'à plus soif, au contact immédiat de l'amour, ne cherchant aucune protection, acteur de sa propre joie et de sa blessure. Certes, la famille, juive d'Europe centrale, est là comme un cocon, gardant l'enfant, douce et mutilante. Isabella Rossellini incarne cette mère aux aguets et tellement aimante, le visage lisse et imperceptiblement tremblant. Leonard est leur enfant, occupant toujours sa chambre d'adolescent - une chambre dont le désordre juvénile aurait subi l'assaut de temps, qui tient plus du cafarnaüm et du débarras que de la pièce vivante d'un véritable ado - Elle est un peu comme un lieu de vieille enfance, maintenue et passée.
Leonard n'est ni soumis ni rebelle, il est autre, à sa façon. Son allure physique en témoigne - et là, le jeu de Joaquin Phoenix est magistral - Il y a de l'ours en lui, l'ours maladroit, un peu massif, les bras raides le long du corps. J'ai envie d'évoquer à son sujet le personnage de Johnny Bear créé par Steinbeck (La grande vallée, 1938) : "Il avait l'air d'un grand ours stupide et souriant....Ses bras longs pendaient...Il se tenait à l'entrée en balançant ses bras par saccades, à la manière des idiots."
Mais Leonard est aussi celui qui soudain peut "breaker" sur une piste de dancing, exalté par la passion naisssante, aussi agile que dérisoire dans son tricot gris découvrant parfois sa légère graisse.
Le film fait un autre signe à un grand aîné : Leonard regarde, est regardé à travers les fenêtres qui donnent sur une cour d'immeuble ; et l'on pense à Hitchcock, Fenêtre sur cour. Mais l'oeil est là pour voir et s'émouvoir, il n'espionne rien. La fenêtre est le cadre de la beauté, le mur percé pour l'amour ; l'oeil, fenêtre du coeur, retient sa larme.
Fulgurance, pureté, décallage, gaucherie corporelle, autant de signes paradoxaux d'un être qui travaille à vivre, travail innocent et profond.