Alors certes, comme le disait sans tendresse excessive Georges Bernanos, « l'optimisme est une fausse espérance à l'usage des lâches et des imbéciles. » Mais, tout de même : j’avais bon espoir, dans le sinistre merdier ambiant, de retrouver la lueur, le fil, et de pouvoir dévider ce fil jusqu’à un horizon désirable, une porte de sortie même lointaine, même bercée d’utopie, même tamisée dans la pénombre.
Samedi 3 octobre. Déjà rendu un peu bougon par la notification de notre future expulsion par la mairie, reçue la veille et fixée au 1er décembre, je prends nouvelle des conséquences de la tempête Alex dans nos vallées –Vésubie, Tinée et Roya. C’est peu dire que les nouvelles sont mauvaises. Nos copaines sur place sont injoignables depuis hier soir, toutes les communications sont coupées, ainsi que l’eau et l’électricité. On nous parle d’une véritable « apocalypse ».
Nous montons donc dans l’après-midi voir les potes de Breil, pour amener des bidons de flotte, filer un coup de main, venir aux nouvelles.

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Sur place, nous attend un spectacle indescriptible.Une fois passé le cordon de gendarmes surveillant le pont fêlé permettant d’accéder à la ville, force est de le reconnaitre : on ne reconnait plus rien, justement. Les rives de la Roya ont été arrachées sur des dizaines de mètres alentours. Partout, des voitures concassées, des troncs d’arbres entassés, des tonnes de boue compacte et, au milieu de tout ça, des habitants sidérés.
Marchant précautionneusement sur les portions de goudrons d’une route désormais presque inexistante, nous montons jusqu’à la communauté Emmaüs-Roya, où nous retrouvons Cédric et Marion, sur leur terrasse. Les dégâts, sur le terrain, sont limités, mais la ferme se trouve désormais isolée, du fait de l’effondrement des routes. L’avenir s’annonce compliqué ; comme ils l’ont écrit dans un communiqué, « nos véhicules de livraison, heureusement épargnés, sont totalement bloqués. Nous n’allons plus être en mesure de livrer et vendre nos produits et donc d’assumer financièrement les charges liées à l’hébergement des compagnes et compagnons qui composent notre Communauté, ainsi que celles liées à notre activité agricole, unique activité économique de notre Association » (les dons sont donc bienvenus).
La situation dans toutes nos vallées est à l’avenant. Des milliers de personnes sont encore isolées. Les villages de Saint-Dalmas et Tende, où des toits, ainsi que le cimetière municipal, ont été emportés -dispersant des tombes dans le village-, sont livrés à eux-mêmes. Des années seront nécessaires pour reconstruire ce qui doit l’être. De nombreuses personnes sont portées disparues. Certaines comptent parmi nos proches. Toutes mes pensées vont vers ces familles amies, ainsi que toutes les autres meurtries par ce désastre.
Reste, face à cette nouvelle claque en pleine gueule, cette question : comment sortir de la sidération face au sinistre ? Comment ne pas sombrer dans l’accablement, ne pas baisser les bras face à cet acharnement cosmique ? Il est à craindre que cette interrogation devienne LA problématique de cette année 2020 (#annéedemerde), et de toutes celles à venir. Car il ne faut pas se voiler la face (surtout pas devant Zemmour) : nous n’allons pas vers le mieux.

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Alors, bien sûr, il y a toujours les élans d’entraide que créent ce genre de catastrophe. Comme l’a écrit, à nouveau, Emmaüs-Roya, « nous tenons à saluer le travail phénoménal accompli par la totalité des intervenants, secouristes, sapeur-pompiers, gendarmes, bénévoles de la Croix Rouge, équipes municipales et départementales, Enedis, et tant d’autres que la liste serait bien trop longue à établir. Nous tenons également à saluer la solidarité spontanée entre les habitants eux-mêmes et celle exprimée par les commerces qui ont distribué gratuitement des denrées alimentaires à la population. »
L’entraide… la solidarité… l’autogestion… L’impression de passer ma vie à écrire à propos de ça, à militer pour ça, comme un disque rayé. L’avenir sera-t-il ainsi ? Rien n’est moins sûr. Mais, cependant, même quand nous n’en pouvons plus, même contre les évidences trop faciles, c’est ce récit-là que nous devons faire entendre ; ce sont ces lectures de la catastrophe que nous devons valoriser. Pas celles, gouvernementales, éditoriales, qui nous endorment, nous effraient et nous accablent devant la succession du pire sur le pire.
Voilà peut-être le seul fil d’optimisme que je peux tirer de tout ça. Valoriser ce simple constat : quand on a tout perdu, il reste encore l’entraide. Les copaines qui viennent, comme nous l'avons fait hier soir, consoler l'ami endeuillé en le serrant dans leur bras, en mépris des gestes barrière. Et le récit que nous pouvons, devons, faire de cette entraide. Au cœur de la catastrophe globale, ne pas laisser les vautours s’emparer de notre histoire. De nos douleurs, deuils, tristesses, et nos façons de lutter contre ça.
Bien maigre consolation, je sais.
Mais cela me rappelle une belle histoire tirée de la sagesse juive, que j’aime à citer. Lorsque le Rabbi Israël Baal Shem Tov pressentait qu’un malheur allait s’abattre sur son peuple, il allait se recueillir à un certain endroit de la forêt ; là, il allumait un feu, d’une certaine façon, récitait une prière mystérieuse, et ainsi le malheur s’éloignait.
Après sa mort, lorsque son disciple pressentait qu’un malheur allait s’abattre sur son peuple, il se rendait dans la même forêt, au même endroit, et il disait : « Jéhovah, écoute-moi, je ne sais pas comment faire pour allumer le feu comme le faisait mon maître, mais je sais encore réciter la prière » Et il récitait la prière, et les malheurs s’éloignaient.
Après sa mort, le disciple du disciple, quand il pressentait qu’un malheur allait s’abattre sur son peuple, se rendait dans la même forêt, et disait : « Jéhovah, pardonne-moi, mais je ne sais pas comment faire le feu, je ne connais pas la prière, mais je sais où se trouve l’endroit ; j’espère que cela suffira. » Cela suffisait, et les malheurs s’éloignaient.
Après sa mort, le disciple du disciple du disciple, quand il lui fallait éloigner un malheur, restait assis dans son fauteuil, prenait sa tête dans ses mains et s’adressait à Dieu : « Jéhovah, je suis incapable de faire le feu, je ne connais pas la prière, je ne sais pas où se trouve l’endroit dans la forêt. Tout ce que je sais, c’est raconter cette histoire. Cela suffira-t-il ? »
Cela suffisait.[i]
Alors n’oublions pas de se raconter cette histoire ; et, si nous le pouvons, remémorons-nous la prière initiale, qui peut-être a pour nom : amour et émancipation.
Parce que leur récit de merde, à eux les possédants, à base de dérèglement climatique, d’incurie gouvernementale, de folie capitaliste, commence vraiment à me fatiguer. Puissions-nous un jour voir, une fois ces dominants jetés dehors, les malheurs s’éloigner….
Une gigantesque pensée pour nos vallées et celles et ceux qui les habitent,
"aujourd'hui pue mais demain sera trop cool" (proverbe personnel),
Roya Vivra,
M.D.
ce piteux billet est dédié à Gianni, que tout mon amour accompagne, ainsi qu'à sa famille
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[i] J’ai pioché cette magnifique histoire dans le fructueux essai d’Alain Naze intitulé Temps, récit et transmission chez W. Benjamin et P. P. Pasolini, tome 1 : Walter Benjamin et l’histoire des vaincus, L’Harmattan, Paris, 2011. Ce passage est titré de l’introduction de mon essai titré Révolution et postmodernité