« Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde » (Rimbaud). Comme l’ont noté quelques uns des fidèles lectrices et lecteur de ce blog, qui m’ont écrit pour me demander si je n’avais pas basculé dans une quelconque réalité parallèle hors de l’espace-temps, la même où Olivier Dussopt puise ses éléments de langage, cela fait quelques temps que je n’ai pu poser ici mes états d’âmes de punk-à-chat mélancolique. Et pour cause : « J’ai pas le temps, mon esprit est ailleurs », comme le disait une effroyable chanson de merde de ma jeunesse (mais qui se rappelle aujourd’hui de la série Prison Break ?). Ouais, j’ai pas le temps. Chaque minute défile et s’échappe comme une perle irrattrapable lâchée sur une pente.
Je n’ai pas le temps. Un manuscrit à finir -ça causera de littérature, et de cocktails Molotov, et de la subtile alliance des deux. Des articles à commencer, à peaufiner, à terminer. Des entretiens à retranscrire. Des rendez-vous, médicaux, professionnels, et bien sûr ceux imposés par l’administration. Des activités associatives en pagaille. Bref, je vais pas vous ennuyer avec le détail de ma petite vie de journaleux-activiste, mais je n’ai pas le temps de m’emmerder. Je n’ai même plus le temps de monter dans la Roya. Et je n’aurai certainement pas le temps de consacrer 15 à 20 heures de mes semaines à du travail forcé, comme souhaite l’imposer le gouvernement à tous les RSAistes -du travail gratuit obligatoire, quoi, et le pire est que je pense qu’il ne leur est même pas venu à l’esprit que c’était la définition exacte de l’esclavage.
Mais ce n’est pas de ça dont je voulais parler. Je voulais parler plus largement de notre temps, notre temps individuel, notre temps collectif, à nous, les classes dominées, celles et ceux que j’aime à désigner avec ce mot hélas tombé en désuétude : les prolétaires. Les prolos, les brimées, les exploités, les humiliées, les offensés. Toutes ces personnes qui actuellement se soulèvent, et qui j’espère s’offriront une belle et longue grève générale illimitée, avec ce mot d’ordre : rendez-nous notre temps. Que les heures de nos vies soient libres, enfin.
C’est ça que ne comprennent pas les têtes de tableurs Excel qui, comme leur grand patron Manu 1er, nous imposent leurs lubies avec la violence d’un mec toxique qui parle à ta place en te disant que "au fond de toi tu sais" -qu’il va falloir travailler plus, que cette loi est nécessaire, etc.-, alors qu'il connaissent les gens aussi bien qu'une IA foireuse qui aurait été codée par un bot, lui-même conçu par un algorithme. Ils ne comprennent pas que pour bon nombre d’entre nous, le sujet, ce n’est même pas la retraite. Ou le système de répartition, ou comment qu’on fait pour maintenir ci, pour financer ça. On s’en fout, de leurs graphiques. Il est évident qu’ils ont tort, qu’ils mentent, se foutent de notre gueule avec des chiffres triqués, des calculs claqués au sol : mais quand bien même, même si ça n’était pas le cas, même si tout ce qu’ils disent était vrai, ça ne changerait rien. Le problème n’est pas là, au fond.
Le problème, c’est le temps. « Le vrai débat que l'on doit avoir dans notre société, c'est un débat sur le travail », a dit l’autre à Rungis, déguisé comme s’il avait la moindre idée de ce dont il cause quand il parle de travail. Et bien sûr, il se trompe : le vrai débat que l’on doit avoir dans notre société, c’est celui sur le temps. Et sur la pire spoliation qu’on impose aux classes pop’ en régime capitaliste : le vol de leurs heures.
Le temps prolo, depuis l’enfance, c’est du temps contraint. Contraint par la pauvreté, notamment, selon le degré de privation auquel est soumis le foyer. Contraint par les manquements de services publics en galère de moyen, galères qui se répercutent fatalement à l’école, dans l’accès à certains soins, partout : autant de temps gâché.
Puis on grandit, et on rentre dans le temps contraint de l’usine, du bureau, des couloirs à laver, des chambre d’hôtels à récurer -tant de minutes pour un lit, tant de minutes pour les chiottes-, ou des minimas sociaux militarisés, du quotidien sous coupe réglées, des parkings ineptes du consumérisme imposé, des loisirs policés, des heures données en vain pour nourrir la machine, pour pas que ne meure la bête, pour que l’absurdité puisse se reproduire chaque jour, chaque matin, avec tout ce temps broyés, ce temps qui aurait pu être de joie de rire de sexe de danse et qui se trouve transformé en douleur. « Le monde n’est pas un hasard pour celui qui se lève à 6 heures du matin mort de sommeil pour aller travailler. Pour celui qui n’a pas d’autres possibilités que de se lever et ajouter plus de douleur à la douleur qu’il a déjà accumulée. La douleur s’accumule, ça c’est un fait, et plus grande est la douleur, moins grande est le hasard » (1)
Pour les minorités, pour les personnes racisées, pour les femmes, il faut bien entendu ajouter, à tout ce temps volé, tout leur temps perdu à devoir faire plus d’efforts pour se faire entendre, le temps perdu à esquiver, à ruser avec la domination, le temps perdu à prendre sur soi, à pleureur en silence, le temps perdu à avoir honte ou à se mettre en colère ou à recevoir les coups, les rendre, à lutter juste pour le droit d’être considérées au même titre que les autres.
Voilà ce que c’est, le temps prolo. Voilà ce que eux, en haut, ne veulent pas, ne peuvent pas comprendre. Je ne dis pas qu’ils grandissent et vivent sans contraintes : mais leur temps est à eux, pour eux. Ce n’est pas pour rien que, dans les écoles de commerces, ces usines à dominants gominés, une des parties les plus importantes de « l’enseignement » apporté est consacrée à la sociabilisation, aux fêtes cocaïnées, à l’insouciance propre aux nantis, aux journées de pratiques ludiques débiles en mode team-building -on leur apprend qu’avoir le temps pour ces conneries fait aussi partie de leurs prérogatives de classe.
« Mettre la France à l’arrêt, c’est prendre le risque d’une catastrophe écologique, agricole, sanitaire, voire humaine dans quelques mois », ainsi bien sûr que l’irruption imminente d’un Godzilla-zombie communiste qui viendra cracher le feu sur nous en chantant l’Internationale, a dit Olivier Véran dans un sketch qui fera date. Parce que ce que ne conçoivent pas ces encravatés parasites, c’est que les personnes dont ils sont habitués à considérer le temps comme une donnée comptable qui leur appartient à eux, et qu’ils peuvent mobiliser comme ils le souhaitent, puissent se mettre à l’arrêt. Horreur, malheur, consternation, dévastation : si les gueux reprennent possession de leur temps, comment faire ? S’ils refusent une fois pour toutes d’« ajouter de la douleur à la douleur » pour rire lire jouer s’aimer, comment diable huileront-ils les rouages rouillés de leur économie à la con, de leur monde invivable ?
Au XIVème siècle, on estime que les paysannes et paysans étaient actifs moins de la moitié de l’année -150 jours par an. Je n’affirme pas que les sociétés médiévales soient des modèles indépassables, mais il y a là matière à réflexion. La vampirisation totale du temps des classes populaires par le Kapital est encore un fait historique récent, et qui n’a rien d’une fatalité, quoiqu’en disent nos bons maîtres. En marge des manif’, créons donc des assemblées populaires du temps libre, pour réfléchir ensemble à comment s’emparer de ce bien si précieux, et au sens que nous voulons, individuellement et collectivement, donner à nos vies.
« Plutôt la vie que ces prismes sans épaisseur même si les couleurs sont plus pures / Plutôt que cette heure toujours couverte que ces terribles voitures de flammes froides / Que ces pierres blettes / Plutôt ce cœur à cran d’arrêt / Que cette mare aux murmures / Et que cette étoffe blanche qui chante à la fois dans l’air et dans la terre / Que cette bénédiction nuptiale qui joint mon front à celui de la vanité totale » (2).
Rendez-vous le 7 mars,
Salutations libertaires,
Mačko Dràgàn
Journaliste punk-à-chat à Mouais, mensuel dubitatif de qualité, si vous aimez mes écrits et souhaitez m’aider à continuer, le meilleur moyen c’est de s’abonner (par pitié) ! https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/boutiques/abonnement-a-mouais
Le slogan « En grève générale, jusqu’à la retraite » vient de la CNT
(1) Roberto Bolaño, 2666
(2) André Breton, Clair de Terre

Agrandissement : Illustration 1
