Histoire spectrale et politique réelle
( Critique du récent pamphlet d'Emmanuel Todd )
Ayant lu avec patience et souffrance - mais aussi intérêt, pourquoi le nier ? - le fameux livre d’Emmanuel Todd, j’ai pris tellement de notes que, attendre d’en avoir achevé le classement et fait la synthèse reviendrait à publier ici, cet été, un billet d’une centaine de pages, de quoi rebuter le lecteur moyen. Prenons donc le parti de livrer en vrac à la tribu des Médiapartiens les réflexions qui suivent - formant déjà un billet bien long; avec quelques redites... - en comptant d’autant plus sur leur indulgence quant à la forme qu’on peut prévoir la férocité de certaines critiques quant au fond.
Quelques brèves remarques plus ou moins techniques
Tout d’abord, ceci : l’auteur considère à plusieurs reprises comme «significative» une corrélation marquée par un coefficient voisin de 0,45. On considère classiquement qu’une corrélation est forte lorsque ce coefficient est, en valeur absolue, supérieur à disons 0,85. La notion de corrélation significative me semble floue.
Passons aux graphiques : les cartes du premier chapitre me semblent belles et bonnes, y compris la plus importante, celle dite du «fond égalitaire global» de la page 49, sur laquelle s’appuient ensuite les graphiques 3 à 6, les graphiques 1 et 2 ne s’y référant pas.
Le graphique 2 de la page 91, comportant d’ailleurs une erreur de présentation, car il montre l’évolution, non du nombre de prisonniers, mais du nombres d’écroués (prisonniers plus écroués non prisonniers : bracelets et peines aménagées), est à mettre à part.
Le graphique 1 de la page 79, portant sur les taux de manifestation en fonction de l’empreinte catholique (insignifiante, légère, forte) présente des différences claires, puisque le maximum d’écart relatif entre les taux moyens par degré d’empreinte catholique atteint 115 %. La netteté de ces différences s’estompe, en revanche dans les tableaux suivants : Le graphique 3 de la page 153 (vote Le Pen, premier tour de 2012) présente un maximum d’écart relatif légèrement supérieur à 30 %, le graphique 4 de la page 163 (Sarkozy premier tour 2012) un maximum d’écart relatif inférieur à 15 %, le graphique 5 de la page 167 (vote Hollande deuxième tour 2012) un maximum d’écart relatif inférieur à 15 % et enfin le graphique 6 de la page 178 (vote Mélenchon premier tour 2012) un maximum d’écart relatif inférieur à 20 %. La dilatation optique produite par la taille choisie pour ces graphiques presque carrés ne doit pas masquer le côté limité de ces écarts, sauf, encore une fois, dans le cas du graphique 1, où les écarts sont forts. J’en reste là pour la critique des effets statistiques du livre, de plus savants que moi complèteront, ou corrigeront.
Une-deux avec le PCF (en détail)
Premier temps, page 64 : « On ne peut qu’être frappé par la façon dont la chute du Parti communiste a suivi celle de la pratique religieuse. » .
Cette perle théorique se trouvait déjà dans le livre Le mystère français, paru en 2013 :
« Les deux forces faisaient système, sans être exactement de même nature; né contre le christianisme, le communisme en dépendait dans le rapport d’un effet à sa cause. Il est donc logique d’observer que, dans les années 1950-1970, la chute du religieux dans son espace périphérique français a précédé ou même causé celle du communisme dans son espace central et méditerranéen. La descente aux enfers du PCF n’a commencé qu’en 1981le déclin terminal du catholicisme s’est amorcé dès les années 1950.» J’ai souligné les passages les plus significatifs de cette citation des pages 70 et 72 - une carte s’interposant.
Misère du néo-structuralisme, pétrification de la dialectique, enfermement de l’esprit dans une bulle théoriciste, lobotomie historique ou déphasage spatio-temporel, on ne sait comment qualifier ce genre d’ânerie, qui permet de comprendre les naïvetés pseudo-politiques dont nous accable la critique des Charlie par Todd. Autrefois, on racontait prosaïquement que le PCF s’était formé au sein du mouvement ouvrier sous l’influence du léninisme victorieux en Russie, après la débâcle de la social-démocratie européenne liée à la boucherie de 14-18, eh bien, non, trêve de billevesées, il était sorti du néant pour s’opposer au catholicisme déjà ébréché par la Révolution française, mais résistant encore, dans les futurs repaires à zombies, notamment. De même, on pouvait estimer que le PCF avait suffi de plein fouet, peu d’années après son rôle peu glorieux à Paris (passivité absolue) comme à Prague (la «réprobation» se muant illico en «désapprobation», le silence de l’oubli venant recouvrir l’ensemble peu à peu), l’effondrement du communisme dans les têtes en occident - et dans les corps en Asie - des années 1975-1980. Sorti à reculons du stalinisme, sans aucune perspective stratégique en France, ce parti n’avait plus qu’à se laisser croquer - certes en regimbant - par le PS conquérant du Grand timonier de Jarnac. Foin de considérations politiques concrètes ! Né pour s’opposer à un adversaire, le catholicisme et ce dernier étant rentré dans les limbes, il ne lui restait plus qu’à obéir à la loi des idées abstraites : disparaître à son tour. Les fantômes, au-delà du pont des soupirs, étant venus à sa rencontre, il n’avait plus qu’à se faire Charlie, pardon, Hara-kiri...
Deuxième temps page 122. On peut y lire un éloge fort peu critique du PCF, comme si le jeune Todd, qui s’y fourvoya brièvement jadis, se penchait avec mélancolie sur son passé. Il est parfaitement exact de dire que l’ordre dans les banlieues, ainsi que la socialisation et le complément de formation qu’une école déjà déficitaire assurait mal étaient largement le fait du PCF de la «ceinture rouge» par exemple, et que la chute de la maison Maurice-et-Georges est pour beaucoup dans l’anomie actuelle, laissant souvent le choix entre le deal et les barbus. De là à écrire : « Stalinien dans sa pratique administrative, le PCF était libéral dans ses moeurs et élevé dans sa moralité. » Le caractère élevé de ladite moralité étant expliqué dans la phrase suivante : «Il n’admettait pas en son sein de militants tenant des propos anti-arabes ». Soit, mais, si c’est l’alpha, ce n’est certainement pas l’oméga de «la moralité», parce que, raconter des bobards pendant des décennies sur le paradis socialiste, faire des procès en cascade aux cadres n’ayant pas suivi le dernier zigzag de la ligne et aux militants dubitatifs devant les exploits agronomiques de Lyssenko ou ceux, plus sanglants, des troupes soviétiques à Budapest...Certes, c’était avant que notre Emmanuel n’adhère au parti du mensonge déconcertant, mais, tout de même, les contorsions du PCF devant ce qu'Aragon appellera bien «un Biafra de l’esprit», mais que la direction du PCF entérinera avec de moins en moins d'états d’âme, à savoir la «normalisation» en Tchécoslovaquie, après l’intervention militaire des troupes du pacte de Varsovie à Prague en août 1968, et là...enfin, péché de jeunesse, passons. Pour reprendre la phrase citée, il semble difficile d’être «stalinien dans la pratique administrative» et «de haute moraité». Bref. Quant au côté « libéral dans ses moeurs »... heureusement que Jeannette Vermeersch était déjà sur la touche, parce qu’elle était farouchement opposée au droit à l’avortement - ce «vice de la bourgeoisie» ...Le côté «libéral» du PCF me semble un peu rêvé, pourquoi pas libertaire, tant qu’on y est ?
Charlie et les cigarettes russes (sans insister)
Notre démographe se répand de temps à autre, y compris - quoique de façon presque discrète - dans ce dernier opus en louanges concernant la Russie, haute terre d’égalitarisme et patati. Il ne doit pas savoir que les Russes ont adopté le terme d’ «oligarques» , et l'utilisent couramment à propos de leur pays. Peut-être est-il séduit - hommage du vice à la vertu - par la résistance de l’orthodoxie russe, un peu plus vivace que les fantômes du catholicisme et du protestantisme flottant sur la France ? S’aveugle-t-il délibérément ? Est-il Slavophile par haine des USA et de l’Europe actuelle ? C’est que chez Vladimir Vladimirovitch, les discours ne manquent pas, sur la décadence des moeurs - religieuses, familiales, sexuelles : l’homosexualité est, dans le discours officiel, souvent assimilée à la pédophilie, et une certaine Conchita a eu récemment un succès fou à Moscou, après l’Eurovision - occidentales, et certains journalistes russes sont allés loin, après les tueries de janvier à Paris, dans la description apocalyptique de banlieues françaises peuplées de djihadistes. Certains articles dépassaient en violence ce que nos lepénistes paresseux expriment d’ordinaire. On ne vante pas là-bas la dimension égalitaire de l’islam, on ne le perçoit guère comme un élément interne de régénération, on donnerait plutôt - voir Tchétchénie - dans le conflit de civilisations. Et, développement eurasiatique ou pas, le ressentiment xénophobe envers les «gastarbeiter» - le mot est transcrit en russe - qui, arrivant officiellement ou en douce des anciennes républiques-soeurs, travaillent en Russie, faisant les travaux pénibles pour pas très cher ou vendant des fanfreluches dans le métro (tout ceci nous rappelant quelque chose), est très vif et se traduit de temps à autre par des ratonnades. Mais notre Sainte Mère la Russie est au-dessus de tout ça, et Todd se prend parfois pour son chantre, voire son prophète.
Les aventures de la laïcité (1)
Les errements théoriques sur le couple imaginaire catholicisme-PCF sont d’autant plus regrettables que l’idée de l’auteur selon laquelle, privée par l’effondrement du catholicisme de son adversaire historique,, et par ailleurs orpheline de son point d’ancrage positif, le communisme, la laïcité va mouliner à vide et se retourner avec fureur contre un adversaire - l’islam - exagérément réduit à ses aspects les plus négatifs - l’islamisme rétrograde - cette idée est juste, à condition de la rehistoriciser, c’est-à-dire de voir que c’est la perspective communiste qui a pris du plomb dans l’aile naguère, le déclin du PCF s’ensuivant d’une part, et que le racisme islamophobe (pour reprendre la bonne expression d’Y. Quiniou) s’inscrit dans la continuité du racisme anti-arabe, lié à la colonisation et é la décolonisation, aussi violente l’une que l’autre, racisme imprégnant la société française depuis longtemps et porté depuis des décennies par le FN d’autre part, si bien que ces éléments historiques disparates vont se télescoper pour former - aidés fortement par les horreurs islamistes tournant en boucle dans le village global, voir plus bas - le début de croisade laïque auquel nous assistons depuis six mois. Ce d’autant plus facilement que, l’incroyance d’origine chrétienne une fois généralisée en France, les athées d’aujourd’hui - à la différence de leurs grands-pères rad-soc et grands bouffeurs de curés - ont changé d’univers culturel et ne peuvent rien comprendre - et c’est réciproque, dans le vaste monde, d’où les incompréhensions évoquées récemment par R. Debray - à la revendication, fût-elle timide, d’une foi quelconque : dès lors, les musulmans sont soit mentalement recolonialisés, perçus comme les descendants des gens que nos ancêtres ont jadis colonisés, venus à leur tour nous envahir pour se venger, si bien qu’il y a lieu de parler, avec Y. Quiniou, de racisme islamophobe - les fantômes du passé reviennent, mais ceux-ci ont plus de consistance, parce que celui-là était bien réel - soit assimilés aux égorgeurs-pyromanes qui massacrent, détruisent et esclavagisent au Proche-orient comme dans une partie de l’Afrique, assassins qui arborent des drapeaux noirs mais utilisent un lexique renvoyant à l’islam - ce qu’il est dangereusement inutile de chercher à cacher, en alléguant soit qu’il s’agit de fascistes, en escamotant toute référence à l’islam - ce qui ouvre un boulevard au FN, - soit qu’on a affaire à des détraqués relevant d’une socio- psychiatrie, « reflet inversé, pathologique en quelque sorte, de la médiocrité morale de nos chefs élus » (page 15), dont l’acte aurait dû « être dévalorisé par un interprétation psychiatrique » (page 16).
L’injustice historique faite aux catholiques
Etrange procès fait au catholicisme, responsable de tous les maux de la France, pour un peu. comme si, en Todd, se mêlaient le laIc radical-socialiste, le descendant du grand rabbin de Bordeaux et le musulman imaginaire, cette sainte trinité conspuant l’ancienne foi déchue, bien trop vite ramenée à sa seule Eglise, avec sa hiérarchie, son autoritarisme et son côté inégalitaire. Notre historien a-t-il seulement entendu parler des prêtres-ouvriers ? Du rôle des chrétiens dans la formation du PSU ? Des diatribes acharnées de F. Mauriac contre la torture en Algérie, au moment où Guy Mollet faisait tout pour la cacher ? Du rôle joué par l’hebdomadaire Témoignagne chrétien, depuis la Résistance jusqu’aux années soixante-dix ? De l’évêque Jacques Maillot ? Des syndicalistes d’origine chrétienne - initialement CFTC - chez Lip, un certain Charles Piaget, notamment ? De Bernard Lambert et des Paysans-Travailleurs, impliqués dans la défense des paysans du Larzac et ancêtre de la Confédération paysanne ? Passer sous silence la participation du courant catholique de gauche à tous les combats de la deuxième moitié du vingtième siècle, pour n’en retenir qu’une Eglise hiérarchique et entretenant avec les pauvres le vieux rapport paternaliste d’autrefois, catéchisme et patronage, est un peu court...Passer sous silence - ou lui dénier toute originalité - ce que ces croyants voyaient comme le message égalitaire du christianisme, et n’accepter de voir, dans l’incroyance actuelle, qu’ un catholicisme-zombie ( parler de méta-catholicisme serait sûrement moins vendeur, le vaudou faisant recette sur les plateaux de télévision) auquel on attribue nombre de structurations négatives - l’autoritarisme, le penchant inégalitaire - si bien qu’on pourra, par un tour de passe-passe tenant plus du sophisme que de la dialectique, le rendre quasiment responsable (par un jeu de double inversé avec la laïcité), de l’hystérie dénoncée dans le première chapitre du livre - avec les épisodes tragi-comiques des enfants au commissariat, des Charlie un peu mous à suspecter de double pensée, de nouveaux Marranes quoi, et des pas-Charlie-du-tout à vouer aux gémonies et à une opprobre éternelle.
Crise religieuse ? Non, crise politique, crise de valeurs
La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple.
Ce passage célébrissime de Marx (Critique de la philosophie du droit de Hegel) est encore à méditer : en France, pour des raisons historiques ( indépendance nationale de longue date, développement du capitalisme par à-coups depuis deux siècles, force des Lumières et radicalité de la Révolution au dix-huitième ) le Dieu chrétien s’est retiré. Il n’est plus là, mais la créature opprimée est restée...
Et notre Emmanuel (au prénom prédestiné, celui-ci signifiant : «Dieu avec nous»...) d’apercevoir en France, après la tuerie des 7,8 et 9 janvier 2015 à Paris, dans l’émotion qui s’ensuit et culmine dans les immenses manifestations du 11 janvier, un «accès d’hystérie », hystérie signalant une «crise religieuse» dans le pays. De l’hystérie, il y en eut, mais davantage de la part des appareils idéologiques de l'Etat, comme disait l'autre - radio et télévision en tête - que des simples citoyens.. Il ne faut pas sous-estimer, dans un réflexe d’intellectuel pincé se méfiant des émotions populaires, le sentiment de peur, d’horreur, d’épouvante ressentis par nombre de nos concitoyens. Et pas seulement des membres de ce monstrueux groupe forgé par notre auteur, les MAZ - voir plus bas - C’est ici que Todd commence, hélas, une série d’amalgames et de disqualifications qui affaiblissent grandement ce qu’il y a de juste - et il y a des choses exactes ! - dans sa critique, qui vire dès lors au pamphlet, certes non insignifiant, mais politiquement confusionniste et par là même dangereux, car, s’il désigne avec virulence nombre d’adversaires, on ne voit pas très bien qui sont ses amis, ni même ses alliés possibles, en dehors d’une invitation un peu vague à « l'accommodement avec l’islam », projet sympathique dont on peut juste craindre qu’il ne suffise pas. Il est vrai que, pour lui, cela suppose de quitter l’euro, voire l’Europe, on examinera ça plus loin.
La peur, donc : les Français dans leur grande masse ne sont tout simplement pas habitués, sur le sol de ce pays, au niveau de violence politique-militaire des tueries de janvier, et leur première réaction est une inquiétude immense : jusqu’où cela ira-t-il ? Les media projettent de nos jours un peu partout le spectacle des massacres aux quatre coins du monde, parmi lesquels ceux commis, au nom du Prophète, par des fanatiques employés par des ambitieux et des pauvres achetés par des mafieux sont légion, ainsi d'ailleurs, un peu moins cependant, celui des interventions occidentales ici et là. Comme déjà écrit plus haut, pas la peine d’essayer de dissimuler - même si cela demande analyse - le cri «On a vengé le prophète Mohammed » accompagnant la fuite des tueurs. Inutile de même d’établir des échelles de comparaison quantitative avec les horreurs en Afrique ou au Proche-Orient, pour en conclure qu’il faut relativiser tout ça : bien sûr que les historiens du futur, les sociologues et les politologues remettront tout ça dans un contexte global pas très réjouissant. Mais, du 7 au 9 janvier, tout un chacun se demandait comment cela se terminerait, et s’il y aurait ou non de nouvelles tueries. Imaginez seulement le climat politique en France si celles-ci s’étaient multipliées...Etat de siège, élections annulées, couvre-feu et, dans les têtes, le FN à 40 % . Même orchestrées partiellement et récupérées partiellement là encore, les manifestations massives du 11 janvier étaient, pour une grande partie des marcheurs, une façon de dire : nous ne voulons pas de ça. Todd caricature les gros crayons tenus par certains, en parlant du droit et du devoir de cracher sur le prophète...pour, en fin de livre en rabattre beaucoup, réaffirmant...le droit au blasphème, accompagné du droit de dénonciation de blasphèmes pas toujours utiles, souvent de mauvais goût, tenus envers une religion ayant un double statut : en France, c’est, aboutissement de l’histoire coloniale et de l’immigration ayant suivi, après la décolonisation, l’importation par le patronat d’une main-d’oeuvre mal payée et parlant le français, la référence culturelle-religieuse (réécoutez donc les émissions d’A. Meddeb sur France-Culture, cela donne une idée de la distance critique que peut avoir un musulman vis-à-vis des textes) d’une minorité plutôt maltraitée jusqu’à présent. Sur le plan international, c’est la religion d’Etats fort peu démocratiques pour certains, très riches par ailleurs - pas tous - et la référence des égorgeurs et kidnappeurs déjà mentionnés. Ce qui permet de se renvoyer, dans les polémiques, la balle indéfiniment. D’autant qu’il est exact - Todd le reconnait tout de même - que l’islam a un problème avec les femmes, legs historique peut-être, pas satisfaisant pour autant. Et que les massacres de chrétiens au Proche-Orient et en Afrique sont insupportables, trop peu de publicité leur est accordé.
Droit et contre-droit au blasphème : on a envie de dire à l’auteur : tout ça pour ça ? Parce que, entre-temps, Charlie en a pris plein la gueule - voir plus bas - et rien ne nous aura été épargné, à propos d’une prétendue « crise religieuse »...
Il n’y a pas en France de crise religieuse, ni même de crise métaphysique. il n’y a qu’une interrogation politique correspondant à une inquiétude sociale : où allons-nous ? Ainsi qu’une vaste crise de valeurs, qui ne date pas d’hier, mais que la stagnation actuelle dans ce pays fait redoubler d’intensité. Détaillons.
On ne peut envisager de crise religieuse que dans le schéma de pensée toddien, que j’ai commencé à décortiquer à propos du soi-disant rapport de cause à effet entre le catholicisme et le PCF, vision dantesque effaçant le social-historique concret, les cartes se prenant pour le territoire. En matière d’analyses politiques, les illuminations sont mauvaises conseillères. il vaut mieux les laisser aux poètes...et aux artificiers.
Todd appuie là où ça fait mal, mais, prisonnier de ses schémas dogmatiques, il se fourvoie quant au type de la blessure...Il a remis le doigt sur la valeur-devise totalement dévaluée en France : l’égalité. Pas l’égalité sociétale du «mariage pour tous» dont a joué Hollande pour redorer son blason, mais l’égalité économico-sociale, celle dont la trop grande déchirure fait qu’un corps social se désagrège, ne fait plus société; C’est ce trou noir qui aspire les autres - et la jeunesse est connue pour être sensible à l’injustice, donc aux inégalités . Selon Dounia Bouzar, la moitié des djihadistes partant de France viennent de vieilles familles catholiques, des classes moyennes, y compris des enfants d’enseignants. Nombreuses filles. Recrutement sur Internet, sur une veine complotiste : jeune, réveille-toi.
Egalité en panne, cette dernière sans cesse soulignée par les sempiternelles discussions sur «l’égalité» des chances à l’école, dont tout le monde sait qu’il s’agit d’une vaste foutaise. D’où, entre autres, les «territoires perdus de la République». Lorsqu’on pratique une gestion néo-coloniale de zones de relégation, l’Etat se désinvestissant peu à peu, le quotidien étant sous-traité à des imams incontrôlés, le chômage et la pauvreté ne laissant guère le choix qu’au deal ou à la conversion fondamentaliste, poser la question : à qui la faute ? ne revient pas à excuser l’inexcusable, mais à faire de la politique.
Todd a donné une coloration métaphysique, et même religieuse - voir le sous-titre - à une immense crise de valeurs -le nihilisme cynique d’une élite corrompue n’ayant que «les valeurs de la République» à la bouche ne permet pas à une société de perdurer longtemps, L’Urss de la fin des années brejnéviennes - et la France de 2015 fait par certains égards penser à l’Urss de 1975, période que les Soviétiques, puis les Russes, désignèrent ensuite sous le nom de застой, la stagnation : économie qui patine, éducation et santé piétinant, inégalités cachées mais fortes entre le dessus du panier et une immense couche moyenne-inférieure, perspectives absentes, généralisation d’un cynisme des élites et d’une méfiance dans le reste de la population, routine bureaucratique et barons locaux, corruption, ivrognerie et violences familiales - en est un bel exemple : alors, alcoolisme généralisé, d’où remontée de la mortalité infantile (ce dernier indice vu par Todd à l’époque), on jongle avec les expériences dangereuses (Tchernobyl), on fait du trafic d’armes avec les moudjahidin que l’on est censé combattre en Afghanistan, etc.
Crise de la valeur «égalité» qui a atteint aujourd’hui, après trente ans de sirènes et de discours néo-libéraux, un point insupportable en France parce que, dans les autres pays, la devise «liberté-égalité-fraternité» ne s’étale pas au fronton des bâtiments publics. les anglo-saxons se content de la liberté, mais nous, nous sommes les héritiers d’une Révolution dont le radicalisme est allé loin...Les «indignés», «occupy» et autres «99 % » sont partout - sauf en France, cela ne signifie nullement acceptation, mais au contraire une pression de vapeur qui monte, seulement elle pourrait bien se tromper - elle a déjà commencé - de canalisation. Cette crise de l’égalité - pour prendre un simple exemple : un président de la république soi-disant socialiste incapable de mettre en place les préconisations fiscales d’un Piketty...- ronge les autres valeurs : la liberté sera de plus en plus surveillée, la fraternité s’est noyée depuis longtemps et ça continue (valeur du reste discutable : comme le remarque Todd, l’islam, c’est l’égalité des hommes-frères, les femmes restent en dehors : petit problème. De plus, la fraternité peut signifier fusion incontrôlable, qui dévore pas mal de monde, les expériences infructueuses existent.). Même les relations entre les hommes et les femmes ne peuvent que se maintenir à un certain stade d’inégalité, vu le niveau général d’inégalité.
Ajoutons-y, pour décrire un climat résultant de la stagnation actuelle, qui, encore une fois, n’a rien de religieux, le succès auprès du public - relevant certes d’un mimétisme moutonnier classique, mais pas que - d’ouvrages littéraires aussi glauques que Les bienveillantes ou les platitudes farcies de haine d’un Houellebecq. Cette crise des valeurs se manifestant clairement dans l’absence d’un projet fédérateur (le rêve européen étant en péril) et de toute critique de l’état du monde en provenance d’une opposition politique un peu crédible : grande faiblesse de l’extrême gauche en France. Lorsque le NPA se félicite du succès d’une réunion féministe parisienne à laquelle ont participé...75 personnes, on a une idée de la misère actuelle. Du côté de la «gauche de gauche», la situation n’est guère meilleure, avec le récent échec tacitement admis - et peu débattu sur la place publique, tradition bien française...- d’un Front de Gauche baptisé maladroitement, ambigu dès l’origine dans ses rapports avec le PS et tiraillé quant à l’Euro. Dans cet horizon bouché, la fascination pour la mort des terroristes islamistes nous renvoie à notre propre histoire, aux épisodes nihilistes européens du vingtième siècle.
Charlie, la troisième République et la révolte des MAZ
A lire le chapitre qui lui est consacré, on a l’impression que cette chipie de Lucy Van Pelt s’acharne sur le pauvre Charlie Brown, les sarcasmes et les amalgames pleuvant dru, de quoi le rendre mélancolique pour un bout de temps.
Pourtant, là encore, tout n’est pas faux dans ce que raconte ce diable de Todd. Détaillons.
Charlie, donc, ne serait, derrière ses apparences d’un peuple indigné par le tueries de la semaine écoulée, qu’une émanation d’une hydre à trois têtes, aussi malfaisantes les unes que les autres : le MAZ. M comme classes moyennes, A comme vieux, entendez personnes âgées et Z non pas comme Zorro, mais comme zombies...
Revoilà les zombies, vous aurez reconnu nos amis catholiques si affligés de leur croyance perdue qu’ils errent sur la lande en gémissant, mais en conservant, spectres têtus, leurs mauvaises habitudes inégalitaires. On a dit plus haut ce qu’on pouvait reprocher à Todd à leur sujet, voyons les deux autre, à commencer par les vieux. Que ceux-ci aient fait élire Sarkozy en 2007 est attesté par différentes enquêtes. Que les personnes âgées soient rarement le fer de lance du progressisme politique au sens où on l’entend habituellement est une banalité. On peut d’ailleurs s'interroger sur la validité, sur le fond, de ces analyses, au moment où l’on parle de démondialisation et de décroissance, mais oublions ces finesses : il est exact que dans la France contemporaine, les retraités ont, en moyenne - nous savons aussi que les moyennes sont parfois trompeuses - des revenus bien supérieurs à ce qu’ils étaient voici seulement un demi-siècle, que ce sont désormais les jeunes générations qui sont relativement sacrifiées, peinant à décrochant un emploi stable, un logement, etc, bref subissant le bizutage social évoqué par Louis Chauvel dans Le destin des générations. Jeunisme commercial d’un côté - les enfants et les adolescents comme coeur de cible des stratèges de la vente, manipulateurs de pulsions et accaparateurs de temps de cerveau - mais influence et finance du côté des vieux, dont la domination idéologique se retrouve dans la nostalgie des années cinquante et soixante, les cartes postales d’Amélie Poulain ou les attendrissements devant les photos de mai 68, avec tous ces visages pâles...Il est en effet un peu amer de penser que la fameuse génération du baby-boom de l’après-guerre aura pleinement profité - son activité politique n’étant pas totalement inutile : progression de l’égalité hommes-femmes, dénazification réelle en Allemagne sont à son actif - des «trente glorieuses» comme de la libération des moeurs, avant que ne retombent le couperet du développement du chômage, suivi quelques années plus tard de la nouvelle peste - cette peur de masse du Sida, monstre du début des années 80 et véritable césure des temps récents - et que cette génération, passée, pour les plus emblématiques de ses représentants, « du col Mao au Rotary », comme l’écrivait voici trente ans Guy Hocquenghem - et encore, il a raté la suite - cumule à présent les honneurs et les pouvoirs, l’argent, les relations et l’influence. Le cynisme de certains de ses représentants n’est pas pour rien dans le naufrage actuel, cette crise des valeurs que Todd affecte de prendre pour une crise religieuse. Seulement, là encore, il faut nuancer ce tableau effrayant : tous les vieux ne sont ni riches ni réacs, il arrive que certains n’aiment pas Hollande et détestent Sarkozy, il paraît même qu’il y en a parmi les abonnés de Médiapart. Et, comble de malheur, d’aucuns là-dedans, sans apprécier immodérément des caricatures d’un goût souvent douteux, se sentaient néanmoins Charlie, tandis que d’autres, sensibles aux côtés clivants de l’affaire, ainsi qu’aux grossières manipulations d’un pouvoir discrédité cherchant à se refaire une santé sur le dos des morts de Charlie et de l’épicerie casher, préféraient s’abstenir. Ces Charlie-ci et ces non-Charlie--là, il importe qu’ils se retrouvent. le bouquin de Todd n’y a pas toujours aidé. La même éthique de responsabilité qui aurait dû parfois faire revoir leurs dessins aux caricaturistes de Ch-H aurait dû inspirer plus de prudence à E. Todd dans la rédaction de son livre : ironiser sur les Charlie à Médiapart est une chose, publier un tel bouquin et discourir dessus à la radio et à la télévision autre chose.
Alors, les classes moyennes, le fameux M : si les enquêtes, les photos, les vidéos et les témoignages montrent qu’il y avait un peu de tout, parmi ces manifestants du 11 janvier, les mêmes éléments montrent la présence, dans les cortèges, d’une large majorité de classes moyennes urbaines blanches.
Seulement, il y a classe moyenne et classe moyenne. le critère du salariat - dont use et abuse G. Filoche pour ranger uniformément un peu tout le monde d’un autre côté que le grand capital et la finance - n’est guère pertinent de nos jours, puisque c’est le cas des neufs dixièmes de la population active et des retraités. On peut distinguer entre classes moyennes supérieures et classes moyennes inférieures, ce que fait l’auteur, en insistant fortement sur le niveau d’éducation, ce qu’il appelle la fracture éducative.
Là encore à côté de la plaque : c’est l’évolution du travail qui est en cause, avec un besoin de postes en nombre limité de gens hyper-qualifiés et, mondialisation (pression sur les salaires par importation de force de travail ou délocalisation) et robotisation aidant, une demande moindre en travail non qualifié .. Notre auteur se noie (.P 113 )dans la subjectivité - étonnant, pour qui se targue de dégager des contenus latents par des analyses objectives - quant aux sentiments de frustrations et d’inégalité liés à la nouvelle pyramide éducative qu’il décrit, en oubliant l’intermédiaire nécessaire qui concrétise tout ceci : le travail, le rapport au travail, avec les possibilités offertes pour les uns, la menace de la précarisation pour les autres, plus nombreux, confrontés à la nouvelle et immense armée de réserve des prolétaires du monde entier. Quant aux éduqués supérieurs, pour l’instant «insensibles aux sirènes du FN», on en reparlera, en particulier du côté de ceux qui galèrent après un premier cycle de fac plus ou moins bien achevé...D’autant que la partie efficiente de l’enseignement supérieur est technique : écoles d’ingénieurs, IUT, BTS, droit, médecine...celle qui débouche sur une qualification monnayable. La part culturelle de l’université est de plus en plus en déshérence et en voie de médiocrisation achevée...
L’auteur passe sous silence le fait qu’autrefois existait déjà un enseignement secondaire (quantitativement faible) réservé aux enfants de l’élite le plus souvent et débouchant sur le supérieur, lequel assurait une partie du renouvellement de cette élite - la bourgeoisie industrielle se contentant de se succéder de père en fils, clés en main. Rappelons tout de même que Jules Ferry, Jean Jaurès, Léon Blum ou Jean-Paul Sartre n’étaient pas titulaires du seul certificat d’études... Totémisation de la différence actuelle de niveau d’instruction, alors que celle-ci intervient moins dans un sens culturel éthéré que dans un sens bien concret ; la possibilité d’avoir un travail plus stable, moins menacé de précarité. Soit par le biais de l’accès à la fonction publique, soir par des diplômes suffisamment cotés sur le marché du travail pour moins subir la concurrence - interne ou externe - de l’armée mondiale de réserve du travail. Par ailleurs, le taux de 45 % de gens « éduqués supérieurement » semble abusif, encore une fois, seulement un peu plus de 40 % des étudiants de premier cycle parvenant à un deuxième cycle...Le décrochage après le bac est, quant à la rancoeur et les conséquences sur l’emploi futur, homologue - pas analogue - à celui du secondaire.En revanche, on peut insister sur le fait que le corps enseignant, pleinement membre des classes moyennes-moyennes et moyennes supérieures, prête la main - en râlant - à ce système inégalitaire, car sa connaissance des codes est un avantage comparatif de grand prix pour ses rejetons : il y a une surreprésentation des enfants d’enseignants dans les filières dites d’excellence...Todd avait raison de voir, dans son livre de 2008, Après la démocratie, une césure dans les progrès de l’instruction, ceux-ci accompagnant le mouvement des trente Glorieuses, suivis d’un recul escortant de même les trente Piteuses, sauf que le problème n’est pas seulement économique : lorsque les gouvernements de Giscard acceptent à contre-coeur les décisions européennes en matière de regroupement familial, aucune véritable politique d’intégration en matière de logement comme en matière d’alphabétisation et d’éducation n'est réellement mise en place, se voyant remplacée par une politique néo-coloniale de constitution de ghettos - plus ou moins ethnicisés - urbains et scolaires. Le massacre est visible, en matière d’instruction dès le milieu des années quatre-vingt, avec des instituteurs de la région parisienne, par exemple, se retrouvant à gérer des classes comportant des élèves une dizaine ou une quinzaine de langues. Vingt ans plus tard, les sauvageons de JP Chevènement brûleront les écoles, au grand effroi de penseurs comme JF Kahn ou l’académicien, qui confirma en ce temps-là son tournant racialiste.
Un remords cependant : «Loin d’être haïssable, les classes moyennes forment encore le socle...» (P 96). Encore faut-il s’adresser à elles sans les traiter de prime abord, de Charlie-zombie...La réaction négative de certains Médiapartiens est, à cet égard, significative. Et, P 99, on chante un autre air, plus agressif, aux classes moyennes. Et mépriser la peur ressentie les 7 et 8 janvier revient à faire l’arreur de Jospin en 2002. On sait les lendemains que cela réserve...
Accuser les classes moyennes sup (entraînant une partie du reste de la troupe) de choisir le chômage et la pauvreté pour les autres en raison de leur vote, pour Maastricht et pour l’euro - avec le dérapage un peu délirant sur le thème : du Dieu unique à la monnaie unique, nouveau veau d’or - est aussi exagéré, fonctionnant par amalgames de responsabilité que de reprocher - pas dans le livre, mais dans certaines discussions ici sur le livre - aux marcheurs du 11 janvier les lois sécuritaires adoptées par la suite ou en préparation. En ce qui concerne le vote sur le traité de Maastricht, débouchant sur la création de l’euro, de 1992, il vaudrait mieux restituer le cadre politique français de l’époque : adopter une décision aussi lourde avec une abstention-bulletins blancs de l’ordre du tiers, et un vote positif de 51 % seulement, paraît rétrospectivement bien léger. On n’est pas impunément gouverné par un mourant...Reprocher aux CSP+ leur égoïsme foncier est sans doute les confondre en bloc avec une «élite» politico-médiatico-financière bien plus restreinte numériquement. La France est en panne d’un projet politique redistributif (voir plus haut : crise des valeurs, crise de l’égalité), annoncé à son de trompe à chaque campagne présidentielle et qui ne se concrétise plus jamais. Construire une force politique crédible porteuse d’un tel projet est le problème central en France, et se contenter, comme perspective, du démantèlement de l’euro, voire de l’UE, ne fera, dans le contexte actuel, le FN ayant une bonne longueur d’avance, que propulser M. Le Pen au pouvoir. Ce qui ne signifie pas qu’il faille garder l’euro et le traité européen tels qu’ils fonctionnent. Transformer l’euro en monnaie commune et non plus unique est une piste étudiée par nombre d’économistes alternatifs...
Remarquons au passage, puisque Todd oppose à plusieurs reprises ce qu’il appelle le néo-républicanisme à l’ancien, celui de la troisième République, que cet éloge de la troisième République est légèrement outrancier : c’est juste oublier que cette République est le temps de l’expansion coloniale - une paille (même si la partie la plus sanguinaire de la colonisation algérienne a lieu sous Louis-Philippe et Napoléon III). Colonisation permettant au passage certaines redistributions de profits extorqués dans les colonies, permettant parfois d’acheter du personnel politique, voire un peu plus. Les amateurs de vieilles cires pourront toujours se pencher derechefsur les considérations d’un certain V.I. L. à ce sujet (L’impérialisme...ou Le gauchisme...), ça les rajeunira.
Les indulgences d’un prédicateur
Je ne reprendrai pas à mon compte l’indignation un peu outrée d’Alexis Corbière qui, dans son billet, estime que Todd préfère le FN au Front de Gauche. Il me semble néanmoins que notre anthropologue a - une fois de plus par esprit dogmatique et oubli du social-historique réel - bien des faiblesses, disons plutôt des indulgences pour le FN, dont il repère le possible fond égalitaire, mais dont il efface (scotomise, dirait Monica M.) les aspects les plus gênants, c’est-à-dire l’histoire réelle de ce mouvement, et les conséquences de cette histoire quant à ce qu’il charrie de valeurs et de perspectives dangereuses.
Esprit de système, trop grande confiance dans ses «illuminations» et dogmatisme font bon ménage. Après avoir tapé à tour de bras sur ce pauvre Charlie, et comme il faut bien se chercher des éléments d’espoir, on se tourne vers ce qui forme une partie des classes populaires, les électeurs du FN et les musulmans. Et notre analyste d’idéaliser les uns et les autres. Voir plus bas pour les musulmans. Je l’ai déjà écrit, il arrive à E. Todd d'énoncer des vérités utiles. Mais sa lucidité pèche tout de suite, car il écarte tout ce qui le dérange : et les bons côtés du catholicisme en voie d’extinction (solidarité reconnue du bout de la plume), et les mauvais côtés réels de l’islam actuel (un peu comme jadis, chez les âmes pieuses, on distinguait le communisme théorique du communisme réel) et enfin ici le côté noir d’un FN dont il magnifie presque par endroits le fond universaliste-égalitaire, même dévoyé : notre auteur oublie simplement (n-ième reprise) l’histoire réelle, celle qu'incarne si bien Le Pen père, celle qui va de l’Action Française - égalitarisme très limité - à l’OAS - égalitarisme fort sélectif - en passant par la case Pétain - égalitarisme fascisant - Nous débattons de la mutation représentée ou non par la fille , mais les gènes de départ sont là, qu’ignore superbement Todd...Penser que l’on peut s’appuyer sur cet électorat tel qu’il est aujourd’hui pour revivifier la république est d’une grande naïveté, pour le moins.
En revanche la distinction faite entre la xénophobie universaliste (qu’on pourrait rebaptiser : intégratrice) et la xénophobie différentialiste (le prototype en étant l’antisémitisme européen, lequel, comme le remarque J. Milner, ignore volontiers le shtetl, pour se préoccuper du Juif urbain, si proche et pourtant différent...) est intéressante. Mais ceci reste assez théorique : lorsque les immigrés maghrébins passent des bidonvilles des années soixante à une concentration - grâce à une gestion néo-coloniale, à partir des années soixante-dix et des lois sur le regroupement familial, de la politique d’habitation (reconstitution de «villes indigènes») - dans des quartiers-ghettos, phénomène se renforçant encore avec l’arrivée plus récente de l’immigration d’Afrique sub-saharienne ( gens issus des anciennes colonies françaises également, même si le passif avec la métropole coloniale peut être moins lourd que dans le cas d'immigrés d’origine algérienne) , on voit mal comment la xénophobie resterait longtemps purement universaliste, même s’il est exact que le tournant différentialiste-racialiste est surtout le fait de politiques et d’intellectuels après les «émeutes urbaines» de la fin 2005. Plutôt que de xénophobie universaliste, il conviendrait, à propos du FN, de parler de xénophobie égalitaire. Ceci dit, en ce qui concerne les orientations économiques pour le pays de souche, il y a opposition entre Marine le Pen sous influence de Fillipot (étatiste) et Marion Maréchal-LP (libérale, comme son grand-père). Mais l’incantation anti-européenne marque la supériorité actuelle du premier courant, le libéralisme dans un seul pays ayant, pour l’heure, peu d’avenir...
Opposer les deux xénophobies comme le fait Todd est illusoire : le «sentiment d’insécurité culturelle» de L. Bouvet, proche du PS, est un mélange des deux : différentialiste et égalitaire-universaliste. Or, c’est une reformulation pour les besoins de la cause, mais cela traduit - à la mode para-PS - une réalité : la difficulté de faire coexister des visages et des pratiques qui se veulent et qui sont d’aires culturelles différentes (même s’il leur est déjà arrivé de se frotter les unes aux autres), le tout lié à la brillante histoire coloniale française et à la non moins brillante décolonisation : on est là dans le social-historique, pas dans le religieux surinterprêté à l’aide de graphiques statistiques. Quant à la peur du déclassement - c’est-à-dire, en appelant les choses par leur nom la peur de tomber dans le prolétariat, ce qui signifie de nos jours chômage ou petits jobs à 500 €, avec les conséquences prévisibles : éclatement de la famille et revente du pavillon qu’on ne pourra plus payer - qui taraude les classes moyennes inférieures menacées par la précarisation liée à la mondialisation ou à la numérisation, voilà qui ne relève guère d’une «crise religieuse», mais qui a pu, en janvier, en faire de médiocres Charlie, et qui les fait bel et bien voter pour le FN.
Examinons le kaleidoscope des couches sociales se tournant vers le FN :
- Des fractions des couches salariés fortement en butte aux difficultés liées à la mondialisation, qui auraient pu se tourner vers FdG, mais, vu les limites de celui-ci, ne le font pas.
- Des fractions inférieures des classes moyennes, menacées de précarité et chez qui fonctionne l’immigé-arabo-musulman-égorgeur bouc émissaire.
- Des fractions de divers milieux sociaux plus politisées, voulant en finir avec l’euro etc, et se détournant, là encore d’un Fdg flou quant à ses objectifs et ses alliances.
- Des fractions des classes supérieures envisageant d’utiliser le FN dans un rôle classique de choc brisant les dernières résistances, pour imposer une profonde refonte du code du travail, etc.
Todd, quant à lui, déploie en face des foules des classes moyennes urbaines blanches, profitant du système actuel et refoulant vers le FN - Cf le brillant précédent de SOS-racisme, voici 25-30 ans...- les couches précédentes, à l’exception de la dernière qui fait ses choix toute seule. L’analyse n’est pas fausse à 100 %, mais elle est trop carrée. Il faudrait plutôt incriminer les appareils politiques : l’UMP évidemment, mais aussi la direction du PS (je ne sais que faire de nos ex-frondeurs, il faudra qu’ils nous aident à nous y retrouver, tous ne sont peut-être pas à noyer...) et sa représentation parlementaire. Ces partis représentent l’»élite» corrompue, et la bourgeoisie financiéro-affairiste, l’adversaire est là. Malgré le discours de Hollande, nouveau Daladier tenant au Bourget un discours rempli de promesses qui seront suivies d’une nouvelle capitulation.
Les Français musulmans et, de nouveau, les aventures de la laïcité
L’islam présente pour Todd l’avantage d’avoir une forte composante égalitaire. J’en suis moins sûr, l’aumône restant l’aumône et les pays de religion musulmane ne témoignant pas d’une telle égalité sociale, mais passons. Reste une sacrée épine : comme le reconnaît notre auteur, si les frères sont égaux, les hommes le sont ,l’ennui étant que les femmes ne sont pas des hommes. Que faire ? Un attentisme optimiste saisit alors l’anthropologue : attendre la «dissolution de l’élément anti-féminin de la culture arabe», d’ailleurs c’est déjà chose en partie chez les beurs de banlieue, les mariages mixtes aidant. Bref, «donner du temps au temps». La comparaison ne plairait sûrement pas à Emmanuel Todd, mais ce brusque côté lénifiant m’en rappelle d’autres. Le message : «patience dans l’azur » me fait penser aux discours des chantres de la destruction créatrice, ce bon M. Attali en tête, prêts à sacrifier une ou deux générations de travailleurs pour passer aux industries du futur, sans trop s’encombrer, dans la réalité, avec la souffrance des simples mortels. Ces assurances sur le mode «ça va s’arranger» me semblent propices à encourager un retour de flamme d’une laïcité agressive, celle dont Todd dénonce précisément les excès, mais, en refusant de voir les inquiétudes réelles et compréhensibles, il donne trop vite dans l’amalgame.
Ce qu’il y a de vrai dans la critique de la nouvelle laïcité, qu’on peut nommer laïcisme exacerbé :
Puisque notre ancienne devise est en rade, de fait remplacée par une autre, plus rude : sécurité-inégalité-fraternité relative - voir La ferme des animaux, du grand G. Orwell - on y ajoutera, par souci de supplément d’âme et pour rester Français : laïcité. Et une laîcité de choc, la croisade se rapproche par moments.
Mais cette laïcité agressive n’est pas nécessairement le fait de nos pauvres catholiques-zombies, dont Todd, une fois encore, charge exagérément la barque, ni de classes moyennes supérieures ayant peur des pauvres et des en-voie-de-précarisation - envers qui elles éprouvent un sentiment de culpabilité qu’elles refoulent - et cherchant à les diviser en faisant d’une partie d’entre elles un bouc émissaire jeté en pâture aux autres. Elle est aussi due au cul-de-sac politique actuel : les forces politiques égalitaires sont affaiblies, dispersées, dès lors les monstres sont lâchés...Quand une énergie contestant le système politique actuel, ö combien peu représentatif, ne trouve pas de tuyauterie propre à son expression positive, elle se perd dans des révoltes sans lendemain suivi d’un renforcement de passivité anomique, ou s’exprime de façon perverse, se construisant des ennemis en partie imaginaires - en partie seulement : nier l’existence de l’islamisme radical serait manquer singulièrement de lucidité et, une fois encore, paver la route du FN - et moulinant dans le vide, ce qui ne peut qu’arranger les pouvoirs en place ou renforcer le FN.
Reconstruire un projet politique égalitaire est indispensable. Y inclure les Français musulmans est une évidence. S’appuyer de façon prioritaire sur eux, comme semble le concevoir E. Todd dans sa conclusion, paraît hasardeux : l’unijambisme ne mènera pas très loin.
Des préconisations fort modestes, une dernière bordée d’amalgames et la pirouette finale
J’ai déjà parlé du blasphème et de sa critique. Todd maintient sa position de 2004 sur le voile à l’école, qu’il approuve - là encore : tout ça pour ça ! La loi de 2004 me semble dangereuse, car exigeant des simple individus qu’ils s’affirment laïques et nient, dans l’espace commun, leur éventuelle conviction religieuse, alors que, dans l’esprit de la loi de 1905, il s’agissait que l’Etat reste neutre - ce qu’il n’est pas du reste, voir Concordat, loi Debré...-l’Etat et ses agents, pas les personnes privées. Ceci dit, la remontée, perçue au début 2014, lors des manifestations contre le «mariage pour tous» - quoi qu’on puisse penser de l’intérêt urgent d’une telle mesure «sociétale», voir ci-dessus - d’un courant identitaire-catholique intégriste (aspirant parfois des courants musulmans fondamentalistes dans son sillage) amène à reconsidérer les choses, dans le souci d’éviter des foyers de conflit directement religieux qui ne peuvent profiter qu’au racisme islamophobe. On peut temporairement ne pas remettre en cause cette loi, à condition d’accompagner son application de toues les explications nécessaires et d’un combat contre ses dérives : foulards chez les adultes, longueur des barbes et des jupes, menus de cantines uniques...
La charge finale sur les personnes âgées, même si leur accroissement pose assurément de nouveaux problèmes politiques, est une fois de plus outrancière.. Charlie va certes vieillir, mais notre Emmanuel aussi, et il n’est pas le seul dans son genre, peut-être : construire des solidarités sans opposer mécaniquement les gens issus de la sous-culture catholiques, les classes moyennes un peu indifférenciées et les vieux sans rémission à tous les autres, c’est-à-dire à un peuple souffrant et subissant la loi du marché. Ne serait la crainte, exprimée de-ci de-là, d’une remontée de l’antisémitisme - venant un peu couronner la démonstration de l’auteur, de façon pas très convaincante, du reste : de toute façon, tant que durera l’abcès de fixation israélo-palestinien, il est presque certain que l’on assistera à des flambées de judéophobie...- on pourrait, en étant méchant, rapprocher certaines des imprécationsions rapides d’E. Todd du gloubi-boulga soralien. Ne soyons pas méchant, mais reprochons à l’auteur son schématisme. En étant plus fins politiquement, peut-être qu’au bout du compte, Dieu sera de notre côté...D'ailleurs, notre E.T. le dit lui-même vers la fin, en quelque sorte : en France, notre manque d’esprit de sérieux nous sauve souvent. Sans doute vaudrait-il mieux, dans la situation compliquée où nous nous trouvons, opposer une certaine lucidité optimiste au sérieux dogmatique d’illuminations un peu hâtives. Nous avons les cartes en main, y compris celles d’Emmanuel Todd.