Chapitre 5
Au début, dans son imprimerie, ma tante Mara* n’était qu’expéditrice.
(* c’est la soeur de l’oncle Roman, de la tante Anélia et de la mère de l’auteur, donc le quatrième enfant du grand-père arménien Stepan...)
Puis elle accéda au rang d’ouvrière typographe qualifiée - linotypiste, sauf erreur.
Quelque temps après, elle devint correctrice. Et finalement, secrétaire de rédaction.
On peut dire que, toute sa vie, elle a corrigé des livres écrits par d’autres.
Elle a corrigé les ouvrages d’une quantité de célébrités : Tynianov, Zochtchenko, Forche...
A en juger par les autographes qu’il lui accorda, Zochtchenko avait de bonnes relations avec ma mère. Il la remercie tout le temps pour leur travail en commun.
Ma tante était une femme efficace. Dans son ardente beauté d’Arménienne, il y avait quelque chose de forcé, comme dans les poésies romantiques de Lermontov.
Elle était observatrice et avait l’esprit fin. Avec ça, une excellente mémoire. Ce qu’elle m’a raconté, je ne l’oublierai jamais.Voici, par exemple, un épisode sa vie qui me revient à l’esprit.
un jour, elle rencontre dans la rue Mikhaïl Zochtchenko, Celui-ci traversait déjà des épreuves**. ( ** disgrâce politique ) Zochtchenko passe rapidement, en détournant la tête.
Ma tante lui court après, et lui demande :
- Pourquoi refusez-vous de me saluer ?
Zochtchenko se met à rire et lui répond :
- Pardonnez-moi. J’aide seulement les autres à ne pas me saluer...
Ma tante avait corrigé les oeuvres de Iouri Guerman, de Kornilov et de Seïfoulina. Et d’Alexis Tolstoï, même. Sur chacun d’entre eux, elle avait quelque chose de drôle à raconter.
...Un jour, dans une maison de repos, Forche feuillette le cahier de réclamations. Et tombe sur le texte suivant : « Les insectes forestiers les plus divers se retrouvent dans la kacha**. Récemment, au dîner, je suis tombé sur un scolyte...»
(** Bouillie de différentes céréales, avec ou ou sans matière grasse)
- Qu’est-ce que vous en pensez, - demande Forche - c’est une réclamation, ou bien un remerciement ?...
Elle m’avait aussi raconté une histoire amusante au sujet de Boris Kornilov :
...Nikolaï Tikhonov rassemblait des matériaux pour un almanach. En tant que secrétaire, ma tante s’occupait de son édition. Tikhonov lui demande d’y adjoindre des vers de Kornilov. Et voilà que celui-ci refuse de donner ses vers.
- Votre Tikhonov peut toujours chialer - déclare-t-il.
Ma tante revient, et dit au rédacteur en chef :
- Kornilov refuse. Il a dit : «Tikhonov peut toujours chier ».
- Non, il a certainement dit : « Tikhonov peut toujours chialer » - s’énerva le rédacteur en chef, - c’est si difficile, de retenir les choses correctement ?...
A propos d’Alexis Tolstoï aussi, elle avait des anecdotes.
...Un jour, le grand et corpulent Alexis Tolstoï déambule dans un couloir d’une maison d’édition. Ma tante court à sa rencontre. Emportée par son élan, elle - petite et maigrichonne - donne de la tête en plein dans le ventre de Tolstoï.
- Ouch !, fait celui-ci en se frottant le ventre - et si j’avais un oeil juste là ?
Ma tante connaissait plein d’histoires amusantes.
Plus tard, j’appris, par d’autres sources, que Boris Kornilov avait été fusillé.
Que Zochtchenko avait glorifié le travail des esclaves du Goulag.
Qu’Alexis Tolstoï était un vaurien doublé d'un hypocrite.
Qu’Olga Forche avait proposé de faire partir le calendrier de la naissance d’un certain Djougachvili (Staline).
Que Leonov avait spéculé sur les tapis pendant l’évacuation.* (* de 1941)
Que Véra Inber avait demandé la peine de mort pour son cousin (Trotsky).
Que Pavlenko, en esprit curieux qu’il était, allait assister aux interrogatoires de Mandelstam.
Que Iouri Olecha avait trahi son ami Chostakovitch.
Que Mirochnitchenko rossait sa femme à coups de pompe à vélo.
Et tant d’autres histoires.
Ma tante, pour l’essentiel, se souvenait d’anecdotes amusantes. Je ne lui en fais pas grief. Notre mémoire est comme une urne - sélective.
Ma tante était sûrement une bonne rédactrice-correctrice. C’est ce que m’ont raconté les écrivains avec qui elle a travaillé. Sans que je comprenne bien, au juste, à quoi peut servir un correcteur à un écrivain.
Si c’est un bon écrivain, il n’a nul besoin de correcteur. Et s’il est mauvais, aucune réécriture ne le sauvera. C’est pour moi une évidence.
Je sais, pour y avoir parfois assisté, comment ma tante s’y prenait avec un auteur. Par exemple, elle lui disait :
- Ioura, dans ce passage, tu as employé quatre fois le mot «humide».
- En effet, - reconnaissait Iouri Pavlovitch Guerman - comment diable cela a-t-il pu m’échapper ?
Je pense néanmoins qu’un écrivain n’a pas besoin de correcteur. Même un bon écrivain. Encore moins un mauvais.
Je l’illustrerai par quelques exemples historiques.
Dans l’un de ses romans, Dostoïevski a écrit : « A côté, il y avait une table ronde de forme ovale... »
Quelqu’un, tenant le manuscrit et lisant ce passage, lui dit :
- Fiodor Mikhaïlovitch, il y a là une méprise à corriger.
Dostoïevski réfléchit un moment, puis dit :
- On laisse comme ça...
Dans ses premières nouvelles, Gogol utilisait le mot crèpi.
Aksakov lui dit un jour :
- Pourquoi écrivez-vous : « crèpi » ?
- Et que faut-il écrire ?
- Crépi.
- Vraiment ?
- Vérifiez dans le dictionnaire.
Et de se saisir du dictionnaire Dahl. C’était bien : crépi...
Par la suite, Gogol ne parla plus de crèpi. Mais, dans les nouvelles éditions de ses nouvelles, il garda le texte non corrigé.
Pourquoi ?
Pourquoi Dostoïevski refusa-t-il de faire disparaître une évidente faute d’inattention ? Pourquoi Alexandre Dumas a-t-il appelé son roman « Les trois mousquetaires », alors que, tout le monde le sait, ils sont quatre ?
De pareils exemples sont légion.
Il semble bien que l’écrivain se fraye un passage à travers les erreurs et les imprécisions. Et ce passage littéraire doit aussi être emprunté par le lecteur.
Comment corriger, chez Rozanov, ceci : « Nous n’avons rien pleuré de tel...» ?
Les coquilles elles-mêmes, je ne les corrigerais qu’avec l’assentiment de l’auteur. Sans parler de la ponctuation : chaque auteur invente sa propre ponctuation.
Ma tante était sûrement une bonne rédactrice-correctrice. Plus exactement, une bonne personne, pleine d’intelligence et de bienveillance.
Personnellement, je n’ai pas rencontré de bons correcteurs. Bien qu’il y ait eu d’excellentes personnes parmi eux. Si, j’ai tout de même rencontré une fois une bonne correctrice, dans les studios des « Films de Leningrad ». Helli Roummo, une Estonienne, qui parlait à peine le russe. Vu sa faible connaissance de la langue, elle articulait avec beaucoup de netteté. Elle disait :
- C’est un bon scénario. Donc, il ne sera pas retenu.
Dans les années soixante, j’ai commencé à écrire. J’ai montré mes premières rédactions à ma tante. Laquelle y a trouvé des centaines de fautes. Des fautes de style, d’orthographe, de ponctuation.
- Il est écrit ici : « ...la parenté du silence et du gel... » Cela ne va pas. Le silence et le gel ne relèvent pas de la même catégorie. Il faut écrire : « La forêt était silencieuse et gelée ». Sans fioritures.
- Comment ça, la forêt ? C’est en prison, au quartier d’isolement...
- Ah oui, tiens - fit ma tante...
A cette époque, elle s’occupait d’une Association d’écrivains, d’où émergèrent quantité de bonnes plumes, comme Gansovski et Pikoul. Joseph Brodsky fit son apparition et voulut se joindre à eux. Ma tante ne l’accepta pas. Ses vers, voici comment elle en parlait :
- Le délire d’un fou !
( En partie vrai...)
Et Brodsky ne fut pas pris, là où bien d’autres le furent. Il y a, à Leningrad, pléthore d’écrivains. Des Nekrassov, on en compte trois : Vladimir, Georges et Boris...
Ma tante était membre du Parti. Je ne lui en fais pas reproche. Il y avait, dans les rangs du parti communiste, de nombreuses personnes dignes et honnêtes. On ne peut pas leur en vouloir. Ils désiraient seulement vivre mieux, occuper des postes plus élevés.
Ma tante avait certes survécu aux tourments éprouvés par Akhmatova et Zochtchenko. Lorsque Pasternak fut persécuté, elle tomba malade; Elle disait :
- C’est une faute politique. Nous dilapidons notre prestige en Occident. Nous effaçons en partie les avancées du vingtième congrès...
Pendant toutes ces années, ma tante s’était constitué une fort belle bibliothèque. Avec, sur la majorité des livres, un autographe, souvent tendre, très émouvant.
Pittoresque, l’autographe de Valentin Picoul commençait par ces mots :
« A l’accoucheuse de nos âmes...»
Dans celui de l’écrivain de science-fiction Gansovski, se lisait :
« A travers les âges et les espaces immenses - voici une main !...»
On a récemment découvert que Gansovski était un délateur. Il dénonçait son entourage.
Pikoul aussi, s’est distingué. Au tribunal, il s’est adressé en ces termes à Cyrille Vladimirovitch Ouspensky :
- Cyrille ! Nous ne voulons que ton bien, et toi, tu continues à mentir...
En pleine période libérale*, Ouspensky n’écopa que de cinq ans. (* Ceci en 1960 )
Et Pikoul, d’un appartement à Riga...
Même âgée, ma tante lisait beaucoup. Les anciens livres, avec les autographes, elle ne les relisait pas. Au pied de son lit gisaient Akhmatova, Pasternak, Baratynski...
Quand ma tante mourut, sa bibliothèque fut tout de suite vendue. Au préalable, son frère entreprit, avec sa femme, d’arracher les pages contenant les autographes - drôle de boulot.
Un peu auparavant, ma tante m’avait lu les vers suivants :
S’est déjà écoulée la moitié de ma vie,
Que je pense encore déplacer les montagnes,
Ensemencer les champs, irriguer les campagnes,
Et déjà bien plus que la moitié de ma vie...
- Les vers d’une poétesse - me dit-elle en souriant.
Je pense qu’elle en était l’auteur. Des vers maladroits, bien sûr. La première ligne est tirée de Dante.
Et pourtant, ces vers m’ont touché.
S’est déjà écoulée la moitié de ma vie,
Que je pense encore déplacer les montagnes...
Ma tante se trompait.
Sa vie approchait de son terme.
Les fautes de frappe, on ne pouvait plus les corriger.