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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 10 avril 2016

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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La steppe ( Anton Tchekhov ) Chapitre 3

Suite de ma traduction de cette première grande nouvelle de Tchekhov, parue en 1888.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

III

Dans l’obscurité du soir, apparut une grande maison de plain-pied, à la toiture de fer toute rouillée, aucune lumière ne se montrant aux fenêtres. On l’appelait l’auberge, en dépit de toute absence de cour, et elle se tenait là, au beau milieu de la steppe, aucune clôture ne l’en séparant. Un peu à l’écart, on distinguait mal une pitoyable cerisaie ceinte d’une haie, et sous les fenêtres, leurs grosses têtes inclinées, dormaient des tournesols. On entendait dans la cerisaie le crépitement d’un moulin miniature, mis là pour effrayer les lièvres. En dehors de cela, autour du bâtiment, on ne voyait ni n’entendait rien d’autre que la steppe.

A peine la britchka se fut-elle arrêtée devant le petit perron garni d’un auvent, que des voix  réjouies se firent entendre dans la maison - l’une masculine, et l’autre féminine -, une porte s’ouvrit en jetant un cri, et se dressa instantanément devant la britchka une haute silhouette décharnée, agitant les mains et faisant voler les pans de son habit. C’était le patron de l’auberge, Moïssieï Moïssiéitch1, un homme déjà plus très jeune, au visage blême encadré d’une belle barbe d’un noir d’encre. Il portait une redingote noire  défraîchie qui flottait sur ses épaules comme accrochée à un porte-manteau, et dont les pans avaient comme des battements d’ailes à chaque fois que Moïse Moïssiéitch, ravi ou effrayé, levait les bras au ciel. Outre la redingote, le patron portait un ample et long pantalon blanc et un gilet de velours orné de fleurs roussâtres évoquant de gigantesques punaises.

Ayant reconnu les nouveaux arrivants, Moïssieï Moïssiéitch fut d’abord paralysé par un afflux de sentiments puis, levant les bras au ciel, se mit à gémir. Les pans de sa redingote s’envolèrent, il s’inclina en arc de cercle, le visage tordu d’un sourire exprimant non seulement le plaisir que lui causait l’arrivée de la britchka, mais la suave béatitude dans laquelle cette arrivée le plongeait.

- Ah, mon Dieu, mon Dieu ! - fit-il d’une petite voix chantante, hors d’haleine et entravant par ses mouvements affairés la sortie des passagers de la britchka.  - Quel heureux jour pour moi ! Que ne dois-je faire à présent ! Ivan Ivanytch ! Père Christophore ! Et le mignon petit monsieur sur le siège avant, Seigneur ! Ah, mon Dieu, qu’ai-je donc à rester planté ici, au lieu de conduire mes hôtes à leur chambre ? Je vous en prie, je vous en supplie...de grâce ! Donnez-moi toutes vos affaires...Ah, mon Dieu !

Fourrageant dans la britchka et aidant ses passagers à en descendre, Moïssieï Moïssiéitch se retourna soudain pour crier d’une voix sauvage et étranglée, comme s’il se noyait sans pouvoir appeler au secours :

- Solomon ! Solomon2 !

- Solomon ! Solomon ! - reprit, de l’intérieur, la voix de femme.

La porte s’ouvrit en jetant un cri, et sur le seuil apparut un jeune Juif de petite taille, aux cheveux roux, avec un grand nez recourbé en bec d’oiseau et une calvitie naissante au milieu de ses boucles drues; il portait un veston court fort élimé aux pans arrondis et aux manches trop courtes, des culottes courtes de tricot qui lui donnaient l’aspect étriqué d’un oiseau déplumé. Tel était Solomon, frère de Moïssieï Moïssiéitch.  Il s’approcha de la britchka sans rien dire ni saluer, avec juste un sourire étrange aux lèvres.

- Ivan Ivanytch et le père Christophore sont arrivés ! - lui dit Moïssieï Moïssiéitch sur un ton d’insistance, comme s’il redoutait que l’autre ne le crût pas. - Hein, n’est-ce pas merveilleux, l’arrivée d’aussi bonnes personnes ? Allons, Solomon, prends leurs affaires. Je vous en prie, mes chers hôtes !

Peu après, Kouzmitchov, le père Christophore et Egorouchka se retrouvèrent, dans une vaste pièce vide et sombre, assis à une vieille table en chêne. Cette table paraissait bien solitaire, car la grande pièce ne comptait guère d’autre mobilier, en dehors d’un grand divan à la toile toute trouée et de trois chaises. Et encore, on hésitait à les appeler des chaises. C’étaient des choses pitoyables au revêtement centenaire et au dossier exagérément courbé vers l’arrière, ce qui leur donnait davantage l’aspect de traîneaux pour enfants. A quel usage les destinait le menuisier inconnu qui leur avait infligé une si impitoyable cambrure, était difficile à deviner, on imaginait plus volontiers qu’un hercule de passage, voulant faire étalage de sa force, avait ainsi courbé les malheureux dossiers, et n’avait fait qu’aggraver les choses en voulant ensuite les redresser. La pièce était sombre. Les murs étaient tout gris, le plafond et les corniches, tout noirs de suie, des fentes se voyaient au plancher et béaient des trous d’origine peu claire (l’hercule les aurait-il fait à coups de talon ?), à croire que cette pièce serait restée sombre même en y accrochant une dizaine de lustres. Sur les murs, aux fenêtres, aucune décoration. Il y avait tout de même, accroché à un mur, dans un cadre de bois grisâtre, quelque règlement  sous l’égide de l’aigle à deux têtes3, et sur un autre, dans un cadre identique, pendait une gravure avec la légende : «Les hommes sont insensibles». A quoi les hommes étaient insensibles, on ne pouvait le dire, car la gravure avait fortement pâli au fil des ans, et que les mouches l’avaient généreusement constellée de salissures. La pièce exhalait une odeur aigre de renfermé.

Ayant conduit ses hôtes à cette pièce, Moïssieï Moïssiéitch continuait à faire des courbettes, à lever les bras au ciel, à faire des manières et à pousser des exclamations enjouées - sa façon à lui de se montrer au plus haut point aimable et poli.

- Quand nos chariots sont -ils passés ici ? - lui demanda Kouzmitchov.

- Il y a un groupe qui est passé ce matin, et les autres, Ivan Ivanytch, ont déjeuné, se sont reposé et sont repartis avant la nuit.

- Ah...Varlamov, il est venu ici, ou pas ?

- Non, Ivan Ivanytch. Hier matin, est passé son commis, Grigori Egorytch, il a dit qu’il serait à la laiterie, à l’heure actuelle.

- Parfait. Par conséquent, nous allons tout de suite rattraper les convois, nous irons ensuite à la laiterie.

- A Dieu ne plaise, Ivan Ivanytch ! - s’effraya Moïssieï Moïssiéitch en levant les bras au ciel. Où irez-vous en pleine nuit ? Restez dîner tranquillement, passez la nuit ici et demain, avec l’aide de Dieu, vous partirez au matin et rattraperez vos gens.

- Pas le temps, pas le temps...Pardon, Moïssieï Moïssiéitch, ce sera pour une autre fois, là, nous n’avons pas le temps. Nous allons nous reposer un petit quart d’heure et repartir, on peut aussi dormir à la laiterie.

- Un petit quart d’heure ! -s’écria Moïssieï Moïssiéitch d’une voix plaintive. - Craignez le Seigneur, Ivan Ivanytch ! Il va falloir que je cache votre chapeau et ferme la porte à clé ! Vous devez boire du thé et manger quelque chose !

- Nous n’avons le temps, ni pour le thé, ni pour le sucre, - dit Kouzmitchov.

Moïssieï Moïssiéitch pencha la tête de côté, plia les genoux et mit les paumes en avant comme pour parer un coup et, avec sur les lèvres un sourire à la fois mielleux et contracté, se lança dans des supplications :

- Ivan Ivanytch ! Père Christophore ! Faîtes-moi la grâce, acceptez de prendre le thé ! Suis-je vraiment une si mauvaise personne, qu’on ne puisse boire même une tasse de thé chez moi ? Ivan Ivanytch !

- Voyons, on peut bien prendre du thé, - dit avec compassion Père Christophore. - Cela ne  prendra pas longtemps.

- Soit ! - consentit Kouzmitchov.

Moïssieï Moïssiéitch s’anima, eut une exclamation de joie et, comme s’il émergeait d’un bain glacé, se précipita à la porte et lança, avec dans la voix une note sauvage et étranglée, celle qu’il avait eu en appelant Solomon un peu plus tôt :

- Rosa ! Rosa ! Apporte le samovar !

Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et Solomon entra, un grand plateau dans les mains. Il le posa sur la table en regardant de côté, l’air goguenard, avec toujours cet étrange sourire aux lèvres.On pouvait à présent, à la lumière de la lampe, mieux discerner sa mimique; ce sourire complexe exprimait de nombreux sentiments, mais surtout un mépris manifeste. Comme s’il pensait à quelque chose de stupide et de risible, ressentait du mépris envers un individu mal supporté, se réjouissait de quelque chose et attendait le moment approprié pour lâcher une raillerie blessante et s’écrouler de rire. On aurait dit que son long nez, ses lèvres charnues et ses yeux malins et grands ouverts étaient tout tendus dans l’attente du fou rire. L’ayant observé, Kouzmitchov eut un sourire narquois et lui demanda :

- Solomon, comment se fait-il qu’à la foire de cet été, à N..., tu ne sois pas venu représenter les Juifs ?

Quelque deux ans plus tôt, ce dont se souvenait parfaitement même Egorouchka, sur les tréteaux d’une petite scène de foire, Solomon avait illustré avec un grand succès des scènes de la vie juive. Ce rappel ne produisit aucune impression sur l’intéressé. Il sortit sans rien répondre, pour revenir peu après avec le samovar.

Ayant disposé tout sur la table, il s’écarta et, bras croisés, une jambe en avant, braqua ses yeux goguenards sur le père Christophore. Il y avait du défi dans sa pose, qui tenait de l’arrogance et du mépris, mais elle était en même temps comiquement pitoyable car, plus elle voulait en imposer, plus elle faisait ressortir ses culottes courtes, son veston étriqué, son nez caricatural et toute son allure d’oiseau déplumé.

Moïssieï Moïssiéitch apporta un tabouret d’une autre pièce, et s’assit à une certaine distance de la table. 

- Bon appétit ! Thé sucré ! - commença-t-il à faire à ses hôtes les honneurs de la maison. Mangez comme il vous plaira. Les hôtes se font si rares, et le père Christophore, cela fait cinq ans que je n’avais pas vu. Et le beau petit monsieur, personne ne me dira de qui il est le fils ? - demanda-t-il, regardant avec tendresse Egorouchka,

- C’est le fils de ma soeur, Olga Ivanovna, - répondit Kouzmitchov.

- Et où va-t-il donc ?

- Il part étudier. Nous l’amenons au lycée.

Moïssieï Moïssiéitch arbora par politesse une expression étonnée, et hocha la tête d’un air pénétré.

- Voilà qui est bien ! - fit-il en menaçant du doigt le samovar. - Voilà qui est bien ! Le lycée  fera de toi une personne distinguée, devant laquelle  tous, nous nous découvrirons. Tu seras savant, riche, tu auras de l’ambition et tu feras la joie de ta petite mère. Comme c’est bien !

Il se tut quelques instants, se tapota les genoux et dit, sur un ton mi-respectueux mi-plaisant :

- Pardonnez-moi, père Christophore, mais je me prépare à écrire une lettre à l’évêque, pour signaler que vous enlevez le pain de la bouche des négociants. Je vais prendre du papier timbré et écrire que le père Christophore semble manquer d’argent, si bien qu’il s’est lancé dans le commerce et s’est mis à vendre de la laine.

- Voilà, j’ai imaginé ça dans mon âge avancé... - répondit le père Christophore, qui se mit à rire. - De pope, me voici marchand. Je devrais être chez moi, à prier Dieu, et me voici sur les routes cahotantes, tel Pharaon sur son char...Quel remue-ménage !

- Mais le gain sera gros ! 

- Pas un kopeck ! Cette marchandise n’est pas la mienne, mais celle de mon gendre Mikhaïlo!

- Pourquoi ne fait-il pas lui-même le voyage ?

- Mais parce que...C’est encore un blanc-bec. Acheter de la laine, passe encore, mais pour la vendre, il ne sait pas y faire, il est trop jeune. Il a dépensé tout son argent, il voulait s’enrichir et jeter de la poudre aux yeux, il a essayé ici ou là, personne en lui donne le prix qu’il espère. Déjà un an qu’il roule sa bosse, alors il est venu me voir : «Mon petit papa, par pitié, vendez la laine pour moi ! Je ne m’en sors pas du tout !» Voilà l’affaire. A présent, on s’est souvenu du petit papa, alors qu’auparavant, on se passait de lui. Quand il s’est agi d’acheter, motus, mais maintenant, la lubie passée, on s’accroche au petit papa. Et le petit papa, que peut-il faire ? Sans Ivan Ivanitch, il n’aurait rien pu faire du tout. On en a, des tracas, avec eux !

- Pour ça, oui, avec les enfants, c’est du tintouin, je peux vous le dire ! - soupira Moïssieï Moïssiéitch. - J’en ai six, moi. Il faut éduquer l’un, soigner l’autre, tenir le troisième dans ses bras, et quand ils grandissent, c’est encore davantage de soucis. Cela ne date pas d’hier, du temps des Saintes écritures, c’était pareil. Lorsque ses enfants étaient petits, Jacob pleurait, mais il pleura plus amèrement encore lorsqu’ils eurent grandi !

- Mmh-oui... - reconnut le père Christophore, fixant pensivement son verre. - Je crains le courroux divin, me voici au terme de ma vie, comme il plaît à Dieu d’en fixer les bornes à chacun...Mes filles ont été bien éduquées, mes fils ont fait leur chemin, me voici libre à présent, j’ai accompli ma tâche, je puis faire ce que bon me semble. Je vis tranquillement avec mon épouse4, je mange, je bois et je dors, mes petits-enfants me réjouissent le coeur et je prie Dieu, il ne m’en faut pas davantage. Je suis comme un coq en pâte, et n’ai besoin de rien. De ma vie je n’ai connu l’affliction, et si à présent, par hypothèse, le tsar me demandait : «De quoi as-tu besoin ? Qu’est-ce qu’il te faut ?»Eh bien, je répondrais que je n’ai besoin de rien, que j’ai déjà tout, Dieu merci. Personne en ville n’est plus heureux que moi. Bien sûr, j’ai beaucoup de péchés sur la conscience, mais seul Dieu est sans péché. Pas vrai ?

- Assurément.

- Certes, je n’ai plus de dents, et je souffre du dos, c’est la vieillesse, et...je suis vite essoufflé, bref...Je suis souffrant, mon corps est débile, mais comme on peut le voir, je suis toujours là ! Et j’ai plus de soixante-dix ans5! Il ne faut pas abuser, nous ne sommes pas éternels.

Le père Christophore se rappela brusquement quelque chose et poussa de rire dans son verre, s’étranglant à moitié. Par convenance, Moïssieï Moïssiéitch se mit ausi à rire et à tousser.

- Une histoire rigolote ! - dit le père Christophore en agitant la main. - J’ai reçu la visite de mon fils aîné, Gavrila6. Il est médecin de zemstvo dans la province de Tchernigov7...Très bien...Je lui ai dit : «Je m’essoufle, hein...Docteur tu es, soigne ton père !» Il me fait me déshabiller, il me tapote à droite et à gauche, il m’ausculte, il me palpe le ventre, bref, à la fin, il m’a déclaré : «Mon petit papa, il faut qu’on vous soigne à l’air comprimé».

Le père Christophore se mit à rire aux éclats, convulsivement, à en pleurer, et se leva.

- Alors, moi, je lui réponds : «Que Dieu bénisse l’air comprimé !» - articula-t-il à grand peine entre deux accès de rire, agitant les deux mains en l’air. - Que Dieu bénisse l’air comprimé !

Moïssieï Moïssiéitch, sur une note bien plus aiguë, partit lui aussi d’un rire si convulsif qu’il était bien près de s’écrouler par terre.

- Ô mon Dieu... - gémit-il, éperdu de rire. - Laissez-moi reprendre mon souffle...Vous êtes si drôle que...Ohh !...je vais mourir.

Tout en riant et en prononçant ses mots, il jetait des regards à la fois craintifs et soupçonneux sur Solomon. Celui-ci, un sourire aux lèvres, gardait la même pose. ses yeux et son sourire manifestaient un réel mépris et une détestation complète, mais cela contrastait si fortement avec son allure d’oiseau déplumé que Egorouchka eut l’impression  que cette pose de défi, cette expression mordante de mépris n’étaient qu’une farce, une façon de faire exprès le pitre pour amuser les précieux hôtes.

Ayant bu cinq ou six tasses de thé en silence, Kouzmitchov déblaya un peu la table devant lui, prit son petit sac, celui-là même qu’il avait sous la tête en dormant à l’ombre de la britchka, en dénoua le cordon et le secoua au-dessus de la table, y faisant tomber des liasses de billets de banque.

- Tant qu’on a le temps, faisons donc nos comptes,  père Christophore, - dit-il.

A la vue de cet argent, Moïssieï Moïssiéitch se troubla, se leva et, en homme délicat peu soucieux de connaître les secrets d’autrui, sortit de la pièce sur la pointe des pieds, balançant les bras pour garder l’équilibre. Solomon ne bougea pas.

- Il y en a combien, dans les liasses d’un rouble ? - demanda le père Christophore.

- Cinquante...Quatre-vingt-dix dans celles de trois roubles...Les billets de quatre et de cent, c’est par liasses de mille. Vous allez compter sept mille huit cents pour Varlamov, et moi je ferai le compte de Goussiévitch. Attention à ne pas faire d’erreur...

De sa vie, Egorouchka n’avait jamais vu autant d’argent qu’il s’en trouvait à présent sur la table. Il devait y en avoir une grande quantité, car les sept mille huit cents que le père Christophore mit de côté, destiné à Varlamov, paraissait tout petit devant le tas de billets général. En d’autres circonstances, cette montagne d’argent aurait peut-être frappé d’étonnement Egorouchka, qui se serait mis à la convertir en pensée en craquelins, en petites tourtes et en gâteaux au pavot; là, il la contemplait avec indifférence et sentait seulement l’odeur répugnante de pommes pourries et de pétrole qui en émanaitLes cahots de la britchka l’avaient épuisé, il tombait de fatigue et voulait dormir. Sa tête penchait toute seule, ses paupières tombaient d’elles-mêmes et ses pensées s’embrouillaient comme des fils s’emmêlant. Si on l’avait laissé faire, il aurait posé avec délices sa tête sur la table, aurait fermé les yeux pour ne plus voir la lampe ni les doigts s’agitant  auprès du tas de billets et aurait laissé ses pensées indolentes et endormies divaguer davantage. Dans son effort pour ne pas somnoler,la lueur de la lampe se dédoublait, de même que les tasses et les doigts, le samovar oscillait et l’odeur de pommes pourries se faisait plus entêtante et répugnante.

- Ah, l’argent, l’argent ! - soupira le père Christophore, avec un sourire. Quel chagrin ! Peut-être bien qu’à l’heure actuelle mon Mikhaïlo dort, et rêve que je lui en rapporte un tel tas.

- Votre Mikhaïlo Timofeitch est une bête, - fit à mi-voix Kouzmitchov, - il ne se charge pas de ses propres affaires, mais vous qui comprenez les choses, vous pouvez juger.Vous m’auriez donné, comme je le proposais, votre laine, et seriez rentré chez vous, je vous en aurais donné cinquante kopecks de plus, parce que j’ai du respect pour vous...

- Non, Ivan Ivanovitch, - dit avec un soupir le père Christophore. - Merci de votre attention...Bien sûr, s’il s’était agi de moi, je n’aurais même pas discuté, mais, vous le savez bien, la marchandise n’est pas la mienne...

Moïssieï Moïssiéitch entra sur la pointe des pieds. S’efforçant, par tact, de ne pas lorgner le tas de billets, il s’approcha furtivement de Egorouchka et l’attrapa par l’arrière de sa chemise.

- Viens-voir, mon petit monsieur, - dit-il à mi-voix, - je vais te montrer un ours ! Effrayant, furieux ! Hou là là !

A moitié endormi, Egorouchka se leva et se traîna à la suite de Moïssieï Moïssiéitch pour aller voir l’ours. Il entra dans une petite pièce dans laquelle, avant même qu’il eût pu distinguer quelque chose,  lui coupa la respiration une odeur de renfermé acide, bien plus forte que dans la grande pièce et s’étant vraisemblablement propagée dans toute la maison. La pièce était à moitié occupée par un grand lit recouvert d’une couverture piquée toute graisseuse, une commode et des monceaux de nippes de toute sorte, depuis des jupes fortement empesées jusqu’à des culottes d’enfants et des bretelles, occupant l’autre moitié. Une chandelle de suif brûlait sur la commode.

A la place de l’ours promis, Egorouchka vit une grande et très grasse Juive, les cheveux en bataille, en robe de flanelle rouge mouchetée; elle se retourna dans le passage étroit ménagé entre la commode et le lit et fit entendre des soupirs s’étirant en gémissements, comme si elle avait mal aux dents. A la vue de Egorouchka, son visage prit une expression plaintive, elle poussa un long soupir et, avant qu’il ait pu faire le tour de la pièce du regard, elle lui fourra sous le nez une tartine de pain avec du miel dessus.

- Mange, petit, mange ! - dit-elle. Ta petite maman n’est pas avec toi, tu n’as personne pour te nourrir. Mange.

Egorouchka se mit à manger, bien qu’il ne vit, en comparaison avec les sucreries et les gâteaux au pavot qu’il mangeait chez lui tous les jours, aucun avantage à ce miel mélangé à de la cire et à des ailes d'abeilles. Il mangeait, observé par Moïssieï Moïssiéitch et la Juive, soupirant tous les deux.

- Où t’en vas-tu comme ça, mon petit ? - demanda la Juive.

- Je pars étudier, - répondit Egorouchka.

- Et ta petite maman, elle a combien d’enfants ?

- Je suis le seul, il n’y a personne à part moi.

- Oh-Ah ! - soupira la Juive, levant les yeux au ciel. - Pauvre, pauvre petite maman ! Comme tu vas lui manquer, ce qu’elle va pleurer ! L’an prochain partira aussi étudier notre Nahum ! Oh !

- Ah, Nahum, Nahum ! - soupira Moïssieï Moïssiéitch, et son visage blême fut parcouru d’ un tremblement nerveux.  - Et il est si malade.

La couverture graisseuse remua un peu et découvrit une tête bouclée d’enfant, reposant sur un cou décharné; on vit briller deux yeux noirs qui se fixèrent, pleins de curiosité, sur Egorouchka. Moïssieï Moïssiéitch et la Juive, sans cesser de soupirer, s’approchèrent de la commode et se mirent à parler de quelque chose en yiddish. Moïssieï Moïssiéitch parlait doucement, d’une petite voix de basse, et son discours se réduisait en gros à une succession ininterrompue de «gal-gal-gal-gal...», alors que sa femme lui répondait d’une voix haut perchée de dindon, ce qui donnait comme un «tou-tou-tou-tou...». Pendant qu’ils délibéraient, une autre petite tête bouclée émergea de la couverture graisseuse, elle aussi au bout d’un cou fragile, puis une troisième et une quatrième...Avec une imagination plus développée, Egorouchka aurait pu supposer que, sous la couverture, gisait une hydre à cent têtes.

- Gal-gal-gal-gal... - faisait Moïssieï Moïssiéitch.

- Tou-tou-tou-tou... - lui répondait la Juive.

Leur conciliabule eut pour résultat que la Juive introduisit ses mains dans la commode,, fourragea dans des chiffons verts et en sortit un grand pain d’épices au seigle, en forme de coeur.

- Prends ça, petit, - dit-elle en le tendant à Egorouchka. - Tu n’as plus ta petite maman, à présent, plus personne pour te donner des friandises.

Egorouchka fourra le pain d’épices dans sa poche et partit à reculons vers la porte, ne pouvant supporter davantage l’odeur de renfermé acide dans laquelle vivaient les maîtres de maison. De retour dans la grade pièce, il s’installa du mieux qu’il put sur le divan, et devint songeur.

Kouzmitchov venait de finir ses comptes, et il remit les billets dans son petit sac. Il le fit sans cérémonie, sans marquer de respect particulier, fourrant les billets dans cette sacoche graisseuse comme s’il s’était agi de vieilles paperasses.

Le père Christophore discutait avec Solomon.

- Alors, Solomon, te voilà sage ? - demanda-t-il, avec un bâillement qu’il accompagna d’un petit signe de croix8. Comment vont les affaires ?

- De quelles affaires parlez-vous ? - s’enquit Solomon d’un air si caustique qu’on aurait dit qu’il avait été fait allusion à quelque crime.

- En général...Qu’est-ce que tu fais de beau ?

- Ce que je fais de beau ? - répéta Solomon avec un haussement d’épaules. - Comme d’habitude;..Vous le voyez bien : je suis un valet. Je sers de laquais à mon frère, lui-même servant de laquais aux voyageurs, lesquels sont les laquais de Varlamov, et si j’avais dix millions, c’est Varlamov qui serait mon laquais.

- Et pourquoi donc serait-il ton laquais ?

- Pourquoi ? Mais parce qu’il ne se trouve aucun propriétaire, fût-il millionnaire, qui refuserait de lécher la main d’un Juif pouilleux pour un kopeck. Je suis pour l’heure un Juif pouilleux, un misérable, on me regarde comme un chien, mais si j’avais de l’argent, Varlamov ferait devant moi les mêmes singeries que Moïssieï devant vous.

Le père Christophore et Kouzmitchov échangèrent un regard. Ils ne comprenaient ni l’un ni l’autre Solomon. Kouzmitchov regarda sévérement ce dernier, et lui demanda avec sécheresse :

- Pauvre fou, comment oses-tu te faire l’égal de Varlamov ?

- Je ne suis pas encore assez fou pour cela, - répondit Solomon, en regardant d’un air narquois ses interlocuteurs. - Quoique Russe, Varlamov est, dans l’âme, un Juif pouilleux; le gain et l’argent l’ont occupé toute sa vie, alors que j’ai jeté le mien dans le poêle. Je n’ai besoin ni d’argent, ni de terrains, ni de moutons, et je n’ai pas besoin d’inspirer la crainte, celle qui fait ôter aux gens leur chapeau, à votre passage. Si bien que je suis plus intelligent, et surtout plus humain, que votre Varlamov !

Un peu plus tard, Egorouchka, à moitié endormi, entendit Solomon se mettre à parler des Juifs d’une voix sourde, sifflante et grasseyante, précipitée et comme étranglée de haine; au début, il s’exprimait dans un russe correct, puis il adopta le ton des conteurs juifs et se mit à parler comme naguère sur les tréteaux, avec un accent juif exagéré.

- Attends... - l'arrêta le père Christophore. - Si ta foi ne te convient pas, changes-en, plaisanter là-dessus est un péché; celui qui raille sa foi est le dernier des hommes.

- Vous ne comprenez rien ! - l’interrompit grossièrement Solomon. - je vous parle d’une chose, et vous partez sur une autre...

- Hé bien, il est clair à présent que tu es stupide, - soupira le père Christophore. - Je t’indiques le droit chemin, et tu te mets en colère. Je te parle comme une personne âgée,  tout doucement, et toi, comme un dindon : bla-bla-bla ! Quel énergumène tu fais...

Moïssieï Moïssiéitch entra dans la pièce. Il jeta un coup d’oeil inquiet à Solomon et à ses hôtes, et son visage eut à nouveau un tressaillement nerveux. Secouant la tête, Egorouchka regarda autour de lui; il eut la vision fugitive du visage de Solomon au moment précis où celui-ci se tenait de trois quarts tourné vers lui, l’ombre de son long nez masquant toute sa joue gauche; le sourire dédaigneux, joint à cette ombre, les yeux brillants et persifleurs, l’expression arrogante et la silhouette d’oiseau déplumé, toutes ces visions fuyantes et dédoublées dans les yeux de Egorouchka ne le faisaient plus à présent ressembler à un bouffon, mais plutôt à un esprit malin, à une créature de cauchemar.

- Vous avez un vrai possédé chez vous, Moïssieï Moïssiéitch, puisse Dieu lui venir en aide ! - dit dans un sourire le père Christophore. - Vous devriez le caser quelque part, ou le marier, enfin...Il n’a plus figure humaine...

En colère, Kouzmitchov arborait un air renfrogné. Moïssieï Moïssiéitch jeta derechef un coup d’oeil inquiet et scrutateur à ses hôtes et à son frère.

- Solomon, sors ! - dit-il d’un ton sévère. - Allez, sors !

Et d’ajouter quelque chose en yiddish. Solomon partit d’un rire saccadé et quitta la pièce.

- Que se passe-t-il ? - demanda d’un air épouvanté Moïssieï Moïssiéitch au père Christophore.

- Il s’oublie, - - répondit Kouzmitchov. - Il est grossier et se prend pour quelqu’un.

- Je m’en doutais ! - dit avec effroi Moïssieï Moïssiéitch, levant les bras au ciel. - Ah, mon Dieu ! Mon Dieu ! - marmonna-t-il. - Ayez la bonté de lui pardonner, ne vous fâchez pas. Quel individu, quel individu ! Ah, mon Dieu ! Mon Dieu ! De mon propre frère, je n’aurai eu que du chagrin. C’est que, voyez-vous...

Moïssieï Moïssiéitch traça du doigt un cercle sur son front et poursuivit :

- Il n’est pas normal...C’est un homme fichu. Je ne sais pas quoi faire de lui ! Il n’aime personne, ne respecte personne, n’a peur de personne...Voyez-vous, il rit de tous, dit des sottises et dévisage tout le monde. Vous ne le croirez pas, la fois où Varlamov est venu, Solomon lui a si mal parlé qu’il lui a donné un coup de fouet, ainsi qu’à moi...Et qu’est-ce que j’y peux, moi ? C’est de ma faute ? Dieu l’a privé de raison, ainsi, c’est la volonté divine, en quoi est-ce ma faute ?

Quelque dix minutes plus tard, Moïssieï Moïssiéitch en était encore à marmonner et à soupirer :

- La nuit, il ne dort pas, il ne fait que réfléchir, réfléchir, réfléchir, Dieu sait à quoi il peut bien penser. Si l’on s’approche de lui, en pleine nuit, il se fâche et se met à rire. Même moi, il ne m’aime pas... Et il ne désire rien ! Lorsque notre petit papa est mort, il nous a laissé à chacun dans les six mille roubles. Moi, j’ai acheté cette auberge, j’ai pris femme et j’ai des enfants, à présent, mais lui, il a fait brûler dans le poêle son argent. Quelle pitié, quelle pitié ! Pourquoi détruire cet argent ? S’il n’en voulait pas, il aurait pu me le donner, au lieu de le faire brûler, non ?

On entendit soudain grincer la porte d’entrée et le plancher trembler sous des bas. Une petite brise parvint à Egorouchka, comme un grand oiseau noir qui passait à côté de son visage en battant des ailes. Il ouvrit les yeux...Son oncle, la sacoche dans les mains, se tenait devant le divan, prêt à reprendre la route. Le père Christophore, tenant son haut-de-forme à marges bords, s’inclinait devant quelqu’un, avec un sourire non plus attendri comme à son ordinaire, mais tendu et respectueux, ne s’accordant pas avec son visage. Quant à Moïssieï Moïssiéitch, il était comme replié en trois, tout son corps se balançant et s’efforçant de garder l’équilibre. Solomon seul, comme si de rien n’était, se tenait dans un coin, bras croisés, le même sourire méprisant aux lèvres.

- Votre Grâce, pardonnez-nous, ce n’est guère propre, ici ! - gémit Moïssieï Moïssiéitch dans un sourire affreusement suave, n’accordant plus aucune attention, ni à Kouzmitchov, ni au père Christophore, continuant à se balancer de tout son corps en tâchant de ne pas perdre l’équilibre. Nous sommes des gens simples, Votre Grâce !

Egorouchka se frotta les yeux. Au milieu de la pièce se tenait bel et bien une Grâce rayonnante, en la personne d’une très belle jeune femme aux formes épanouies, en robe noire et portant un chapeau de paille. Avant qu’il ait eu le temps de l’examiner plus en détail, il se rappela étrangement le peuplier solitaire aperçu en chemin, dans la journée.

- Varlamov est-il venu ici, aujourd’hui ? - demanda une voix féminine.

- Non, Votre Grâce ! - répondit Moïssieï Moïssiéitch.

- Si vous le voyez demain, dites-lui de passer me voir quelques instants.

Tout à coup, de façon inopinée, Egorouchka eut juste devant les yeux des sourcils de velours noir, de grands yeux noisette et de fraîches joues de femme creusées de fossettes dont sortait, comme les rayons émis par le soleil, un sourire débordant. Cela sentait merveilleusement bon.

- Quel mignon petit garçon ! - fit la dame. - De qui est-il ? Casimir Mikhaïlovitch, voyez donc comme il est adorable ! Mon Dieu, il dort ! Cher petit bonhomme...

Et la dame plaqua deux gros baisers sur les joues de Egorouchka et celui-ci, pensant qu’il rêvait, fit un sourire et ferma les yeux. La porte d’entrée grinça, des pas pressés se firent entendre : quelqu’un entrait et ressortait.

- Egorouchka ! Egorouchka ! - deux voix se mêlaient en un fort chuchotement. - Debout, on y va !

Quelqu’un, sûrement Deniska,  mit Egorouchka sur pied et le prit par la main; en marchant, il entrouvrit les yeux et aperçut encore la belle femme en robe noire qui l’avait embrassé. Elle se tenait au milieu de la pièce et le regardait s’éloigner, avec un sourire et un signe de tête amical. En s’approchant de la porte, il vit un homme brun, solide et beau garçon portant un chapeau melon et des gants à crispin. Sûrement celui qui accompagnait la dame.

- Tprrr ! - entendit-on au dehors.

Devant le seuil de la maison, Egorouchka vit une récente et luxueuse calèche et deux chevaux noirs. Sur le siège du cocher était assis un valet tenant un grande cravache. Solomon fut le seul à raccompagner les visiteurs sur le départ. Son visage montrait qu’il réprimait une forte envie de rire; son regard indiquait qu’il attendait avec impatience le dépert des hôtes pour laisser libre cours à son hilarité.

- C’est la comtesse Dranitskaïa, - chuchota le père Christophore, en se glissant dans la britchka.

- Oui, la comtesse Dranitskaïa, - chuchota à son tour Kouzmitchov.

Il faut croire que l’arrivée de la comtesse avait produit une très forte impression, puisque Deniska lui-même parlait en chuchotant, et ne se remit à fouetter les bais et à leur crier dessus qu’une fois parcouru un quart de verste9, alors que l’auberge laissée derrière eux n’était plus qu’une petite lueur sourde.

1 Moïse, fils de Moïse

2 Salomon

3 Armoiries de la Russie

4 Popesse, femme du pope, chez les orthodoxes

5  Age très avancé, dans la Russie de l’époque...comme dans celle d’aujourd’hui, surtout pour un homme

6 Gabriel

7 Il est employé par l’Assemblée provinciale

8. Pour empêcher les démons d’entrer par sa bouche...

9 La verste mesure un peu plus d’un kilomètre

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