Selon le journaliste critique Viatcheslav Kostikov, l'état d'esprit régnant en URSS imprègne encore largement la Russie actuelle. D'où l'intérêt supplémentaire de ces nouvelles de Dovlatov. Celui-ci, émigré récent durant les années quatre-vingt, raconte ses aventures à Léningrad sur un mode sarcastique, parfois acerbe, mais cette ironie ne peut masquer totalement la nostalgie de la patrie perdue.
Voici, pour commencer, une autre nouvelle extraite du recueil " La valise ". On y retrouve ce vaurien de Boria - le cousin Boris, auquel l'auteur voue une tendresse particulière - dont Dovlatov a déjà longuement parlé dans le chapitre 9 de l' Album de famille...
Une chapka pour l’hiver
Depuis les fêtes de novembre*, il gelait sur Leningrad.
(* Commémoration de la «révolution d’octobre», les 6 et 7 novembre, selon le calendrier grégorien )
Me préparant à partir à la rédaction de mon journal, j’ai enfilé un bonnet de ski passablement amoché, oublié par quelque invité. Cela passera d’autant mieux, me suis-je dit, que, d’après mon miroir, on ne peut plus me donner quinze ans.
J’arrive au journal en retard de quarante minutes, comme d’habitude. Par conséquent, je prends mon air le plus décidé, et le plus insolent.
Dans la pièce réservée aux collaborateurs littéraires, règne une atmosphère des plus sombres. Vorobiov fume sur un mode dramatique. Sidorovski a les yeux braqués quelque part, fixes. Delioukine chuchote quelque chose au téléphone. Mila Dorochenko a pleuré, ses yeux sont tout rouges.
- Salut, - je dis - alors, les chantres du régime, pourquoi cet air triste ?
Silence. Puis Sidorovski réplique, morose :
- Ton cynisme, Dovlatov, dépasse les bornes.
Là, je me suis dit qu’il s’était passé quelque chose. Peut-être que la progressivité du salaire nous a été retirée ?...
- De qui êtes-vous en deuil ? Où est le défunt ?
- A la morgue de Kouïbychev, - me répond Sidorovski - l’enterrement a lieu demain.
L’atmosphère est encore plus lourde. Enfin Delioukine, reposant le téléphone, m’explique :
- Raïssa s’est empoisonnée. Elle a avalé trois boîtes de nembutal.
- C’est donc ça, - ai-je dit - hé bien, voilà qui est clair. Comment pousser à bout quelqu’un !...
Raïssa était notre dactylo. Extrêmement qualifiée. Tapant sans regarder sa machine. Ce qui ne l’empêchait pas de voir toutes sortes de fautes.
Sur le papier, bien sûr, dans nos textes. Mais dans la vie, les erreurs, Raïssa les accumulait.
Avec comme résultat de ne pas décrocher de diplôme. Et de se retrouver mère célibataire à vingt-cinq ans. Et enfin, de travailler dans un journal d' industrie traditionnellement antisémite.
Ce à quoi, étant juive, elle ne put jamais s’habituer. Elle se montrait impertinente avec le directeur de la rédaction, buvait, se maquillait outrageusement. Bref, loin de restreindre ses aspects juifs, elle accentuait ses propres vices.
On aurait sûrement fini par l’accepter comme tous les autres, si elle s’était montrée un peu plus raisonnable. C’est-à-dire, un peu plus sensée, modeste et portant un peu ses péchés. Elle montrait sans cesse des faiblesses typiquement chrétiennes.
On la persécutait depuis le mois d’octobre. Evidemment, pour la renvoyer, il fallait respecter formellement les règles : l’accuser de différentes choses, lui infliger trois ou quatre blâmes.
Le directeur Bogomolov se mit à la besogne. Il incitait Raïa à la grossièreté. Le matin, il la guettait, chronomètre en main. Rêvait de la convaincre d’incivisme, ou de la surprendre en état d’ébriété au travail.
Tout ceci sous le regard unanimement silencieux de l’entourage. Bien que tous lui fissent la cour, Raïssa étant la seule femme non mariée de la rédaction.
Et voilà, elle s’était empoisonnée. Et tous d’aller et venir, toute la journée, sombres et recueillis. Les voix se faisaient basses, les visages prenaient des poses inspirées. Vorobiov, de la section scientifique, me dit :
- C’est horrible, mon vieux ! Tu m’entends, horrible ! Nous avions des relations compliquées, confuses. Un peu les Mille et une nuits, comme on dit...Comme tu le sais, je suis un homme marié, mais Raîssa était une de ces natures...De là, tous les complexes possibles...J’espère que tu me comprends ?...
A la cafétéria, Delioukine vint s’asseoir à côté de moi. Du jaune d’oeuf sur le menton, il me déclara :
- Raïssa, hein ! Tu te rends compte ? Une nana jeune, en pleine santé !
- Oui, c’est effrayant.
- Horrible...C’est qu’elle et moi, n’étions pas de simples amis. J’espère que tu me comprends ? Nous avions des relations étranges et douloureuses. Je suis quelqu’un de positif, un romantique aimant la vie, quoi. Et Raïa était extrêmement complexée. Elle et moi, nous ne parlions pas la même langue, pour ainsi dire...
Jusqu’à Sidorovski, notre feuilletonniste, qui m’a arrêté :
- Comprends-moi bien, je ne suis pas un homme religieux. Mais tout de même, le suicide, c’est un péché ! Qui sommes-nous, pour disposer de notre propre existence ? Raïssa n’aurait jamais dû ! S’est-elle seulement rendu compte du déshonneur que c’est, pour notre rédaction ?
- Discutable. Que diable vient faire ici la rédaction ?
- Aussi risible que cela puisse paraître, j’ai de la fierté professionnelle !
- Mais moi aussi. C’est vrai que je ne parle pas de la même profession.
- Inutile d’être grossier. Je m’apprêtais à te parler de Raïa...
- Vous aviez des relations complexes et confuses ?
- Comment le sais-tu ?
- Je l’ai deviné.
- Son acte est vexant, pour moi. Tu me diras, je montre une émotion excessive. Oui, je suis quelqu’un d’émotif. A l’excès, peut-être. Mais j’ai des principes d’airain. J’espère que tu comprends ce que je veux dire ?
- Pas tout à fait.
- Je veux dire que j’ai des principes...
Et brusquement, j’ai eu envie de vomir. A tel point que j’en avais mal à la tête. J’ai décidé de prendre congé - plus exactement, de fiche le camp après le déjeuner, en plantant là mes articles. Juste de prendre mes affaires et de fiche le camp, sans dire un mot. Exactement comme ça - emprunter la sortie, prendre le bus...Ensuite ? Aucune idée. mais fiche le camp de cette rédaction, avec ses principes d’airain, son enthousiasme frelaté, ses désirs de création inassouvis...
J’ai passé un coup de fil à mon cousin, mon aîné. Nous nous sommes retrouvés près du magasin « Gastronome » de la rue de Tauride, où nous nous sommes procuré le nécessaire.
Boria m’a dit :
- Allons à l’hôtel « Sovietique », où sont descendus mes amis de Lvov.
Les amis en question se sont avérées des amies, trois femmes relativement jeunes - Sofa, Rita et Galina Pavlovna. Elles tournaient un documentaire, « Un accord puissant ». Une histoire d’alimentation combinée pour les porcs.
L’hôtel « Sovietique » avait été construit six ans plus tôt.* (* Nous sommes donc en 1973)
Il était initialement réservé aux étrangers. Puis on les en avait expulsés de façon inopinée : des fenêtres des derniers étages, on pouvait prendre en photo les chantiers navals « L’Amirauté ».
Les mauvaises langues s’empressèrent de renommer l’hôtel : « l’Antisoviétique ».
Ces trois femmes cinéastes m’ont vite plu. Leurs manières étaient vives et décidées. Elles ont apporté des chaises, pris des assiettes et des petits verres, coupé en tranches du saucisson. Se montrant par là même toutes disposées à une petite fête diurne. Sofa ouvrant même une boîte de conserve avec de petits ciseaux de manucure.
Mon cousin a lancé :
- C’est parti ! ** (** Expression courante, reprise par Gagarine en 1961...)
Il a bu un coup, est devenu tout rouge et a tombé la veste. Je m’apprêtais à en faire autant, lorsque Rita m’a arrêté :
- Allez chercher de la limonade.
Je suis descendu à la cafétéria. Remonté trois minutes plus tard. Ces dames avaient mis à profit ces trois minutes pour s’amouracher de mon cousin. Toutes les trois. Cette attirance prenant à mon encontre un caractère vexatoire. Si je lorgnais les sprats, Sofa s’écriait :
- Pourquoi ne mangez-vous pas les anchois ? Boria préfère les sprats !
Si je me servais une petite vodka, Rita se montrait soucieuse :
- Buvez plutôt la « Moskovskaïa », Boria dit que la « Stolitchnaïa » est meilleure !
Jusqu’à la discrète Galina Pavlovna qui s’en est mêlé :
- Fumez les « Aurore », Boria aime les cigarettes d’importation.
- Moi aussi, - ai-je dit - j’aime les cigarettes d’importation.
- Pur snobisme - s’est indignée Galina Pavlovna.
Il suffisait à mon cousin d’articuler n’importe quelle bêtise, pour que ces trois-là se mettent à rire - de vrais glapissements. Par exemple, goûtant de la purée de courgettes, il s’est fendu d’un :
- Il me semble que ce caviar a déjà servi.
Et elles ont gloussé toutes les trois.
Et lorsque j’ai voulu raconter que notre dactylo s’était empoisonnée, elles ont crié :
- Arrêtez un peu !...
Il s’est écoulé près de deux heures, comme ça. Je me disais tout le temps que ces trois dames finiraient bien par se disputer à cause de mon cousin, mais rien de tel ne se produisait. Bien au contraire, elles devenaient de plus en plus chaleureuses les unes avec les autres, comme les femmes de quelque musulman d’un certain âge.
Boria racontait des potins à propos des acteurs. Il chantait des couplets de truand. Bien éméché, il a entrepris de déboutonner le tricot de Galina Pavlovna. J’étais tellement déprimé que j’en ai ouvert un journal de la veille.
Puis Rita a déclaré :
- Il faut que j’aille à l’aéroport, pour y accueillir le directeur de la production. Accompagnez-moi, Sergueï.
Elle ne doute de rien, je me suis dit. Boria mange les sprats. Boria fume les « Djebel », Boria boit la « Stolitchnaïa ». Et moi, je suis juste bon à accompagner la vieille savate ?
Mon cousin a déclaré :
- Vas-y. De toute façon, tu ne fais que lire le journal.
- D’accord, - ai-je dit - allons-y. Quitte à s’abaisser, autant le faire jusqu’au bout.
J’ai enfilé mon bonnet de ski. Rita s’est enveloppée d’un manteau de mouton retourné. Nous avons pris l’ascenseur et nous sommes dirigés vers la station de taxis.
Il commençait à faire nuit. La neige bleuissait. Le halo des néons se fondait dans l’obscurité.
Personne ne nous précédait, à la station. Rita était restée silencieuse. Prononçant une seule phrase :
- Vous êtes habillé comme un clochard...
A quoi j’ai répondu :
- Cela n’a rien d’effrayant. Dites-vous que je suis un électricien, ou un plombier. Une aristocrate rentre chez elle en compagnie d’un électricien, quoi de plus normal ?
Une voiture s’est approchée. J’ai agrippé la poignée. Deux gaillards ont surgi d’on ne sait où. L’un d'eux m’a dit :
- Nous sommes pressés, le barbu !
Et s’est efforcé de me pousser de côté. Le deuxième, jouant des coudes, s’était déjà installé à l’arrière.
Là, ça commençait à faire trop. Que des émotions négatives, toute la sainte journée. Et là, la goujaterie urbaine...Toute ma fureur retenue s’est donné libre cours. Je me suis vengé sur eux des affronts subis. Tout s’est mélangé : Raïa, le boulot au journal, cet imbécile de bonnet de ski et même les succès féminins de mon cousin.
J’ai mouliné des bras, en me souvenant des leçons du poids lourd Charafoutdinov. Mouliné des bras, et me suis retrouvé sur le dos.
Je ne vois pas très bien ce qui s’est passé. Peut-être que le sol était glissant. Ou c’est que j’ai le centre de gravité placé trop haut...En tout cas, je suis tombé. J’ai aperçu le ciel, énorme, livide, énigmatique. Tant éloigné de mes infortunes et de mes déceptions. Tellement pur.
J’ai pu l’admirer tant qu’on ne m’a pas flanqué un coup de bottine dans l’oeil. Après, tout s’est éteint...
Je suis revenu à moi en entendant les coups de sifflets des agents. J’étais assis, appuyé à un bac à ordures. Une foule de gens à ma droite. Du côté gauche, je ne distinguais plus rien.
Rita a expliqué quelque chose à un gradé. On pouvait la prendre pour la femme d’un cadre, et moi, pour son chauffeur personnel. D’où l’oreille attentive que le policier lui prêtait. Appuyant des poings dans la neige, j’ai tâché de me relever, en dérapant. Je titubais. Heureusement que Rita s’est précipitée.
Nous avons repris l’ascenseur. Mes vêtements étaient sales. Mon bonnet de skieur avait disparu. Sur ma joue, une écorchure saignait.
Rita m’avait pris par la taille. Je m’efforçais de me dégager. Pour le coup, là, c’était compromettant pour elle. Mais elle s’ est serrée contre moi, et m’a chuchoté :
- Ce que tu es beau gosse, canaille !
Avec un cliquetis discret, l’ascenseur nous a déposés au dernier étage. Et nous avons retrouvé la chambre que nous avions quittée. Mon cousin et Galina Pavlovna s’embrassaient. Sofa le tirait par la chemise, en répétant :
- Espèce d’idiot, elle pourrait être ta mère...
En m’apercevant , mon cousin a poussé un cri effrayant. Il voulut même s’élancer quelque part, mais se ravisa, et demeura. Les trois femmes m’entouraient.
C’était tout de même étrange. Individu normal, personne ne faisait attention à moi. A présent à moitié invalide, ces femmes m’entouraient de leurs soins. Elles se disputaient littéralement le droit de me soigner l’oeil.
Rita m’essuyait le visage avec un torchon humide. Galina Pavlovna dénouait les lacets de mes bottines. Allant plus loin que les autres, Sofa déboutonnait mon pantalon.
Mon cousin essayait bien de dire quelque chose, de donner des conseils, mais il se faisait remettre à sa place. S’il avançait quelque proposition, les trois femmes réagissaient vertement :
- Tais-toi donc ! Bois ta stupide vodka ! Mange tes sales conserves ! On peut se passer de toi !
Après un moment de calme, j’ai tout de même reparlé du suicide de notre dactylo. Cette fois-ci, elles m’ont écouté avec beaucoup d’intérêt. Tout juste si Galina Pavlovna ne s’est mise à pleurer. :
- Faites un peu attention ! Sérioja n’a plus qu’un oeil ! Mais, de cet oeil unique, il voit plus clair que d’autres qui ont leurs deux yeux...
Après quoi, Rita a déclaré :
- Tant pis pour l’aéroport. Allons plutôt au centre de traumatologie. C’est Boria qui ira accueillir le directeur de production.
- Je ne le connais pas - objecta mon cousin.
- Pas grave. Fais passer une annonce à la radio.
- Mais je suis ivre.
- Et tu t’ imagines qu’il est sobre, lui ?
Rita et moi sommes allés au centre de traumatologie, au 9 de la rue Gogol. Dans la salle d’attente, plein de gens avec la figure amochée. Des gémissements.
Sans attendre notre tour, Rita s’est adressée au médecin. Son manteau en mouton retourné a, là encore, fait son effet. Je l’ai écoutée se renseigner à haute voix :
- Il faut s’adresser où, si mon galant s’est fait casser la gueule ?
Et, tout de suite, elle me fait signe de la main :
- Amène-toi !
Je suis resté une vingtaine de minutes assis devant le médecin. Lequel a déclaré que je m’en tirais à bon compte. Pas d’ébranlement cervical, la pupille intacte...Le coquard s’en irait d’ici une semaine.
Après quoi, il a demandé :
- On vous a cogné dessus avec une brique ?
- Une bottine.
- Une bottine de sept lieues, alors ?
Et d’ajouter :
- Quand saurons-nous donc fabriquer d’élégantes chaussures soviétiques ?
Bref, ce n’était pas si terrible. On pouvait considérer que la seule perte, c’était celle de mon bonnet de ski.
Je suis rentré chez moi vers une heure du matin. Lena s’est fendue d’un sec :
- Bravo.
Je lui ai tout raconté. Elle a émis en guise de réponse :
- Il t’arrive toujours des trucs invraisemblables...
Tôt le lendemain, mon cousin m’a téléphoné. J’étais d’une humeur infecte. Aucune envie d’aller au journal. L’argent manquait. Des ténèbres engloutissaient l’avenir.
De plus, mon visage relevait désormais de l’héraldique. Le côté gauche noircissait. Le coquard passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il n’était guère question d’aller se baguenauder en ville.
Mais mon cousin me dit :
- J’ai besoin de toi pour une affaire importante. Une petite intrigue financière à mener rondement. Je vais acheter à crédit une télévision couleur. La revendre pour du liquide. J’en aurai pour cinquante roubles, et j’en recevrai trois cents, avec des versements à faire pendant un an. Tu as pigé ?
- Pas complètement.
- C’est très simple. Ces trois cents roubles, je les reçois comme un remboursement. Avec ça je me débarrasse de mes petites dettes, je me sors d’une impasse financière. Je retrouve un nouveau souffle, quoi. Et le crédit pris sur le téléviseur, je le rembourse régulièrement, pour en finir au bout d’un an. C’est clair ? Philosophiquement parlant, une grosse dette vaut mieux qu’une centaine de petites. En prendre pour un an, c’est plus sûr que de quémander pour après-demain. Et, enfin, il vaut mieux devoir à l’Etat qu’emprunter à des proches.
- Tu m’as convaincu, - j’ai dit - mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?
- J’ai besoin de toi. Tu as davantage l’esprit pratique. Tu feras attention à ce que je ne gaspille pas l’argent.
- Mais j’ai la figure en compote.
- Réfléchis donc ! Qui va s’en soucier ? Je t’apporterai des lunettes de soleil.
- Nous sommes en février.
- Aucune importance. Tu seras arrivé d’Abyssinie, voilà tout...Au fait, personne ne sait pourquoi tu te retrouves dans cet état. Tu t’es soudain mis en tête de défendre l’honneur des femmes ?
- C’est plus ou moins ça.
- Trop fort...
Je me suis préparé à sortir. J’ai dit à ma femme que j’allais à la polyclinique. Lena m’a dit :
- Voici un rouble, pour acheter une bouteille d’huile de tournesol.
J’ai retrouvé mon cousin sur la Place des Ecuries. Il portait une chapka en fourrure de loutre passablement râpée. Il a sorti de sa poche des lunettes de soleil. Je lui ai dit :
- Les lunettes ne me sauveront pas. Donne-moi plutôt ta chapka.
- Tu crois que la chapka te donnera meilleure mine ?
- Au moins, je n'aurai pas les oreilles gelées.
- Exact. Portons-la à tour de rôle.
Nous sommes allés à la station de trolley. Mon cousin a déclaré :
- Prenons donc un taxi. Il serait peu naturel d’arriver en trolley. N’oublie pas que nous avons, potentiellement, plein d’argent. Tu peux me passer un rouble ?
- Oui, mais je dois acheter une bouteille d’huile de tournesol, avec ça.
- Je te l’ai dit, l’argent ne manquera pas. Tu veux que je t’en prenne un plein baquet, d’huile de tournesol ?
- Cela ferait trop. Mais, autant que faire se peut, tu me rendras le rouble.
- Ce fichu rouble, dis-toi que tu l’as déjà en poche...
Mon cousin a fait arrêter le taxi à l’entrée du centre commercial « Gostiny Dvor ». Nous sommes allés dans les rayons d’électroménager. Boris disparut derrière un comptoir en compagnie d’un certain Micha. En ressortant, il me tendit la chapka :
- C’est ton tour de la porter.
Je l’ai attendu une vingtaine de minutes en regardant radios et téléviseurs, la chapka à la main. Apparemment, mon oeil intéressait des tas de gens. Lorsqu’une jolie femme se montrait, je tournais la tête, ne laissant voir que mon profil droit.
Mon cousin réapparut quelques instants, agité et content, pour me dire :
- Tout va bien. J’ai déjà signé l’engagement de crédit. L’acheteur vient de se pointer. On va lui remettre le téléviseur. Attends une seconde...
Et je me suis remis à attendre. Des radios, je suis passé aux jouets. Le vendeur n’était autre que mon ancien camarade de classe Lev Guirchovitch. Qui s’empressa d’admirer mon oeil.
- Avec quoi on t’a fait ça ? - a-t-il demandé.
Voilà tout ce qui les intéresse, - me suis-je dit - avec quoi ? Pas un pour poser la question : pour quel motif ?
- Un coup de bottine - ai-je répondu.
- Tu étais vautré dans la rue ?
- Et pourquoi pas ?
Lev m’a raconté une drôle d’histoire.. A l’usine de fabrication des jouets, avait été découvert un vol à grande échelle des biens de l’Etat. Des ours en peluche, des tanks et de petits escaliers mécaniques disparaissaient. En très grande quantité. La police s’était occupée de l’affaire pendant un an, sans aucun résultat.
On venait de découvrir le pot-aux-roses. Deux manoeuvres de cette usine avaient percé un tunnel qui menait, depuis les ateliers, à la rue Kotovski. Les ouvriers prenaient les jouets, en remontaient le mécanisme et les posaient par terre. Et les jouets, avançant tout seuls, se chargeaient du reste. Comme une chaîne sans fin les écoulant hors de l’usine...
Là, derrière une vitre, j’ai aperçu mon cousin, et je l’ai rejoint.
Boria était méconnaissable. Ses manières avaient à présent quelque chose d’aristocratique. Un air blasé de noble paresseux.
Il me déclara avec mollesse et sur un ton capricieux :
- Où étais-tu passé ?
Comme l’argent peut nous changer - me suis-je dit. Même si, théoriquement, il ne nous appartient pas.
Nous sommes ressortis au grand air. Mon cousin a frappé sa poche de la main :
- On va déjeuner !
- Tu as dit que tu paierais tes dettes.
- Certes. Mais je n’ai pas dit qu’il fallait mourir de faim. Nous avons devant nous trois cent vingt roubles et soixante quatre kopecks. Il serait peu naturel de ne pas déjeuner. Il n’est pas obligatoire de boire. Nous ne boirons pas.
Et d’ajouter :
- - Tu t’es réchauffé ? Passe voir un peu la chapka.
En chemin, mon cousin se mit à imaginer :
- On va commander quelque chose de bien croustillant. Tu le sais, que j’aime tout ce qui est croustillant ?
- Oui oui...La vodka « Stolitchnaïa », par exemple.
Boria m’a réprimandé :
- Pas de cynisme. La vodka, c’est sacré.
Il ajouta même ce reproche attristé :
- On ne peut pas prendre ça à la légère...
Nous avons traversé la rue pour aller manger des chachliks. J’aurais préféré déguster des yaourts et des laitages, mais mon cousin affirma :
- Le restaurant à chachliks est le seul endroit où une gueule démolie comme la tienne ne surprend personne...
Peu de clients, là-dedans. Sur le porte-manteau, de sombres manteaux d’hiver. Dans la salle, allaient et venaient d’accortes jeunes femmes en tablier brodé. le juke-box se mit à jouer « La colombe ».
Près de l’entrée, au-dessus d’un comptoir, s’alignaient, brillantes, des bouteilles. Un peu plus loin, sur une petite estrade, étaient disposées les tables.
Mon cousin s’est aussitôt intéressé aux spiritueux.
J’ai voulu l’en dissuader :
- Souviens-toi de ce que tu as dit.
- Et alors ? J’ai dit - ne pas boire. Ce qui veut dire : ne pas s’enivrer. Personne n’est obligé de descendre la vodka dans des chopes. Nous sommes des intellectuels. On va boire un petit verre pour la bonne humeur. Il serait peu naturel de ne rien boire du tout.
Et mon cousin de commander une demi-bouteille de cognac arménien.
Je lui ai dit :
- Rends-moi le rouble, que j’achète ce litre d’huile de tournesol.
Il s’est fâché :
- Ce que tu peux être mesquin ! Je n’ai pas de billet d’un rouble, je n’ai que des dizaines de roubles. Je vais faire de la monnaie, et t’acheter une citerne d’huile de tournesol...
En se déshabillant, mon cousin m’a tendu la chapka :
- Tiens, à ton tour.
Nous étions assis dans un coin. Je ne présentais à la salle que mon profil droit.
Après, tout a défilé rapidement. Du restaurant, nous sommes allés à l’ Astoria. Puis rejoint des connaissances à nous - rencontrées à des ballets sur glace - Et, en les quittant, nous avons échoué au bar de l’Union des journalistes.
Et partout, mon cousin allait répétant :
- Il ne serait pas naturel de s’arrêter là. Sans argent, nous buvions déjà. Alors, maintenant que nous en avons...
A l’entrée d’un restaurant, Boria me tendait sa chapka. Et, de retour dans la rue, je la lui rendais, reconnaissant...
Plus tard, il entra dans un magasin d’accessoires de théâtre, sur la rue Ryleïev. Il y fit l’emplette d’un masque de Pinocchio plutôt monstrueux. J’ai passé une heure entière assis au comptoir du bar « La jeunesse », en portant ce masque. Dessous, mon oeil tournait au violet.
Vers le soir, mon cousin fut pris d’une idée fixe. Il rêvait de bagarre. très précisément, de retrouver les gens qui, la veille, m’avaient outragé. Il lui semblait qu’ici, dans la foule, il pourrait les reconnaître.
- Tu ne les a même pas vus - je lui ai dit.
- Et que fais-tu de l’intuition ?
Il s’est mis à chercher noise à des inconnus. Heureusement, ceux-ci, effrayés, se détournaient. Jusqu’à ce qu’il tombe sur un preux, devant le grand magasin de mercerie.
Celui-là, nullement effrayé, a laissé tomber :
- Bien la première fois que je vois un ivrogne juif !
Mon cher cousin s’est animé de façon incroyable. A croire qu’il avait attendu toute sa vie que l’on attente à son orgueil national. En outre, il n’était pas juif. Moi, je l’étais, dans une certaine mesure. Eh oui, c’est comme ça. Une histoire compliquée. Trop longue à raconter...*
(* Voyez le livre Album de famille, notamment les chapitres 1 et 9...)
A ce sujet, l’épouse de Boris, Faïntsimmer de son nom de jeune fille, aimait répéter :
« Boria a tellement absorbé de mon sang, qu’à présent il est à moitié juif ! »
Jusqu’alors, je n’avais jamais remarqué chez Boria la présence du moindre patriotisme caucasien. Et le voilà qui s’exprime avec même l’accent géorgien :
- Moi - Juif ? Alors, selon toi, je suis juif ? Tu m’insultes, mon cher !...
Bref, ils se sont dirigés vers un porche. J’ai tenté :
- Arrête donc. Laisse-le tranquille. Allons-y.
Mais, tournant le coin, mon cousin m’a crié :
- Reste là. Si la police se pointe, tu siffles...
Je ne sais pas ce qui s’est passé sous le porche. J’ai seulement vu les passants s’écarter.
Quelques instants plus tard, mon cousin est revenu, la lèvre inférieure fendue. Il tenait en main une chapka en fourrure de loutre absolument neuve. Nous avons en vitesse gagné la place Vladimir.
Reprenant haleine, Boria m’a dit :
- Je lui ai fichu sur la gueule. Lui, pareil. Nos deux chapkas roulent par terre. Mais moi, j’e remarque que la sienne est en meilleur état. Je me baisse pour ramasser la sienne. Et lui, bien sûr, la mienne. Je l’ai traité de tous les noms. Il en a fait autant. Là-dessus, on s’est quittés. Tiens, cette chapka, je te la donne.
J’ai déclaré :
- Tu ferais mieux de m’acheter une bouteille d’huile de tournesol.
- Bien entendu, - a-t-il répondu - mais d’abord, on va s’en jeter un. J’en ai besoin, pour me désinfecter.
Et, comme preuve à l’appui, il a fait saillir sa lèvre fendue.
Je suis rentré chez moi en pleine nuit. Lena ne s’est même pas enquise de mon état. Elle a juste demandé :
- Et l’huile de tournesol ?
J’ai prononcé des paroles indistinctes.
En réponse, j’ai entendu :
- A chaque fois, c’est toi qui régales tes amis !
- Pourtant, - ai-je dit - je ramène une chapka en fourrure de loutre toute neuve.
Qu’est-ce que je pouvais dire d’autre ?
De la salle de bain, je l’ai entendu répéter :
- Mon Dieu, jusqu’où cela ira-t-il ? Jusqu’où ?...