Avec plusieurs de mes collègues du Parlement Européen, je me suis rendu récemment au Bangladesh. L’objectif ? Échanger avec les autorités du pays mais aussi avec des acteurs de la société civile bangladaise au sujet des droits humains. Ce pays traverse une période troublée. L’Union pourrait y jouer un rôle positif, notamment en prévision des élections qui doivent se tenir l’an prochain.
Le Bangladesh un géant peu connu
Le Bangladesh est peu connu en Europe bien que, avec ses 171 millions d’habitants, il soit pourtant le 8eme pays le plus peuplé du monde devant la Russie, le Japon, l’Egypte… C’est aussi le pays le plus densément peuplé de tous et l’un des plus menacés par le changement climatique. Il se situe pour l’essentiel dans le delta du Gange, à quelques mètres seulement au-dessus du niveau d’une mer qui monte inexorablement.
Le Bangladesh est surtout identifié en Europe pour son industrie textile qui emploie près de 4 millions de personnes dans des conditions majoritairement délétères et exporte 80% de sa production réalisée en sous-traitance pour le compte des grandes marques occidentales. Le Bangladesh, c’est le pays du Rana Plaza, cet immeuble-usine qui s’était effondré en 2013 causant la mort de 1127 personnes. Ce drame a été à l’origine de beaucoup des avancées réalisées en France et en Europe ces dernières années en matière de responsabilité des multinationales vis-à-vis de leurs chaînes de sous-traitance. Malheureusement, ces progrès sont actuellement remis en cause par la vague de dérégulation initiée par l’alliance de la droite et de l’extrême droite. Durant notre mission, nous avons rencontré des syndicalistes bangladais qui nous ont fait part de leurs combats et de l’importance qu’avait pour eux la pression exercée dans les pays développés sur les multinationales donneuses d’ordre des entreprises du textile. Avec la majorité actuelle, l’Europe rebrousse chemin et faillit à sa mission de protection des droits humains, tout en profitant d’avantages économiques des produits textiles à bas prix.
Une histoire politique douloureuse
Sur le plan politique, le Bangladesh a une histoire récente douloureuse. Après de nombreux coups d’Etat militaires, le pays avait semblé retrouver le chemin de la démocratie dans les années 1990. Mais Sheikh Hasina, au pouvoir depuis 2008, a mené une politique de plus en plus autoritaire, restreignant les libertés publiques dans un contexte de corruption croissante. Elle avait promulgué en 2024 une loi qui réservait la plus grande part des postes dans la fonction publique aux descendants des combattants de la guerre de 1971. Alors que le chômage des jeunes explosait, cette loi a conduit à des troubles graves qui, durement réprimés, ont causé plus de 1400 morts.
Une transition délicate
Ces troubles ont finalement conduit au départ de Sheikh Hasina et sa fuite du pays en août 2024. Nous avons rencontré plusieurs des jeunes qui avaient mené cette contestation. Ils jouent toujours un rôle important dans la transition en cours.
Depuis lors, un gouvernement de transition s’est mis en place. À sa tête, les jeunes qui ont renversé Sheikh Hasina ont fait appel à une figure respectée dans tout le pays : l’économiste Muhammad Yunus. Fondateur en 1976 de la Grameen Bank, pionnière du microcrédit, il a permis à des millions de Bangladaises de sortir de la grande pauvreté, et a reçu en 2006 le Prix Nobel de la Paix pour cette œuvre d’émancipation et de justice sociale.
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Muhammad Yunus, une autorité morale incontestée
Aujourd’hui âgé de 85 ans, Muhammad Yunus a accepté, avec humilité et sens du devoir, de diriger ce gouvernement de transition dans un moment d’extrême tension politique. Sa présence, son calme, sa hauteur de vue donnent à ce pays meurtri une forme de boussole morale.
Muhammad Yunus parle du Bangladesh avec la gravité de ceux qui aiment leur pays sans complaisance, mais aussi avec la foi tranquille de ceux qui croient à la puissance de l’action collective.
Ce gouvernement de transition, malgré la légitimité morale que lui confère Yunus, fait face en effet à d’immenses défis : un pays polarisé, des attentes immenses et des résultats qui tardent à se concrétiser. Les tensions sociales et politiques n’ont pas disparu et de nouveaux troubles ont éclaté au printemps dernier. Nous avons également échangé avec plusieurs autres acteurs de cette transition, conscients que l’espoir soulevé par la chute de l’ancien régime doit désormais se transformer rapidement en une reconstruction durable.
Préparer des élections transparentes et incontestables
Des élections sont prévues l’an prochain. C’était un de nos objectifs principaux : discuter avec les autorités Bangladaises des moyens pour l’Union Européenne de contribuer à ce que celles-ci se déroulent de la façon la plus transparente et incontestable possible. Nous avons rencontré les principales forces politiques du pays et convenu avec les autorités bangladaises de préparer une Mission d’observation européenne pour aider à ce que ces élections se déroulent dans les meilleures conditions possibles.
Le drame des Rohingyas
Par ailleurs, le Bangladesh accueille depuis maintenant près d’une décennie près d’un million de réfugiés rohingyas. Cette minorité ethnique musulmane, originaire de Birmanie, a été victime d’une politique de persécution systématique menée par l’armée birmane : villages incendiés, femmes violées, hommes massacrés, familles entières chassées de leurs terres. Depuis 2017, ils survivent dans des camps tentaculaires le long de la frontière entre la Birmanie et le Bangladesh, notamment à Cox’s Bazar, une localité devenue tristement célèbre pour accueillir le plus grand camp de réfugiés au monde. Un défi de taille pour le pays.
En 2018, un accord avait été signé sous l’égide des Nations Unies pour permettre le retour des réfugiés Rohingyas en Birmanie. Mais depuis le coup d’État militaire intervenu en 2021 en Birmanie, cet accord est resté lettre morte. La Birmanie a refermé ses frontières et toute perspective de retour s’est évanouie.
Nous nous sommes rendus dans ce camp de Cox’s Bazar. Ce que nous y avons vu et entendu restera gravé à jamais dans nos mémoires.
Dans le camp, une mer d’abris de bambou et de bâches s’étend à perte de vue. Des enfants jouent dans la poussière, sous un soleil écrasant, au milieu d’une promiscuité étouffante. Les visages sont marqués par la fatigue et les regards sont souvent vides mais d’une dignité bouleversante. La situation humanitaire est dramatique. Le retrait récent d’une partie du financement américain risque de rendre les conditions de vie intenables avec un rationnement des vivres, une pénurie d’eau potable, des épidémies récurrentes, une insécurité croissante…
La crise des Rohingyas est largement tombée dans l’oubli et l’humanité semble s’être habituée à ce scandale. L’absence de perspectives politiques nourrit un désespoir déjà profond. Pourtant, ces femmes, ces hommes et ces enfants continuent de survivre, dans des conditions indignes.
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L’Europe doit agir pour les Rohingyas
Ce que j’ai vu et entendu à Cox’s Bazar appelle non seulement à témoigner, mais surtout à agir contre l’indifférence et la résignation, contre la banalisation du malheur. Les constats sont clairs : la situation humanitaire est catastrophique, l’abandon politique criant, et l’avenir des Rohingyas suspendu dans un vide insupportable.
Il est urgent de remettre cette crise à l’agenda politique international. La solidarité humanitaire doit être renforcée, mais elle ne peut pas être le seul horizon : il faut une mobilisation diplomatique coordonnée pour exiger que la Birmanie reconnaisse les droits des Rohingyas, pour garantir leur protection, explorer des solutions durables – qu’il s’agisse d’un retour sécurisé ou d’une intégration digne de ces réfugiés au Bangladesh.
L’Union européenne doit mobiliser ses leviers politiques, diplomatiques et financiers. Les Rohingyas ne peuvent être condamnés à un exil sans fin. Avec ses partenaires, l’Europe doit redevenir une voix pour ceux que le monde a cessé d’entendre.
Dans les semaines qui viennent, je reprendrai contact avec les ONG présentes sur le terrain pour recueillir leurs besoins urgents et renforcer leur plaidoyer. Je demanderai un rendez-vous à la Commission européenne afin d’exiger une mobilisation politique et financière accrue de l’Union. J’écrirai également aux ambassades concernées pour appeler à une réponse diplomatique coordonnée et à une remise de la crise des Rohingyas à l’agenda international.
Derrière les chiffres et les résolutions oubliées, il y a des vies humaines brisées, des enfants sans avenir, des mères qui ne veulent plus pleurer. Je ne veux pas me résigner. Le silence tue ces femmes, ces hommes et ces enfants. Il nous faut agir, ensemble, pour que l’humanité ne détourne plus le regard.
La France et l’Europe traversent incontestablement une crise profonde et nous passons beaucoup de temps à nous plaindre mais quand on revient du Bangladesh on mesure à quel point nous restons encore des privilégiés. Et combien le sort futur de la planète dépend de notre capacité à construire son avenir avec les peuples du « Sud Global » comme le peuple bangladais qui, fondamentalement, ne rêve pas d’autre chose que nous : la liberté, la démocratie, la protection de l’environnement et le renforcement de la « sécurité sociale ».