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Billet de blog 1 novembre 2022

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Suis-je un « boomer » ?

Littéralement, non puisque je n’ai que 29 ans. Mais le terme désigne de façon plus large les personnes restées bloquées sur un logiciel de pensée un peu daté. Et ça, je ne suis pas à l’abri. Mais je sais que je peux me remettre en question. Et vous ? Est-ce que vous êtes prêts à reconnaître que les jeunes générations militantes, parfois reloues pour nous d’accord, ont peut-être raison ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vous avez remarqué comme la jeunesse est insupportable ? Kevin Bossuet, jeune-vieux-con de son état -il a l’air d’un ado fraîchement sorti de ses études à Saint-Louis-de-Gonzague mais dans sa tête, c’est Giscard- à propos des manifestants écolo (qui en l’occurrence auraient bien mieux fait de se déguiser en néo-nazis à Totenkopf afin d’éviter de se faire prendre des coups par la police) de Saintes-Soline, a-t-il ainsi récemment déclaré, sur le joujou d’Elon Musk à 44 milliards voué à s’affirmer comme poubelle universelle de la pensée humaine : « Gérald Darmanin a raison de parler d’écoterrorisme. On assiste à l’émergence d’une génération de militants sans aucune maîtrise des sujets qu’ils brandissent et sans aucune structuration morale de leurs actions politiques. Tout cela finira mal. Très mal. » A qui le dites-vous, ma bonne dame, et en plus y a plus de saison. Et de son côté, il y a quelques temps déjà, Valeurs Actuelles, toujours à la pointe de la question climatique, se posait en Une la seule question qui vaille pour notre pauvre et fragile écosystème : « Ils sont « woke », néoféministes, islamo-gauchistes, LGBTQI+, décoloniaux… Quels jeunes allons-nous laisser à notre planète ? ».

Mais ce genre de critiques n’émane pas que de gens assez facilement identifiables dans la case « très-beaucoup-de-droite ». Même par chez nous, sur les rivages parfois brumeux de la gauchiasse, des voix s’élèvent. Par exemple quand, en réaction d’un papier de mon amie Ariane revenant, un brin colère, sur les propos de Florence Foresti affirmant que la plupart des hommes sont d’adorables féministes 100 % déconstruits, un certain Jacques commente : « En fait, il faut voir cet article comme une sorte de sketch involontaire, et plus généralement cette sorte de féminisme d'ailleurs. C'est pas mal, du coup! » Foutue jeunes femmes même pas foutues d’être féministes correctement, c’est ridicule. Et devant ma réplique certes narquoise, il me fut répondu, en message privé : « Vu mon age, je connais le féminisme depuis plus longtemps que toi. Je distribuais des tracts du MLAC en 1973, tu n'étais même pas un fœtus » (ce qui est vrai).

Pour être honnête, moi-même, je ne suis plus tout frais non plus -du moins du point de vue du public de la chanteuse Wejdene-, et, souvent, moi aussi, je me sens dépassé. Car il faut bien voir que j’ai passé mon enfance dans la seconde partie des années 90, et la deuxième des années 2000, ce qui signifie que j’ai massivement consommé des contenus culturels à caractère franchement douteux, qui ont fatalement influencé ma façon de voir le monde. On ne peut pas passer sa jeunesse à jouer aux Pogs ou à Snake sur un Nokia, à regarder Le Club Dorothée, à écouter des Boy’s Band, à porter des bandanas, à s’enjailler devant Le Hit Machine et à subir les débuts de la Dance Music sans en conserver quelques séquelles. Notamment au niveau idéologique.

Le youtubeur Benzaïe (né en 87) est revenu, dans une vidéo, sur « les pubs sexistes à l’ancienne », notamment celles avec lesquelles lui et moi avons grandi : Thierry Lhermitte mastiquant en repas dominical sa nourriture comme un porc en mode passif-agressif avec sa femme sur le ton du « elle est dégueulasse ta blanquette ma pauvre », pubs pour le pain Jacquet à base de marcel volant (le vêtement, mais oui) venant mouler l’opulente poitrine d’une demoiselle sous le regard complice de son mec, « le bon couscous qui nous plaît » de Saupiquet avec imitation d’accent du bled digne de « la Zoubida » de Lagaff (monument de racisme qui fut n°1 des ventes)… Quant à mon youtubeur favori avec Antoine Daniel, Fred Molas, de la chaîne Joueur du Grenier (né en 82 et « boomer » assumé), il se penche régulièrement depuis quelques temps, sur son Twitch, sur les séries AB production (vous savez, « Hélène et les garçons », tout ça), se donnant pour défi de supporter le « cringe » (le malaise, je traduis pour les moins jeunes d’entre vous) pourtant insoutenable qui s’en dégage : sexisme, homophobie, racisme à l’encontre de toutes les communautés susceptibles d’avoir jamais existé sur cette planète et même au-delà puisqu’il y a aussi des extraterrestres, tout y passe, avec une mention spéciale pour « Les nouvelles filles d’à côté », qui nous interroge sur les motivations profondes des psychopathes qui ont scénarisé ce truc et nous fait dire que non, décidément, ça n’était pas forcément mieux avant.

Et je ressens d’autant plus ces coups de vieux et mon décalage avec une partie des réalités sociétales contemporaines du fait que ma copine est plus jeune, elle qui n’a même pas connu la Coupe du Monde 98 et n’est pas en mesure de se souvenir du 11 septembre. Souvent, avec ses amies de son âge, je me sens largué -et je sais que je le suis. Pour ne rien dire des adolescent.e.s avec lesquels il m’est souvent arrivé de travailler en tant que prof, pion ou éducateur. Et de même, dans certains milieux jeunes et militants, où toute parole doit être mesurée, où tout acte est susceptible de froisser de légitimes (j’insiste sur le : légitimes) susceptibilités, je sais que mon bagage « Club-Dorothée-DBZ-La-Redoute-Nokia-3310 », sans être un frein à la bonne entente, peut m’amener à des faux-pas, notamment en ce qui concerne l’humour (car je pratique volontiers un humour que l’on pourrait qualifier de beauf-pas-hyper-déconstruit, et ma dernière parole sur mon lit de mort sera sans doute : « supprimez mon historique de conversation avec mes potes Jules et Edwin, je vous en supplie, personne ne doit voir ça ! »).

Donc, oui : sur bien des sujets, j’ai bien conscience d’être un dinosaure exhumé de son Jurassic Parc 90’s aux couleurs flashy. Mais j’ai envie de dire : et alors ? C’est normal, de vieillir. Normal, d’être à la ramasse. Le tout, c’est d’en prendre compte, et de ne pas se figer sur des codes qui nous paraissent les mieux, les plus souhaitables, les seuls valables, pour la simple et mauvaise raison que c’est les seuls que nous ayons jamais connu.

Ouais, je comprends pas tout, dans les changement de pronom, il, elle, les deux, iel. Je suis un peu à la ramasse dans l’alphabet LGBTQIA, que je suis très loin de pratiquer sur le bout des doigts. Je ne sais pas ce que signifie très précisément le « tone policing », et un certain nombre d’autres mots en « ing ». J’ai un peu de mal à suivre le détail des débats autour de la transidentité. Je ne suis guère attentif à ce qu’on appelle la « réappropriation culturelle », et ça m’est sans doute déjà arrivé de me déguiser en Indien ou je ne sais quoi (et j’ai par ailleurs dans ma jeunesse connu beaucoup de rastas blancs, je sais c’est terrible). Et de très nombreux autres trucs que je comprends pas, ne connaît pas, ne maîtrise pas, et/ou sur lesquels je n’ai pas assez de vigilance. Mais je sais une chose : ces idées, ces concepts, ces pratiques n’ont pas été élaborées comme ça au hasard. Et non seulement ils ne font de mal à personne, mais bien au contraire : cela permet à beaucoup de jeunes ou moins jeunes gens de se sentir mieux dans leur corps et avec ce qu’ils sont, ce qu’ils seront, ce qu’il, elles, iels ont envie d’être.

Alors les « boomers », et je m’inclus dedans, ce que je propose, c’est qu’on ferme notre gueule autant que possible, du moins quand ce n’est que pour grogner sur les bienfaits de notre monde d’avant formolisé, et qu’on laisse le nouveau monde émerger. Un monde où peut-être, oui, certaines blagues ne devront se faire qu’en privé, entre adultes consentant.e.s. Où l’on fera bien souvent reprendre sur nos comportements, nos façons de faire ; un monde où parfois même, oui, on se fera engueuler (toujours gentiment hein!) par des jeunes générations agacées par notre incompréhension, notre apathie (pas Jean-Michel, très boomer lui aussi au demeurant), très légitimement pressées de voir les choses bouger, et qui agiront de manières que nous jugerons par moment excessives ou inappropriées. Mais franchement, c’est pas ça qui me fait peur. Très loin de là.

Ce qui me fait peur, c’est un monde où des milices néonazies, piétinant la mémoire d’une pauvre gamine horriblement assassinée et la souffrance de sa famille en deuil, arpentent les rues, le bras bien levé, dans l’indifférence générale des passants, de la police et du gouvernement. Où, sur une chaîne de télévision intégralement dédiée par un milliardaire mégalomane à la propagande proto-fasciste, un bouffon millionnaire peut réclamer la fin de l’État de droit, et tout le monde à sa suite appeler à l’essor de la justice punitive. Où toutes nos libertés disparaissent les unes après les autres, sous les applaudissements grotesques d’une horde de larbins-« citoyens » si aliénés qu’ils laisseraient leur propre mère crever devant eux si le pouvoir leur disait que c’est pour son bien.

Alors, oui, des fois, ça n’est pas facile. Et beaucoup de questions se posent à nouveau -des questions qu’il est d’ailleurs vital de se poser. Ainsi, comme l’a formulé récemment Daniel Schneidermann à propos de l’affaire Bayou, inimaginable, reconnaît-il, il y a 20 ans : « En même temps que se précisaient les notions de consentement et d'emprise, l'idée que "le privé est politique" s'est aujourd'hui imposée, avec ses avantages (la transparence sur les comportements, notamment de domination) et ses inconvénients (l'inquisition dans l'intime). En toute honnêteté, j'ai beau m'introspecter, je ne sais pas si j'en suis heureux ou si je le regrette, mais c'est un fait ». Un fait parmi beaucoup d’autres avec lesquels il nous va falloir, content ou pas, apprendre à vivre, à mûrir, à vieillir.

Cet apprentissage peut aussi être une belle aventure. Ce même Schneidermann, il y a peu se faisait l’écho, dans une de ses chroniques matinales, de l'émission de France Culture Les pieds sur terre réalisée à l'occasion des cinq ans de #MeToo. On y écoute, ému, touchée, attendrie, attentif, la parole de Paul, 25 ans, travaillant à la Défense. Paul est un jeune homme d’aujourd’hui. En couple hétéro depuis 3 ans, il tente de déconstruire « ce qu'il y a de masculin en moi, au sens toxique du terme ». Et tout n'est pas toujours facile, ni tout rose. Par exemple, nous narre Schneidermann, « côté sexualité, le processus de déconstruction a abouti à la cessation quasi-totale de tout rapport de pénétration avec sa compagne. Un jour, "on a fait une position où je suis allé un peu plus vite que d'habitude, et elle a commencé à pleurer". Sa compagne explique alors à Paul : " J'étais dans cette position-là quand mon ex m'a violée." Réaction du jeune homme : "C'est pas tolérable que tu pratiques des choses qui te font du mal, mais qu'en plus tu n'y mettes pas fin." Résultat : "On a quasiment arrêté de faire l'amour. Depuis trois ans, nos rapports sexuels sont occasionnels. On est très affectueux, on se fait beaucoup de câlins, et ça se substitue au moins partiellement aux rapports sexuels qu'on n'a plus." »

Et notre cher boomer Daniel (il ne m’en voudra sans doute pas de le dénommer ainsi) de conclure très justement : « la déconstruction est une dynamique. "Je passe mon temps à dire à ma copine que nous n'atteindrons jamais la répartition égale des tâches, que j'ai un trop gros bagage culturel patriarcal à renverser. Je peux faire beaucoup de progrès, mais je ne vois pas comment je peux tout renverser." Heureusement, "ce n'est pas une raison pour arrêter de me déconstruire. Toute ma vie, je l'espère, je ferai des efforts de déconstruction". L'important n'est pas le but, c'est le chemin ». Et d’ajouter : « Rendez-vous au dixième anniversaire [de #MeToo] ? »

Beaucoup de « boomers » authentiques, au sens strict cette fois de « personnes restées bloquées sur un logiciel de pensée daté », et là-dessus malheureusement la connerie n’a pas d’âge, trouveront sans doute ce témoignage terrifiant. Pas moi. Comme Daniel, je le trouve magnifique. Il me donne foi dans l’avenir, et dans la possibilité d’offrir à ces gamins et gamines de potes que je vois courir, rire et grandir autour de moi, et à tous les autres, un monde vivable car déconstruit. Même si, bien sûr, le cheminement n’a pas de fin.

Donc oui, Daniel, oui, Paul, rendez-vous au dixième anniversaire. L’aventure continue, avec toutes ses épreuves et ces joie - « et c’est pas triste », comme dirait l’autre.

Boomerement et libertairement votre,

Mačko Dràgàn (qui en vrai a 29 ans... depuis 3 ans)

Journaliste punk-à-chat à Mouais, mensuel papier d’analyse, de proposition et de critique sociale où les gens de la rédac ont entre 20 et 50 ans, donc tout le monde peut s’y retrouver, soutenez-nous, abonnez-vous : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais

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Une vidéo intéressante de Fred et Seb de JDG à regarder ici : https://www.youtube.com/watch?v=RH0m0rXRMww&t=124s&ab_channel=BazarduGrenier

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