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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 22 avril 2016

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La steppe ( Anton Tchekhov ) Chapitre 5

Suite des aventures de Egorouchka...

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V

Le convoi s’établit au bord de la rivière, du côté du village. Le soleil était aussi brûlant que la veille, l’air restait morose et figé. Sur la rive poussaient quelques saules dont l’ombre se perdait  inutilement dans l’eau, on étouffait même à l’ombre des chariots, c’était assommant. L’eau où se reflétait le bleu du ciel se faisait terriblement tentante.

Le roulier Stepka, le seul désormais auquel Egorouchka prêtait attention, un jeune Ukrainien de dix-huit ans, en chemise longue flottante et, descendus sur les chevilles, de larges pantalons qui prenaient, quand il marchait, des allures d’étendards, se déshabilla en toute hâte, dévala la berge abrupte et piqua une tête. Après trois plongeons, il se mit à nager sur le dos en fermant les yeux de béatitude. Son visage était à la fois souriant et contracté, comme si quelqu’un lui faisait des chatouilles trop vigoureuses, provoquant à la fois le rire et la douleur.

Les jours de canicule, lorsqu’on suffoque de chaleur, le clapotement de l’eau et la bruyante respiration d’un baigneur résonnent comme une agréable musique. Dymov et Kirioukha, les yeux fixés sur Stepka, se dépêchèrent de se déshabiller et, l’un après l’autre, se jetèrent à l’eau avec de grands rires, savourant leur plaisir à l’avance. Et la paisible et discrète rivière retentit de clapotis d’eau, d’ébrouements et de cris. Kirioukha toussait, riait et criait comme si l’on voulait le noyer, tandis que Dymov le poursuivait en essayant de lui attraper les jambes.

- Hé hé hé ! - criait-il. - Attention, je te tiens !

Kirioukha, ravi, gloussait de rire, avec sur le visage la même expression de stupeur abrutie que sur la terre ferme, comme s’il avait reçu, par derrière, un coup de massue sur le crâne. A son tour, Egorouchka se déshabilla, mais il ne dévala pas la pente et, prenant son élan, sauta d’une hauteur d’une sagène et demie1. Décrivant dans l’air un arc de cercle, ill plongea, s’enfonça profondément, sans pour autant toucher le fond; une chose vigoureuse, froide et agréable au toucher, s’empara de lui et le fit remonter la surface. Il émergea et, en reniflant et en projetant des bulles, ouvrit les yeux; mais le soleil se reflétait dans l’eau juste à côté de lui. Des étincelle aveuglantes, suivies d’arcs-en-ciel et de taches sombres, remplirent ses yeux; il replongea en vitesse, ouvrit les yeux sous l’eau et aperçut une lueur verdâtre semblable à un ciel de clair de lune. Sans lui permettre de toucher le fond et de rester au frais, la même force le propulsa vers le haut, le faisant de nouveau émerger, et il expira si fort qu’il ressentit un creux jusque dans l’estomac. Puis, voulant profiter au maximum de l’eau, il s’offrit tous les luxes possibles : se prélasser en faisant la planche, éclabousser à la ronde,  faire des culbutes, nager sur le ventre, sur le côté et sur le dos, faire la chandelle - tout y passa, jusqu’à ce qu’il soit fatigué. La rive opposée arborait des bancs touffus de roseaux que le soleil peignait d’or et, en jolies grappes, les fleurs de roseau penchaient leurs têtes vers l’eau. A un endroit, les roseaux s’agitaient, ses fleurs s’inclinant davantage : c’étaient Stepka et Dymov qui, à grand fracas, «détachaient» les écrevisses.

- Une écrevisse ! Visez-moi ça, les amis : une écrevisse ! - s’écria triomphalement Kirioukha, exhibant en effet une écrevisse.

Egorouchka nagea vers les roseaux,  plongea et se mit à fureter au pied des roseaux. En farfouillant dans la vase gluante, il sentit du bout des doigts quelque chose de piquant et de répugnant, peut-être bien une écrevisse, pour le coup, mais juste à ce moment-là, quelqu’un lui attrapa la jambe et le remorqua vers le haut. Buvant la tasse et toussant, Egorouchka ouvrit les yeux pour voir juste à côté de lui le visage tout mouillé et rieur de ce polisson de Dymov. Le farceur respirait lourdement, et ses yeux indiquaient clairement qu’il n’allait pas en rester là. Il tenait fermement la jambe de Egorouchka et levait déjà l’autre bras pour le saisir au cou, mais celui-ci, rempli de dégoût et de d’effroi, comme s’il craignait affreusement que l’hercule ne s’amusât à le noyer, s’arracha de son étreinte en proférant :

- Sombre crétin ! Je vais t’en coller une !

Sentant que ceci n’exprimait pas suffisamment la haine qu’il ressentait pour l’autre, il réfléchit un peu et ajouta :

- Canaille ! Fils de chien !

Mais Dymov, comme si de rien n’était, sans plus faire attention à Egorouchka, nageait vers Kirioukha en criant :

- Hé-hé-hé ! Allez, on va pêcher, les gars ! On va pêcher !

- Pourquoi pas ? - accepta Kirioukha. - Il doit y avoir pas mal de poissons, ici…

- Stepka, cours au village demander un filet aux moujiks.

- Ils ne voudront jamais !

- Mais si ! Demande ! Au nom du Christ : nous sommes des voyageurs2.

- C’est vrai !

Steak sortit de la rivière, enfila rapidement ses vêtements et, nu-tête, ses larges pantalons bouffant autour de lui, courut au village.La baignade avait perdu tout charme pour Egorouchka, , à la suite de son altercation avec Dymov, Il sortit de l’eau et se mit à se rhabiller. Panteleï et Vassia, assis toutes jambes pendantes sur la berge abrupte, regardaient les baigneurs. Près de la rive, Emeliane se tenait nu dans la rivière, de l’eau jusqu’aux genoux, se retenant aux herbes d’une main pour ne pas tomber, et se passant l’autre main sur le corps. Il offrait un spectacle comique avec ses omoplates osseuses, sa tubérosité sous l’oeil, son corps tout courbé et sa peur manifeste de l’eau. Il avait une expression grave et sévère, regardait l’eau d’un air fâché, de l’air de quelqu’un s’apprêtant  à injurier cette eau parce que celle du Donets lui avait causé un refroidissement et fait perdre sa voix.

- Pourquoi ne vas-tu pas te baigner ? - demanda Egorouchka à Vassia.

- Comme ça…Je n’aime pas me baigner… - répondit celui-ci.

- Et pourquoi as-tu le menton enflé ?

- Ça me fait mal…Mon petit monsieur, je travaillais dans une fabrique d’allumettes, avant…Le médecin a dit que c’est ça qui m’a enflammé la mâchoire. Dans ce genre d’usine, l’air est vicié. En dehors de moi, trois autres gars ont eu la mâchoire qui gonflait, Chez l’un d’eux, elle s’est complètement putréfiée.

Peu après, revint Stepka avec une seine. D’être longtemps restés dans l’eau, Dymov et Kirioukha avaient bleui et s’étaient enroués, mais ils se mirent à pêcher avec frénésie. Ils commencèrent par un endroit où l’eau était profonde, du côté des roseaux; Dymov avait de l’eau jusqu’au cou tandis que Kirioukha, plus petit, disparaissait complètement, s’étranglant et faisant des bulles, et Dymov, se cognant aux racines hérissées de piquants des roseaux, perdit l’équilibre et s’emmêla dans le filet, l’un et l’autre se débattant bruyamment, transformant la partie de pêche en jeu de gamins.

- C'est drôlement profond ! - fit d’une voix sifflante Kirioukha. - Impossible de prendre quoi que ce soit !

- Ne tire pas, que diable ! - criait Dymov qui s’efforçait d’arranger la disposition de la seine. - Maintiens-la à deux mains !

- Vous n’attraperez rien à cet endroit-là ! - leur cria de la berge Panteleî. - Vous faites seulement peur aux poissons, tas d’idiots ! Allez donc à gauche ! C’est moins profond, là-bas !

On vit une fois briller un poisson taille respectable au-dessus du filet; on poussa des cris en choeur, et Dymov flanqua un coup de poing à l’endroit où le poisson avait disparu, son visage exprimant tout de suite après le dépit.

- Hé ! - s’écria Panteleï, tapant du pied. - Vous avez raté une perche ! Elle a filé !

Prenant à gauche, Dymov et Kirioukha arrivèrent à un bas-fond où la pêche put vraiment commencer. Ils s’étaient écartés d’environ trois cents pas des chariots; on les voyait s’efforcer de se rapprocher des roseaux sans faire de bruit, traînant le filet en eau plus profonde, s’efforçant de rabattre les poissons vers la seine en les effrayant à grands coups de poings dans l’eau et en agitant les roseaux. Ils marchèrent vers l’autre rive, y traînèrent encore le filet, puis revinrent, désappointés, vers les roseaux en levant haut les jambes. On n’entendait pas ce qu’ils se disaient. Ils avaient le dos brûlé par le soleil, les mouches les dévoraient et leur corps, de bleui devint tout rouge. Derrière eux, un seau dans les mains, la chemise remontée sous les aisselles et retenue avec les dents, marchait Stepka. A chaque prise, il levait en l’air un poisson étincelant au soleil et criait :

- Regardez-moi cette perche ! Nous en avons déjà pris cinq !

On les voyait tous les trois avec le filet, ralentis par la vase et luttant avec elle, jetant quelque chose dans le seau, rejetant autre chose; parfois, ce qui avait été trouvé dans le filet passait de main en main, examiné avec curiosité puis rejeté aussi…

- Vous avez trouvé quoi ? - leur criait-on depuis la berge.

Stepka criait une réponse qu’on percevait mal. Le voilà qui sortait de l’eau et, tenant son seau à deux mains en oubliant de laisser flotter sa chemise, courait vers les chariots.

- Celui-ci est plein ! - criait-il, hors d’haleine. - Donnez-m’en un autre !

Egorouchka jeta un coup d’oeil dans le seau : il était plein; un jeune brochet sortait sa vilaine gueule de l’eau, des écrevisses et de menus poissons grouillant à côté de lui. Egorouchka plongea la main au fond et agita l’eau; le brochet se cacha derrière les écrevisses, remontèrentt à sa place vers le haut une tanche et une perche. Vassia vint regarder également. Ses yeux redevinrent liquides et son visage reprit l’expression caressante qu’il avait eu en contemplant le renard. Il retira du seau quelque chose qu’il porta à sa bouche et se mit à mâcher. Cela croustillait.

- Les amis, - dit avec étonnement Stepka, - Vasska mange un goujon vivant ! Pouah !

- Pas un goujon, un barbillon, - répondit paisiblement Vassia, mâchant toujours.

Ayant extrait de sa bouche la queue du poisson, il la contempla puis la remit dans sa bouche. Tandis qu’il mâchait, faisant toujours entendre de petits craquements, Egorouchka eut l’impression de ne pas avoir devant lui une créature humaine. Le menton enflé de Vassia, ses yeux éteints, sa vision extraordinairement aiguë et la délectation avec laquelle il mâchait la queue de ce poisson le faisaient ressembler à un animal.

Il ressentit de l’ennui, à rester à ses côtés. D’ailleurs la pêche était terminée. Il s’approcha des chariots, resta un moment songeur puis, s’embêtant toujours, se traîna jusqu’au village. 

Peu après, il se trouvait déjà dans l’église et, s’appuyant de la tête contre quelqu’un dont le dos sentait le chanvre, il écoutait chanter le choeur. La messe touchait à sa fin. Egorouchka n’entendait rien aux chansons d’église, elles le laissaient indifférent. Ayant prêté un peu l’oreille, il bâilla et se mit à observer les nuques et les dos. Il reconnut Emeliane à sa nuque rousse, encore humide du bain. La nuque était rasée en arc de cercle, un peu plus haut que nécessaire; les tempes aussi étaient tondues trop haut et les oreilles rouges d’Emeliane pointaient comme deux bardanes, on aurait dit qu’elles ne se sentaient pas à leur place. A la vue de cette nuque et de ces oreilles, Egorouchka se dit sans savoir pourquoi que, à coup sûr, Emeliane était très malheureux. Il se souvint de sa façon de mener un choeur invisible, de sa voix enrouée, de son air peureux à la baignade et ressentit pour lui une grande pitié. Il eut envie de lui adresser des paroles réconfortantes.

- Me voici ! - dit-il en lui attrapant la manche.

Les gens qui chantent dans un choeur en qualité de ténor ou de basse, et plus particulièrement ceux qui ont déjà eu l’occasion, ne soit-ce qu’une fois dans leur vie, d’être chef de choeur, ont coutume de regarder les garçons sévèrement, voire avec sauvagerie. Lorsqu’ils cessent d’être chanteurs, cette habitude leur reste. Se retournant vers Egorouchka, Emeliane le regarda par en-dessous et lui dit :

- Tiens-toi bien à l’église !

Sur ce, Egorouchka se faufila vers l’avant, se rapprochant de l’iconostase3. Les gens qu’il y vit l’intéressèrent. A droite, sur un tapis, se tenaient en avant de tous une dame et un monsieur. Il y avait une chaise derrière les deux. Le monsieur portait un complet de soie grège, restait figé comme un soldat rendant les honneurs et levait bien haut son menton bleui par le feu du rasoir. Avec son petit col montant, son menton bleuâtre, son début de calvitie et sa canne de jonc, il avait un air extrêmement digne. Un excédent de dignité lui faisait tendre le cou et le menton vers le haut si fortement qu’on pouvait redouter à chaque instant de voir sa tête se détacher et s’envoler. La dame, plus de première jeunesse, corpulente, en châle de soie blanche, penchait la tête de côté et avait l’air de quelqu’un venant de prêter de l’argent et protestant : « Ne me dites pas merci ! Je n’aime pas qu’on me remercie… » Les Ukrainiens formaient une muraille épaisse autour du tapis.

Egorouchka s’approcha de l’iconostase, se collant presque contre les icônes locales. Devant chacune, il fit une génuflexion en s’inclinant jusqu’à terre, se retournant dans cette position pour regarder les gens, puis se relevant pour passer à la suivante. Effleurer du front le sol froid lui causait un vif plaisir. Lorsque le gardien sortit du sanctuaire avec de longs éteignoirs pour s’occuper des cierges, il se releva d’un bond et courut vers lui.

- On a déjà distribué le pain bénit ?

- Non, non… - murmura d’un air morose le veilleur. - On ne le fait pas, là.

La messe prit fin. Egorouchka sortit sans se presser de l’église est se mit à se promener sur la place. Il avait déjà, dans sa vie, vu pas mal de villages, de places et de moujiks, si bien que tout ce qui lui tombait sous les yeux ne présentait strictement aucun intérêt pour lui. S’ennuyant toujours et désireux de tuer le temps d’une façon ou d’une autre, il entre dans un petite boutique à la large enseigne rouge vif au-dessus de la porte d’entrée. La boutique comprenait deux moitiés, spacieuses mais mal éclairées :l’une servait à la fois d’épicerie et de magasin de tissu, tandis que la deuxième abritait des tonneaux de goudron ainsi que des colliers de cheval accrochés au plafond; cette dernière exhalait une bonne odeur de cuir et de goudron. le sol du magasin était humide; quelque libre-penseur à l’imagination fertile devait se charger de l’arroser, car il était recouvert d’arabesques et de signes cabalistiques. Au fond du magasin, le ventre appuyé au comptoir, se tenait un gras boutiquier au visage large décoré d’un rond de barbe, un Russe, visiblement. Il buvait du thé, un morceau de sucre dans la bouche, poussant un profond soupir à chaque gorgée. Son visage affichait une complète indifférence, mais chacun de ses soupirs laissait entendre : « Attends un peu, tu vas voir de quel bois je me chauffe ! »

- Donne-moi pour un kopeck de graines de tournesol ! - lui dit Egorouchka.

Le boutiquier leva les sourcils, sortit de derrière le comptoir et versa dans la poche de Egorouchka des graines pour un kopeck, une petite boîte à pommade vide lui servant à mesurer la quantité. Egorouchka n’avait pas envie de s’en aller. Ilm examina longuement les boîtes de pain d’épices, réfléchit et demanda, en montrant celle des pains d’épices de Viazma4, entamée par la rouille, depuis le temps :

- C’est combien ?

- Un kopeck les deux.

Egorouchka sortit de sa poche le pain d’épices que lui avait offert la Juive, la veille, et demanda :

- Et ceux-là, tu les vends combien ?

Le boutiquier prit le pain d’épices, l’examina sous toutes les coutures et leva un sourcil.

- Ceux-là ?

Puis il leva l’autre sourcil, médita un instant et répondit :

- Trois kopecks les deux…

Il y eut un silence.

- Vous êtes le fils de qui ? - s’enquit le boutiquier en se versant du thé d’une théière de cuivre rouge.

- Le neveu d’Ivan Ivanytch.

- Il y a plus d’un Ivan Ivanytch, - soupira le boutiquier; son regard, se portant au-delà de la tête de Egorouchka, alla jusqu’à la porte, il se tut un moment et demanda :

- Vous voulez du thé ?

- S’il te plaît… - accepta Egorouchka sans grand entrain, même si son thé du matin lui manquait beaucoup.

Le boutiquier lui en versa un verre qu’il lui tendit avec un morceau de sucre tout grignoté sur les bords. Egorouchka s’assit sur un pliant et se mit à boire. Il aurait voulu encore savoir combien coûtait la livre5 de dragées, et venait de commencer à poser la question, lorsqu’un client se présenta, et le patron, mettant de côté son verre, alla s’en occuper. Il conduisit le client vers l’autre moitié de la boutique, celle qui sentait le goudron, et eut avec lui une longue conversation. L’homme, visiblement, se montrait têtu au plus haut point et fermé aux autres opinions, il hochait sans cesse la tête en signe de désaccord et reculait vers la porte. Le patron parvint à le convaincre de quelque chose et se mit à lui verser de l’avoine dans un grand sac.

- C’est vraiment de l’avoine ? fit tristement le client. On dirait de la balle, c’est pour les poules…Ah, je vais aller chez Bondarenko !

Au retour de Egorouchka, au bord de la rivière fumait un petit feu de camp. Les rouliers se préparaient à manger. En pleine fumée se tenait Stepka, en train de touiller un chaudron avec une cuillère ébréchée. Un peu sur le côté, les yeux rougis par la fumée, étaient assis Kirioukha et Vassia, vidant et nettoyant les poissons. Devant eux s’étendait par terre le filet couvert de vase et d’algues, où l’on voyait briller les poissons et ramper les écrevisses.

Rentré un peu plus tôt de l’église, Emeliane était assis à côté de Panteleï, il agitait la main et chantait, d’une voix à peine perceptible : « Nous chantons pour Toi… »Dymov vaquait du côté des chevaux.

Ayant fini leur épluchage, Kirioukha et Vassia mirent les poissons et les écrevisses vivantes dans le seau pour les rincer, puis les versèrent dans l’eau bouillante.

- Si on ajoutait du lard ? - demanda Stepka, ôtant l’écume avec sa cuillère.

- Pour quoi faire ? Le poisson va libérer sa saveur, - répondit Kirioukha. 

Avant de retirer le chaudron du feu, Stepka y versa trois poignées de millet et une cuillère de sel; pour finir, il goûta le mélange, clappa des lèvres, lécha la cuillère et gloussa de contentement - on pouvait passer à table.

Tous, sauf Panteleï, s’assirent autour du chaudron, s’apprêtant à jouer de la cuillère.

- Dites donc ! Donnez une cuillère au petit gars ! - dit avec sévérité Panteleï. - Et du thé, je crois bien qu’il en veut aussi !

- C’est une nourriture pour moujik, ça ! - soupira Kirioukha. 

- Quand on en a envie, c’est très sain, la nourriture pour moujik.

On passa une cuillère à Egorouchka. Il se mit à manger debout, les yeux plongés dans le chaudron comme dans une fosse. Une odeur de poisson humide en montait, une écaille de poisson venait sans cesse s’empêtrer dans la bouillie; il n’y avait  pas moyen d’attraper les écrevisses à la cuillère, les convives les saisissaient carrément dans le chaudron à pleines mains; Vassia, en particulier, s’en donnait à coeur joie, plongeant même ses manches dans le chaudron. Mais cette bouillie parut fort savoureuse à Egorouchka, et lui rappela la soupe à l’écrevisse que sa petite maman préparait, à la maison, les jours de carême. Assis à l’écart, Panteleï mâchait du pain.

- Pourquoi tu ne manges pas, grand-père ? - lui demanda Emeliane.

- Je ne mange pas d’écrevisses…Pouah ! - fit le vieillard en se détournant. 

En mangeant, la conversation allait bon train. De ces échanges, Egorouchka comprit que tous ces gens nouvellement rencontrés avaient quelque chose en commun, en dépit des différences d’âges ou de caractère, une chose qui les rapprochait : ils avaient tous un passé glorieux et un présent misérable; tous sans exception évoquaient leur passé avec enthousiasme et considéraient presque avec mépris leur présent. Le Russe aime le souvenir plus que la vie; Egorouchka ignorait ce fait, jusqu’alors, et, avant même la fin du repas, il s’était convaincu que siégeaient autour de lui des gens lésés et offensés par le destin. Panteleï racontait qu’autrefois, avant le chemin de fer, il avait accompagné des convois  à Moscou et à Nijni6, gagnant tant d’argent qu’il n’arrivait pas à le dépenser. Et, à cette époque, il y avait de sacrés négociants ! Et les poissons ! Et comme tout était bon marché ! A présent, les voyages étaient plus courts, les marchands avares, le peuple appauvri, le pain était plus cher, la mesquinerie régnait, le monde se rétrécissait affreusement. Emeliane, quant à lui, disait qu’il avait servi comme chantre dans une usine de Lougantsk, qu’il possédait alors une voix remarquable et lisait parfaitement les notes, le voici devenu un moujik, vivant de la charité de son frère, qui l’envoie accompagner ses chevaux et prélève la moitié de son salaire. Vassia travaillait jadis dans une fabrique d’allumettes; Kirioukha étéit cocher chez des gens très bien, et passait pour le meilleur conducteur de troïka7 du coin. Dymov, fils d’un moujik aisé, vivait comme un coq en pâte, oisif et ignorant la peine, mais à peine ses vingt ans sonnés que son inflexible père, voulant lui apprendre à travailler et redoutant qu’il ne tourne mal à rester à la maison, s’était mis à l’envoyer suivre les convois, comme un paysan-travailleur sans terre. Il n’y avait que Stepka pour demeurer silencieux, mais l’expression de son visage dépourvu de moustache montrait clairement qu’il avait connu des temps incomparablement meilleurs…

Au souvenir de son père, Dymov cessa de manger et se renfrogna. Par en-dessous, il se mit à regarder les autres, et son regard s’arrêter sur Egorouchka.

- Tu n’es pas chrétien ? Enlève ton chapeau ! - dit-il avec grossièreté. - Est-ce qu’on mange le chapeau sur la tête ? Et un barine8, encore !

Egorouchka enleva son chapeau sans dire un mot, mais la bouillie était devenue insipide, et il n’entendit pas Panteleï et Vassia venir à son secours. Son coeur bouillonnait de haine contre le mauvais sujet, et il résolut de lui rendre son mal, quoi qu’il dût lui en coûter.

Le repas fini, ils se trainèrent vers les chariots et s’allongèrent à l’ombre.

- Grand-père, on va bientôt repartir ? - demanda Egorouchka à Panteleï.

- Quand Dieu le permettra…Pour le moment, il fait trop chaud…Seigneur, Ta volonté est reine…Etends-toi, mon petit gars !

Un ronflement s’éleva bientôt de dessous les chariots. Egorouchka eut envie de retourner au village mais, se ravisant, s’allongea avec un bâillement à côté du vieillard.

1 Voir chapitre IV, note 6 : la sagène fait un peu plus de deux mètres

2 Lois de l’hospitalité…

https://fr.wikipedia.org/wiki/Iconostase :  de belles images…

4 Ville de Russie aux pains d’épices renommés, au dix-neuvième siècle

5 La livre russe pèse un peu plus de 400 grammes

6 Nijni Novgorod, qui s’est appelée Gorki du temps de l’Urss

7 Attelage de trois chevaux 

8 Maître, propriétaire, bourgeois

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