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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 8 mai 2016

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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La steppe (Anton Tchekhov) Chapitre 7

Un orage dans la steppe. Le voyage se termine bientôt.

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

VII

La nuit suivante, les convoyeurs firent encore halte pour préparer la kacha. Cette fois-là, d’emblée, tous se mirent à ressentir une sorte de spleen indéfinissable. On étouffait; tout le monde buvait abondamment, sans parvenir à étancher sa soif. La lune se leva, une lune rougeâtre et renfrognée, comme souffrante; les étoiles aussi clignotaient de mauvaise grâce, l’obscurité se faisait lourde, les lointains ternes. La nature languissait, attendant on ne savait quoi.

Auprès du feu ne régnait plus l’animation de la veille, les conversations s’étiolaient. Dominait l’ennui, les hommes parlaient sans entrain, à contrecoeur. Panteleï ne faisait que soupirer, se plaindre de ses jambes qui lui faisaient mal et tenir de grands discours sur la mort, cette effrontée.

Etendu sur le ventre, Dymov se taisait et mâchonnait un brin d’herbe séchée; il affichait un air fatigué, mécontent et dégoûté, comme si le brin mâchonné sentait mauvais…Vassia avait mal à la mâchoire et le faisait savoir, annonçant en outre du mauvais temps; Emeliane ne remuait plus les mains, il restait assis sans bouger, regardant le feu d’un air sombre. Egorouchka aussi, se languissait. Il se lassait de cette avancée si lente, et la fournaise du jour lui avait donné mal à la tête. 

Lorsque la kacha fut prête, Dymov, pour se distraire, se mit à chercher noise à ses camarades.

- Voilà la verrue1 qui s’installe,  et que je me dépêche de tremper le premier ma cuillère ! - dit-il en regardant avec animosité Emeliane. - En voilà un goinfre ! Surtout, s’asseoir le premier devant le chaudron. Il a été chanteur, alors il se prend pour un seigneur ! Des chanteurs comme ça, il y en a plein qui mendient au bord de la route !

- Qu’as-tu à t’en prendre à moi ? - demanda Emeliane avec, à son tour, une lueur de colère dans l’oeil.

- J’ai que tu n’as pas à foncer sur le chaudron avant tout le monde. Tu te prends pour qui ?

- Tu es un imbécile, voilà tout, - dit Emeliane d’une voix sifflante.

Sachant de longue date comment se terminent en général de telles conversations, Panteleï et Vassia intervinrent et s’efforcèrent de convaincre Dymov de ne pas lâcher d’injures inutiles.

- Un chantre… - ne s’apaisant pas, cette tête brûlée de Dymov ricana avec mépris. Des chantres comme ça, on en trouve partout. Suffit de s’asseoir à l’entrée d’une église et de chanter : « La charité, pour l’amour du Christ ! » Tu parles !

Emeliane gardait le silence. Ce qui ne fit qu’irriter Dymov. Il jeta un nouveau regard haineux à l’ancien chantre et déclara :

- Des gens comme toi, on les ignore, autrement, je te montrerais ce qu’il en est.

- Qu’as-tu à me chercher, mazepa2 ? - éclata Emeliane. - Je t’ai fait quelque chose ?

- Comment tu m’as appelé ? - demanda Dymov, se redressant, les yeux injectés de sang. - Hein ? Mazepa ? C’est ça ? Très bien ! Va donc la chercher !

Il arracha des mains d’Emeliane la cuillère, qu’il envoya au loin. Kirioukha, Vassia et Stepka bondirent et coururent à sa recherche, tandis qu’Emeliane braquait des yeux suppliants et interrogateurs sur Panteleï. Le visage soudain rabougri, grimaçant, clignant des yeux, l’ex-chantre se mit à pleurer comme un enfant.

Egorouchka, qui détestait déjà depuis un bon moment Dymov, sentit brusquement l’air devenir irrespirable et la chaleur du feu lui brûler le visage; il eut envie de s’enfuir dans les ténèbres vers le convoi, mais les yeux remplis de méchanceté et d’ennui de l’énergumène l’attiraient comme un aimant. Dans le désir passionné de lui dire quelque chose de suprêmement offensant, il marcha sur Dymov et lui sortit d’un voix que la colère étranglait :

- Tu es le pire, ici ! Je ne peux pas te sentir !

Suite à quoi, il aurait mieux valu s’enfuir en direction des chariots, mais il était comme cloué sur place et poursuivit :

- Tu brûleras en enfer ! Je vais me plaindre à Ivan Ivanytch ! Arrête d’offenser Emeliane !

- Il faut dire « s’il te plaît ! » - se mit à rire Dymov. En voilà un petit cochon, on lui presserait le nez qu’il en sortirait du lait, et monsieur donne des ordres. Et si je te tirais les oreilles ?

Egorouchka n’arrivait plus à respirer; il frissonna soudain  des pieds à la tête, - ce qui ne lui était jamais arrivé - tapa du pied et se mit à crier d’une voix perçante :

- Battez-le ! Battez-le !

Il se retrouva en larmes, en éprouva de la honte et, chancelant, s’enfuit vers le convoi. Il ignorait l’impression que son cri avait produite. Etendu sur un ballot, en pleurs,ses mains agrippant ses genoux, il chuchotait :

- Maman ! Maman !

Tout lui semblait à présent inhumain et effroyable, et ces gens, et les ombres entourant le feu, et les ballots sombres, et l’éclair brillant à chaque minute dans le lointain. L’épouvante le prenait, il se demandait avec désespoir comment il avait bien pu se retrouver en terre inconnue, en compagnie de ces effrayants moujiks. Son oncle, le père Christophore, Deniska, où sont-ils donc, à présent ? Pourquoi mettent-ils tant de temps à arriver ? L’auraient-ils oublié ? A cette pensée qu’on l’avait oublié et qu’il était livré aux caprices du sort, il était transi et terrifié au point qu’il eut plus d’une fois envie de sauter du ballot et de remonter à toutes jambes la route, sans un regard en arrière, mais l’arrêtèrent le souvenir des deux croix sinistres qui, dans l’obscurité, l’attendraient inévitablement, ainsi qu’un nouvel éclair scintillant au loin…Chuchoter : « maman ! maman ! » lui procurait quelque apaisement, c’était bien tout…

Les convoyeurs aussi, devaient être à bout. Après la fuite de Egorouchka, ils restèrent silencieux un long moment, puis se mirent à discuter à mi-voix et par allusions de quelque chose qui arrivait, et qu’il fallait mieux lever le camp pour éviter cette chose…Finissant de dîner en vitesse, ils éteignirent le feu et attelèrent en silence. Leur précipitation et leurs phrases entrecoupées indiquaient qu’ils s’attendaient à quelque malheur.

Avant le départ, Dymov s’approcha de Panteleï pour lui demander :

- C’est quoi, son nom ?

- Egori… - répondit Panteleï.

Dymov posa une jambe sur une roue, saisit la corde enserrant le ballot et grimpa. Egorouchka aperçut son visage et ses boucles. Ce visage  était blême, grave et fatigué, la méchanceté l’avait déserté.

- Iora3 ! - dit-il à voix basse. - Vas-y, frappe-moi !

Egorouchka le regarda avec étonnement; il y eut un éclair.

- Mais oui, frappe-moi ! - répéta Dymov.

Et, sans attendre que Egorouchka lui tape dessus, ni entamer la conversation avec lui, il sauta à bas du chariot en disant :

- La barbe !

Puis, se dandinant, roulant les épaules, il remonta lentement le convoi en répétant, d’une voix mi-plaintive mi-fâchée :

- Non mais, quelle barbe ! Seigneur ! Emeliane, ne te vexe pas, - dit-il en passant à côté de lui. - Nous sommes des hommes finis, nous vivons comme des bêtes !

Un éclair brilla sur la droite, puis tout de suite après dans le lointain, comme le reflet du premier dans un miroir.

- Attrape, Egori ! - cria Panteleï, tendant quelque chose d’en bas.

- Qu’est-ce que c’est ? - demanda Egorouchka.

- Une toile ! On va avoir un peu de pluie, faudra te couvrir.

Le ciel, au loin, était devenu tout noir et clignait de l’oeil par éclairs de plus en plus fréquents. La masse noire, comme pesante, s’inclinait vers la droite.

- On va avoir de l’orage, grand-père ? - demanda Egorouchka.

- Ah, j’ai mal aux pieds, ils sont gelés ! - se plaignait Panteleï d’une voix chantante, tapant du pied sans l’entendre.

Sur la gauche, quelqu’un frotta une allumette monstrueuse, faisant paraître furtivement une bande livide et phosphorique qui s’éteignit aussitôt. Très loin, on se mit à marcher sur une toiture en fer. Sans doute qu’on marchait pieds nus, car le fer rendait un son étouffé. 

- Qu’est-ce que c’est couvert ! - s’écria Kirioukha.

A mi-chemin entre les lointains et le côté droit du ciel scintilla un éclair si brillant qu’une partie de la steppe s’en trouva illuminée, ainsi que le bord de la masse noire, en hauteur. L’effrayant nuage compact se mouvait lentement; à sa lisière pendaient des lambeaux sombres; des deux côtés de l’horizon, se pressant les uns les autres, s’accumulaient de semblables lambeaux. Cet aspect déchiré, comme ébouriffé, donnait au nuageune allure d’ivrogne turbulent. Le tonnerre résonna non plus sourdement, mais avec netteté. Egorouchka fit plusieurs signes de croix et se dépêcha de passer son manteau.

- Quelle barbe ! - leur parvint de l’avant du convoi le cri de Dymov, d’une voix où perçait à nouveau l’exaspération. - Mais quelle barbe !

Le vent se leva soudain, avec une telle force qu’il faillit arracher à Egorouchka la toile et son baluchon. Comme animée, la toile partit de tous les côtés, claquant contre le ballot et cinglant Egorouchka au visage. Le vent fila dans la steppe en sifflant, se mit à tourbillonner en désordre, soulevant les herbes avec un tel bruit qu’il couvrait et le tonnerre et le grincement des roues. Il s’échappait du nuage noir, amenant avec lui des nuages de poussière ainsi que l’odeur de la pluie et de la terre humide. La lune se chargea d’un voile plus crasseux encore, les étoiles se renfrognèrent davantage, on vit courir au bord de la route, à contresens, des nuages de poussière poursuivis par leur ombre. Il semblait bien à présent que les tourbillons, emportant dans leur ronde la poussière, l’herbe et les plumes arrachées à la terre, montaient jusqu’au ciel et que juste sous les nuées noires volaient  les panicauts, à coup sûr fort effrayés ! Mais on ne voyait rien à travers la poussière aveuglante, que seule perçait la brillante lueur des éclairs.

Se disant que la pluie allait tomber d’un instant à l’autre, Egorouchka se mit à genoux et s’abrita sous la grosse toile.

- Pantelle-eï ! - cria quelqu’un de l’avant. - Enn…pannn…

- Je n’entends rien ! - répondit d’une voix forte et chantante Panteleï.

- En…pa…anne…

Il y eut un fort coup de tonnerre qui roula de droite à gauche, puis revint en arrière mourir à l’avant du convoi.

- Saint, Saint, Saint, le Seigneur, Dieu de l’univers4, - chuchota Egorouchka en faisant le signe de la croix, - Tu remplis le Ciel et la Terre de Ta gloire…

La masse noire, là-haut, ouvrit la gueule et cracha une lueur blême; un autre coup de tonnerre suivit aussitôt; à peine s’apaisait-il que scintilla un éclair d’une telle largeur qu’à travers une fente de la toile, Egorouchka distingua toute la route très loin, avec tous les rouliers et jusqu’au gilet de Kirioukha. Les sombres lambeaux, à gauche, étaient en pleine ascension et l’un d’eux, informe et gauche, une sorte de patte avec des doigts visibles, s’étirait en direction de la lune. Egorouchka résolut de fermer les yeux fortement, de ne plus faire attention à rien et d’attendre que tout finisse.

Il ne pleuvait toujours pas. Dans l’espoir que le nuage allait peut-être passer son chemin, Egorouchka sortit la tête de dessous la toile pour jeter un coup d’oeil. L’obscurité était effrayante. Il ne distingua ni Panteleï, ni le ballot, il ne se voyait pas lui-même.; les ténèbres recouvrant le chariot avaient aussi englouti la lune, sur laquelle il voulut jeter un regard en coin. Trouant cette obscurité, la blancheur des éclairs devenait plus éclatante, elle aveuglait au point de faire mal aux yeux. 

- Panteleï ! - appela-t-il.

Pas de réponse. Mais voici que le vent, tentant une dernière fois d’arracher la toile, s’enfuyait plus loin. Un son calme et régulier se fit entendre. Une grosse goutte froide s’écrasa sur le genou de Egorouchka, une autre lui glissa sur la main. S’apercevant que ses genoux n’étaient pas protégés, il entreprit de disposer autrement la grosse toile mais, juste à ce moment, quelque chose se répandit bruyamment sur la route, puis sur les brancards et le ballot. Et cette chose se mit à bavarder avec la toile comme si toutes les deux se comprenaient très bien, en un joyeux et répugnant caquetage de pies.

Egorouchka était agenouillé, ou plutôt se tenait à croupetons. Lorsque la pluie s’abattit sur la toile, il se pencha en avant pour abriter ses genoux, tout de suite mouillés5. Il y parvint mais, aussitôt après, une déplaisante humidité se fit sentir avec netteté par derrière, sur ses cuisses et ses mollets. Il reprit sa pose précédente, exposant ses genoux à la pluie et se demandant comment s’en sortir, que faire de cette toile qu’il ne distinguait pas dans l’obscurité. Mais il avait déjà les bras mouillés, l’eau s’infiltrait par ses manches et son col, il avait froid dans le dos. Et il prit le parti de ne rien faire et d’attendre sans bouger que tout cela finisse.

- Saint, Saint, Saint…- murmurait-il.

Soudain, avec un effroyable craquement assourdissant, le ciel se déchira juste au-dessus de sa tête; il se courba et retint son souffle, s’attendant à en recevoir les débris sur sa nuque et son dos. Ouvrant les yeux par mégarde, il vit éclater à cinq reprises une lueur âpre et aveuglante qui illumina ses doigts, ses manches humides, les filets d’eau ruisselant de la toile et courant sur le ballot, puis se déversant sur la terre. Un nouveau coup de tonnerre retentit, énorme, terrifiant. Puis le ciel cessa de hurler, délivrant des rafales de crépitements secs comme des craquements de bois mort.

« Trrakh ! takh, takh ! takh ! » - martelait nettement le tonnerre roulant dans le ciel, hésitant sur la direction et s’en allant vers la tête du convoi, ou bien loin en arrière, toujours en une saccade de coups haineux - « trra !… » 

Les premiers éclairs avaient juste été effrayants, mais ce tonnerre leur donnait un aspect sinistre. Leur maléfique lueur se jouait des paupières fermées et tout votre corps en tremblait de froid. Comment leur échapper ? Egorouchka décida de se retourner de l’autre côté. Il se mit précautionneusement à quatre pattes, comme s’il craignait qu’on observât son manège, et, ses mains glissant sur le ballot humide, se retourna.

« Trakh ! takh ! takh ! » - au-dessus de lui, puis, retombant  pour exploser sous le chariot - « Rrra ! »

Ses yeux se rouvrant à nouveau malgré lui, Egorouchka eut la vision d’un nouveau danger  : marchaient derrière le chariot trois géants armés de longues piques. Un éclair fit briller la pointe de leurs piques et jeta une vive clarté sur leurs silhouettes : des gens d’une taille colossale, à la démarche lourde, baissant la tête, les traits contractés. Ils semblaient tristes, abattus, plongés dans leurs méditations. Peut-être n’avaient-ils pas de mauvaises intentions, en suivant ainsi le convoi, toutefois, leur proximité ne laissait pas d’inquiéter.

Egorouchka se retourna bien vite vers l’avant et, tremblant de tous ses membres, s’écria :

- Panteleï ! Grand-père !

« Trakh ! takh ! takh ! » lui répondit le ciel.

Il ouvrit les yeux pour essayer de voir les convoyeurs. A deux endroits brilla un éclair, éclairant jusqu’au loin toute la route, le convoi et les hommes.  De petits ruisseaux dévalaient la route, des bulles d’air jaillissaient. Panteleï marchait à côté du chariot, son haut chapeau et ses épaules abritées d’une petite toile; son visage n’exprimait ni peur ni inquiétude, comme si le tonnerre l’avait rendu sourd, et aveugle les éclairs. 

- Grand-père, les géants ! - lui cria, en pleurs, Egorouchka.

Mais le grand-père n’entendait rien. Un peu plus loin, c’était Emeliane qui marchait. Il s’était couvert des pieds à la tête d’une grande toile qui lui donnait à présent la forme d’un triangle. Vassia, sans aucune protection, allait de son pas mécanique habituel, levant bien haut la jambe et sans plier le genou. Sous la lueur fantomatique de l’éclair, le convoi semblait immobile, les rouliers se figeaient, Vassia restait la jambe en l’air…

Egorouchka appela le grand-père une fois encore. N’obtenant pas de réponse, il se rassit sans bouger davantage, n’espérant plus que tout ceci aurait une fin. Il était persuadé que le tonnerre allait l’abattre d’un instant à l’autre, qu’en ouvrant les yeux par inadvertance il reverrait les terribles géants; Il ne se signait plus, n’appelait plus le grand-père et ne pensait plus à sa mère, le froid l’engourdissait, ainsi que la certitude que cet orage ne finirait jamais.

Mais, tout à coup, des voix résonnèrent.

- Egori, tu dors, ou quoi ? - c’était Panteleï qui, d’en bas, l’apostrophait. - Descends ! Il est devenu sourd, ce garnement !…

- Tu parles d’un orage ! - fit une voix de basse inconnue, avec un cri comme après un bon verre de vodka.

Egorouchka ouvrit les yeux. En bas du chariot se tenaient Panteleï, le triangulaire Emeliane et les géants. Ces derniers avaient beaucoup perdu de leur taille et, lorsqu’il les examina, se révélèrent de simples moujiks portant en bandoulière non des piques, mais des fourches en fer. Entre Panteleï et le triangle que formait Emelaine pointait la lueur de la fenêtre d’une isba plutôt basse. Ainsi, le convoi s’était arrêté dans un bourg. Egorouchka rejeta sa toile, saisit son baluchon et glissa bien vite au bas du chariot. A présent, le tonnerre pouvait bien crépiter encore, et les éclairs zébrer le ciel, à proximité de ces voix humaines et de la lumière sortant de cette fenêtre, il ne ressentait plus de peur.

- Un bon orage, rien à dire… - marmottait Panteleï. - Dieu soit loué…J’ai les pieds un peu flasques à cause de la pluie, trois fois rien…Tu es descendu, Egori ? Bien, va dans l’isba…Ça va aller…

- Saint, Saint, Saint…fit d’une voix sifflante Emeliane. Ça tonnait sans arrêt…Vous êtes d’ici ? - demanda-t-il aux géants.

- Non, de Glinov…On est de Glinov…Nous travaillons chez les Plater.

- Vous faites le battage, non ?

- Un peu de tout. Pour l’instant, on moissonne le blé. Pour ce qui est du battage, y a longtemps qu’on avait pas vu un tel orage !

Egorouchka entra dans l’isba. L’accueillit une vieille maigre et voûtée, au menton pointu. Elle portait une chandelle de suif, clignait des yeux et soupirait profondément.

- Dieu nous a envoyé un de ces orages ! - fit-elle. - Et les nôtres passent la nuit dans la steppe, ils doivent souffrir, mes pauvres chéris ! Déshabille-toi, mon petit père, déshabille-toi…

Tremblant de froid, plein de répulsion et tout recroquevillé, Egorouchka ôta son manteau entièrement traversé, puis il écarta ses bras et ses jambes au maximum, restant ainsi longtemps immobile. Le moindre mouvement provoquait en lui une déplaisante sensation de froid et d’humidité. Les manches et le dos de sa chemise étaient mouillés, sa culotte lui collait aux jambes, l’eau dégoulinait de sa tête…

- Eh ben, mon petit bonhomme, tu vas pas rester comme ça, les jambes écartées ? - dit la vieille. - Va donc t’asseoir !

Les jambes toujours écartées, Egorouchka s’approcha de la table et s’assit sur un banc, à côté d’une tête. La tête bougea un peu, relâcha par le nez un filet d’air, mâchonna quelque chose et se rasséréna. Le long du banc, un monticule recouvert d’une touloupe6 prolongeait la tête. C’était une femme qui dormait.

La vieille, soupirant toujours, sortit de la pièce pour revenir bientôt avec un melon et une pastèque. 

- Mange, mon petit père ! C’est tout ce que j’ai à t’offrir… - dit-elle en bâillant, ensuite de quoi elle farfouilla dans un tiroir et un sortit un couteau long et pointu, ressemblant beaucoup à ceux avec lesquels les brigands, dans les auberges, égorgent les marchands7. - Mange, mon petit père !

Egorouchka, comme tremblant de fièvre, mangea une tranche de melon avec du pain noir, puis une tranche de pastèque, et il eut encore plus froid.

- Les nôtres passent la nuit dans la steppe… - soupirait pendant ce temps la vieille. - Ô, Passion du Christ…Faudrait mettre une petite bougie devant l’icône, mais je ne sais pas où Stepanide a pu la fourrer. Mange, mon petit père, mange…

Elle bâilla et, de la main droite, se gratta le dos du côté gauche.

- Doit bien être deux heures, maintenant, - fit-elle. Sera bientôt l’heure de se lever. Les nôtres passent la nuit dans la steppe…A coup sûr, ils sont tous complètement trempés…

- Grand-mère, - dit Egorouchka, - j’ai sommeil.

- Etends-toi, mon petit père, étends-toi… - dit la vieille, moitié bâillant moitié soupirant. - Seigneur Jésus-Christ ! J’étais moi-même en train de dormir et voilà que j’ai entendu quelqu’un frapper. Je me suis réveillée, je regarde un peu, voilà que c’est un orage que Dieu nous a envoyé…Faudrait mettre une bougie, mais je ne l’ai pas trouvée.

En parlant toute seule, elle retira du banc comme des chiffons, sans doute son lit, ôta d’un clou non loin du poêle deux touloupes et se mit à les étaler pour Egorouchka.

- Il ne s’arrête pas, cet orage, - bredouilla-t-elle.  - Pourrait bien allumer un incendie…Les nôtres passent la nuit dans la steppe…Couche-toi, mon petit père, dors…Que le Christ te protège, mon petit…Je laisse le melon, des fois que tu te réveilles, tu pourras en manger.

Les soupirs et les bâillements de la vieille, la respiration régulière de la femme endormie, l’isba plongée dans les ténèbres et le bruit que faisait la pluie au dehors, tout incitait au sommeil. Egorouchka n’avait pas envie de se déshabiller en présence de la vieille. Il se déchaussa seulement, s’allongea et se recouvrit de l’une des touloupes.

- Il s’est couché, le petit gars ? - fit quelques instants plus tard la voix de Panteleï.

- Ça y est ! - répondit la vieille en chuchotant. - Par la Passion du Christ ! Ça tonne, ça tonne, on n’en voit pas la fin…

- Ça va bientôt passer… - chuinta Panteleï en s’asseyant. - C’est déjà moins fort…Les gars se sont répartis dans les isbas, mais y en a deux qui sont restés avec les chevaux…S’agirait pas qu’on nous barbote les chevaux…Bon, je me pose un petit peu, ensuite j’irai prendre la relève…Pas qu’on nous les barbote…

Panteleï et la vieille étaient assis juste à côté des pieds de Egorouchka et conversaient, l’un chuintant, l’autre chuchotant en s’interrompant pour bâiller et soupirer. Mais Egorouchka n’arrivait pas du tout à se réchauffer. Bien que la lourde et chaude touloupe fût étendue sur lui, il grelottait, bras et jambes secoués de tremblements convulsifs…Il se déshabilla sous la touloupe, sans résultat. Les frissons ne faisaient que se renforcer.

Panteleï s’en fut prendre la relève, puis revint, Egorouchka ne dormait toujours pas et grelottait de plus belle. Un poids écrasait sa tête et sa poitrine, l’oppressait sans qu’il sût si c’était le chuchotement des deux vieillards ou la lourde odeur de peau de mouton. La pastèquee et le melon lui avaient laissé dans la bouche un désagréable goût de métal. De surcroît, les puces le dévoraient.

- Grand-père, j’ai froid ! - dit-il d’une voix qu’il ne reconnut pas lui-même. 

- Dors, mon petit, dors… - soupira la vieille.

Dressé sur ses jambes grêles, Tit8 s’approcha du lit en agitant les mains, puis il enfla jusqu’à atteindre le plafond et se transforma en moulin9. Le père Christophore, habillé non plus comme dans la britchka, mais revêtu de ses habits de cérémonie, un goupillon à la main, fit le tour du moulin en l’aspergeant d’eau bénite, et le moulin cessa de remuer les bras. Comprenant qu’il délirait, Egorouchka ouvrit les yeux.

- Grand-père ! - appela-t-il. - J’ai soif !

Personne ne lui répondit. Il avait chaud, de façon insupportable, et ne se sentait pas bien, d’être allongé. Il se leva, s’habilla et sortit au dehors. L’aube pointait. Le ciel était couvert, mais la pluie avait cessé. Frissonnant, emmitouflé dans son manteau humide, il traversa un cour boueuse, tendant l’oreille aux moindres bruits; une petite étable s’offrit à sa vue, avec sa petite porte en jonc entr’ouverte. Il regarda à l’intérieur, y entra et s’assit dans un coin sombre sur un tas de fumier séché.

Les idées se mêlaient dans sa tête, il avait la bouche sèche et remplie de ce répugnant goût métallique. Il regarda son chapeau, y redressa la plume de paon et se souvint du jour où il l’avait acheté avec petite maman. Fourrant la main dans sa poche, il en retira comme une boule de mastic, collante et brune. Qu’est-ce que cela faisait dans sa poche ? Il réfléchit, renifla la chose : cela sentait le miel. Ah oui, c’est le pain d’épices de la Juive10 ! Gorgé d’eau, qu’il est, le pauvre !

Egorouchka examina son manteau. Ce manteau était gris, avec de gros boutons en os, cousus comme ceux d’une redingote. Chez lui, ce vêtement récent et coûteux n’était pas accroché dans l’entrée, mais dans la chambre, suspendu à côté des robes de petite maman; il ne le portait que les grands jours. En le regardant, il éprouva de la pitié en se rappelant que le manteau et lui étaient tous les deux abandonnés au bon vouloir du destin, qu’ils ne reverraient plus leur maison, et il se mit à sangloter si fort qu’il faillit tomber du tas de fumier. 

Un grand chien blanc, tout mouillé par la pluie, avec des touffes de poils sur le museau, semblables à des papillotes, pénétra dans l’étable et dévisagea Egorouchka avec curiosité. Il se demandait visiblement s’il convenait ou non d’aboyer. Aboyer ne lui paraissant pas nécessaire, le chien s’approcha prudemment de Egorouchka, dévora le mastic-pain d’épices et s’en alla.

-Voilà les gens de Varlamov ! - cria quelqu’un au dehors.

Ayant pleuré toutes les larmes de son corps, Egorouchka sortit de l’étable et, contournant une flaque, se traîna dehors. Les chariots étaient juste devant la barrière. Les rouliers tout mouillés, les pieds crottés, l’air avachi et ensommeillé, tels des mouches d’automne, déambulaient le long des chariot ou étaient assis sur les brancards.

- Grand-père, j’ai froid ! - dit-il en frissonnant et en enfouissant ses mains dans ses manches.

- Va, nous serons bientôt arrivés, - fit Panteleï en bâillant. - Ça va passer, tu te réchaufferas.

Le convoi s’ébranla fort tôt, car il ne faisait pas trop chaud. Egorouchka, allongé sur son ballot de laine, grelottait de froid, en dépit du soleil qui fit bientôt son apparition dans le ciel, séchant les habits, le ballot et le sol. En fermant les yeux, il vit de nouveau surgir Tit et le moulin. Se sentant lourdement nauséeux, il banda ses forces pour repousser ces images, mais ce fut le fier-à-bras Dymov qui se rua sur lui en poussant un rugissement, les yeux injectés de sang et les poings brandis, puis se lamentant : « Quelle barbe ! » . Voici que passait Varlamov sur son étalon cosaque, arrivait Konstantin, tout réjoui, avec son sourire et son outarde. Et tous ces gens lui pesaient, ils étaient insupportables et d’un tel ennui !

Une autre fois - c’était déjà presque le soir - il leva la tête pour demander à boire. Le convoi s’était arrêté sur un grand pont au-dessus d’une large rivière. En contrebas, au-dessus de l’eau,  on apercevait à travers une fumée noire un vapeur remorquant une péniche. Au-delà de la rivière, devant eux chatoyait une énorme montagne avec, disséminées sur elle, des maisons et des églises; au pied de cette montagne, à côté de wagons de marchandises, s’élançait une locomotive…

Egorouchka n’ avait jamais vu de vapeurs, auparavant, pas plus que de locomotives ou de grandes rivières. En les contemplant, il ne ressentit ni effroi ni étonnement; son visage ne refléta même aucune sorte de curiosité. Il éprouva seulement une nausée et se dépêcha de s’avancer au bord du ballot. Il vomit. Observant la scène, Panteleï  hocha la tête et s’exclama :

- Il est tombé malade, notre petit gars ! - dit-il. Il a dû prendre froid au ventre…ce petit gars…En terre étrangère…Une vraie pitié !

1 Rappel : Emeliane a une tubérosité sous l’oeil

2 Allusion au chef de guerre Ivan Mazepa, hetman des Cosaques d’Ukraine, personnage historique ayant inspiré Pouchkine (dans le poème « Poltava ») et, au début des années 1880, Tchaîkovski

3 Egorouchka se prononce Iégorouchka, dont Iora est l’un des nombreux diminutifs

4 Début du Sanctus. Voyez : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sanctus

5 Notre petit bonhomme est en culottes courtes

6 Manteau en peau de mouton, la laine à l’intérieur

7 Allusion aux récits de Panteleï au chapitre précédent : le délire commence

8 C’est le bambin qui lui avait rendu visite au chapitre 2…

9 C’est le moulin-sorcier du chapitre 1 

10 Voyez le chapitre 3

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