Mardi 10 mars, 13h20, gare Thiers, Nice.
« C’est vous qui faites monter des migrants dans le train ? Vous les avez mis où ? »
La Police aux Frontières, avec sa courtoisie habituelle, monte dans le wagon devant lequel nous fumions une dernière clope avant de partir pour Lyon. Il faut dire qu’Emmaüs Roya est descendu de sa vallée au grand complet pour le procès de Cédric, et que certains des compagnons de la communauté, déjà tranquillement assis dans le train, sont, comment dire, « de couleur ». Présents tout à fait légalement sur le territoire français, mais, pour la PAF, trop noirs pour être honnêtes. Pour faire bonne figure et ne pas faire croire à un délit de faciès, toute la rame écope d’un contrôle d’identité. Manque de bol pour lui, un jeune type, qui n’avait rien à voir avec tout ça, n’est pas en règle : il est donc benoitement débarqué par la police, manifestement presque déçue qu’il ne soit pas avec nous. Quand on n’est pas sûr de sa situation administrative, il ne fait pas bon être assis dans la même rame que Cédric Herrou…
Ce genre de rafles de la Police aux Frontières (PAF le chien), dans la Roya, nous les connaissons bien. Elles sont quotidiennes. Illégales, mais quotidiennes. Entre Nice et Menton, chaque jour, sur la base d’un contrôle au faciès généralisé, des majeurs comme des mineurs, tous Noirs, sont débarqués des trains, en entrave manifeste de leur droit à faire une demande d’asile –les flics, gag, étant selon la loi tenus de les conduire à la préfecture la plus proche afin qu’ils puissent régulariser leur situation.
Petit flash-back : frontière franco-italienne, 2015
Rappel des faits : le 15 juin 2015, dans un magnifique élan d’humanisme, la France ferme sa frontière avec l’Italie, afin que « toute la misère du monde » reste sagement de l’autre côté. Afin de contrevenir au grand remplacement sud-soudanais (et autres nationalités peu recommandables), flics et gendarmes sont mobilisés en masse. L’effet est réussi : à Vintimille, la situation devient rapidement ingérable, et les migrants sont entassés, dans le dénuement le plus total, sur les rochers du bord de mer. Le camp de la Croix-Rouge est surpeuplé. Et c’est alors que des habitant.es, de part et d’autres de la frontière, s’organisent pour venir en aide à ces personnes, dont les droits humains sont bafoués. Parmi eux, celui qui n’est alors qu’un modeste éleveur de poules : Cédric Herrou.
A l’été 2016, avec bien d’autres citoyens et associatifs, il contribue à la mise en sûreté, en les transportant en voiture et en les hébergeant ici et là, notamment dans une ancienne gare SNCF réquisitionnée, les Lucioles, de ces centaines de personnes crevant la fin sur le bord des routes dans l’indifférence générale –chez Pascal Praud on appelle ça des « migrants », avec une pointe de dégoût, et c’est un terme sur lequel nous devrons revenir. Pour le moment, retenons juste que Cédric est alors venu en aide à des gens Noirs sans leur demander leurs papiers. Ceci aura son importance plus tard.
Et c’est ceci, ces faits datant de 2016, qui va être jugé en appel à Lyon. L’occasion de revenir sur une époque difficile, confuse, et bordélique à tous les niveaux.
De retour dans le train. Comme d’habitude avec la bande Emmaüs, ça se chambre et ça déconne. Outre les compagnons, salariés et les bénévoles (Augustin, Alexandru, Jafaru, Yacouba, Said, Marion Charlotte et Axel. Loïc et Jules montent quant à eux en voiture, avec Martine Landry), il y a là Hubert, l’une de nos plus illustres figures d’aide aux demandeurs d’asile, Morgan, le frère de Cédric, éleveur lui aussi (mais de chèvres), Jackie, leur mère, et Michel (Toesca), réalisateur entre autres du film Libre, toujours muni de sa caméra, et ne comptez pas sur moi pour commenter la présence d’une Jackie, d’un Michel et d’une caméra dans la rame, ce serait hors de propos.
Je blablate par texto avec ma copine, qui nous attend déjà sur Lyon. « Y a Usul dans le bar où je suis ! », m’apprend-elle à un moment –et je sais donc qu’Usul boit ses coups du côté de Saxe-Gambetta, l’étau se resserre. J’arriverai bien à le croiser un jour. Et entre deux mini-pauses clopes lors des escales, avec les potes d’Emmaüs, on discute. Des fachos identitaires, très implantés à Lyon, et dont il faudra se méfier –s’ils débarquent, ce sera en nombre. Du coronavirus, aussi : « N’importe quoi, cette histoire ! » Comme ce temps parait lointain, maintenant que la pandémie est là et que nous voilà tous confinés dans nos huis, mais je m’égare, et pas seulement de Lyon-Exupéry, où nous arrivons en fin de journée[1].
Il est 18h40 quand nous débarquons, presque pas en retard, à la salle de cinéma où doit avoir lieu la projection de Libre. Nous attendons que Cédric et Michel finissent leur présentation du film puis, comme nous l’avons tous vus (spoiler : à la fin il ne va même pas en taule), nous allons boire des bières en attendant la rencontre/débat qui doit suivre, dans une péniche un peu plus loin.
Mercredi 11 mars, 9 heures. Jour du procès
Enfin, 10 heures. 9 heures, c’est l’heure à laquelle j’étais sensé me réveiller, mais nous avons fini un peu tard, hier. Dans le métro bondé qui nous mène, Mahault et moi, depuis la Guillotières, où nous avons dormi, jusqu’au bar du Vieux-Lyon où doit avoir lieu, à 10h30, la conférence de presse, j’ai chaud, j’ai froid, je me sens mal et, en bon hypocondriaque, je me suspecte un temps d’avoir chopé le Corona.
Il fait grand beau. Un ciel bleu presque digne de la côte d’azur. A l’Alternatibar, Cédric et ses deux avocats, Sabrina (Goldman) et Zia (Oloumi), accompagnés du fort sympathique Serge Slama, sont déjà en train de parler devant l’AFP et quelques envoyés spéciaux. Ils reviennent sur les faits reprochés à Cédric, sur le caractère délirant des poursuites à son encontre et à l’encontre des citoyens solidaires en général –et l’autoritarisme brutal du régime actuel n’a rien arrangé-, tandis que lui insiste sur la tradition d’hospitalité vivace dans la Roya, avec des accents qui font craindre à sa mère qu’il ne soit devenu indépendantiste (« il ne manquerait plus que ça ! »). Il conclut : « Avec les amis, dans les faits, nous avons créé une sorte de mini-préfecture. On fait le boulot du préfet. Il pourrait nous remercier ! »
Une fois la conférence de presse terminée, nous laissons Marion, Cédric et les avocats peaufiner une dernière fois la défense, et, avec le reste de l’équipe, nous nous rendons à la cour d’appel de Lyon.
Sur place, il y a déjà du monde. Différents collectifs, syndicats et associations ont déjà monté leurs stands afin de boire et manger. Sur les marches du tribunal, une petite foule profite du soleil au milieu des banderoles. Au stand Emmaüs-Roya, comme de coutume, on vend de la pâte d’olive et des œufs (par cher, plus bio que bio et délicieux, un petit placement de produit ça ne fait jamais de mal).
13h30. Après avoir savouré une bière et dévoré un délicieux couscous-mafé vegan (islamo-zadisme oblige, que voulez-vous), et réalisé une brève allocution sur le perron, c’est déjà l’heure, le temps d’une fouille intégrale, d’entrer au tribunal.
Le procès de l’ennemi public n°1 peut commencer.
La salle est magnifique, pleine de dorures, de boiseries et dotée d’un superbe papier-peint fleuri ; ça nous change du tribunal correctionnel de Nice. Marion et moi nous installons côte à côte sur un banc. Notre but : live-twitter, tels les vils pirates que nous sommes, l’intégralité de la cérémonie pour les pauvres gens n’ayant pas eu la chance de rentrer et étant restés dehors à bronzer.
Le président appelle Cédric à la barre, et commence, après une brève présentation du sinistre personnage (état civil, adresse, casier judiciaire –vierge), par un (très très long) détail des faits qui nous ont menés ici.
Pour rappel, pour les crimes dont il question aujourd’hui, la justice avait à l’époque fait bénéficier Cédric de l’immunité humanitaire. En février 2017, pour des faits similaires, le ton change : le tribunal de Nice le condamne à une amende avec sursis. En septembre 2017, la Cour d'Appel d'Aix-en-Provence confirme la culpabilité sur les faits « d’aide à l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d'étrangers en France », et aggrave la peine : 4 mois d'emprisonnement avec sursis
Puis nous en arrivons enfin au cœur du sujet, et au fameux pourvoi en cassation, qui a fait date: « Sur le fond du droit, dit le Président, votre pourvoi en cassation a été accompagné d’une question prioritaire de constitutionnalité à propos des articles L6622-1 et L622-3 à propos du « délit de solidarité ». Vous avez considéré que les textes sur lesquels reposait votre condamnation étaient contraire à la constitution. Ceci a été jugé fondé, et le conseil constitutionnel a rappelé que le principe de fraternité était un principe fondateur. »
Ce qui revient de facto à la disparition pure et simple du tristement célèbre, et pour cause, « délit de solidarité ». Avec les réserves suivantes : l'acte reproché ne doit donner lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte, et l'aide apportée doit consister à fournir conseils ou tout autre aide apportée dans un « but exclusivement humanitaire »
Le président revient ensuite sur l’occupation, dont je vous parlais au début de ce récit, d’un bâtiment SCNF à l’abandon à St Dalmas de Tende, les Lucioles, réquisition organisée par un collectif d’associations, mais « dirigée », selon les gendarmes (qui n’y connaissent pas grand-chose en autogestion horizontale, il faut bien le reconnaitre), par le sieur Herrou, et c’est pourquoi il est le seul poursuivi. Lecture est faite de divers procès-verbaux de l’époque, qui donne à voir, au travers de récits poétiques et bucoliques, les belles plumes qui prospèrent ici et là au sein des forces de l’ordre : « Nous notons la présence d'une paire de chaussettes étendue sur les barreaux des fenêtres au 1er étage » ; « Une dizaine de personnes réunies autour d’un feu, avec des tables » -Bernard de la Villardière n’aurait pas décrit cela de manière plus terrifiante ; « Un homme de type européen joue de la flûte » ; « Ses oies gloussaient bruyamment. Certains migrants riaient » ….
Pendant que les larmes nous montent aux yeux à l’évocation de ces scènes champêtres, au-dehors, l’ambiance est tout autant (voire plus, soyons fous) printanière et guillerette. Une fanfare anime les marches du palais. La chorale Sans Pap’yé fait des vocalises. Et, sur une photographie improbable que les potes restés à l’extérieur nous envoient, nous pouvons même voir un avocat en robe, Maître Zouine, mic en main, slamer du bella ciao au milieu d’une foule en délire.
Ici, nous rions moins. Le président fait lecture de nombreux documents. Dans l’un d’eux le curé de Vintimille, dans une lettre ouverte, fait état de la mort d’une jeune femme Noire, écrasée sur l’autoroute en tentant de traverser la frontière. Il demande pardon. Dans un autre, on y voit, en 2016, Cédric se rendre lui-même à la gendarmerie, afin de demander conseil : « Douze personnes sont chez moi. Je n'ai pas le droit de les aider à cause de mon contrôle judiciaire. Elles sont parties, elles pourraient avoir un accident, se blesser, se tuer. Je me pose donc la question de ma responsabilité. »
La responsabilité de laisser les gens errer, souffrir, mourir. Leur venir en aide ? Même si l’Etat dit non ? En risquant cependant la « non-assistance à personne en danger » ? C’est tout l’enjeu de ce procès.
16h00. Cédric à la barre
« La Roya, à cette époque, c’était un grand bazar. Nous ne savions pas ce que nous avions le droit de faire, et les policiers ne le savaient pas non plus. Nous avons dû trouver des solutions au fur et à mesure ».
Car oui, il faut bel et bien se rappeler le merdier généralisé qu’a causé, dans la Roya, la fermeture d’une frontière qui, dans cette enclave franco-italienne traditionnellement ouverte à l’accueil et au passage, n’avait jamais vraiment été matérialisée. Faisant naitre des barrières nouvelles, à grand renfort d’agents de traque, de contrôle et de répression, dans un contexte de pression migratoire due à une géopolitique mondiale explosive, les pouvoirs publics ont fait pire que de créer une poudrière : ils l’ont imbibée d’essence, et y ont balancé sans attendre un zippo allumé.
Sans rien faire pour venir en aide aux grands brûlés de cette politique absconse, qui deviennent ainsi très rapidement entièrement tributaires du soutien des « citoyens solidaires ». Qui donc, peu à peu, s’organisent. Accueillent. Nourrissent. Soignent. Hébergent. Transportent. « Nous avons acheté une camionnette, raconte Cédric. Pour aider les gens à se déplacer, -mais sans passage de frontière[2]. Et les soutenir, notamment les mineurs isolés, dans leur demande d’asile » -ce qui revient, répétons-le, à faire le travail de l’Etat.
Un Etat qui d’ailleurs, localement, finit par se rendre compte du besoin qu’il a de cette galaxie citoyenne, militante et associative pour gérer ce vaste bordel qu’il a lui-même généré à la frontière : « Ce qui est fou, s’étonne Cédric, c'est qu'après tous ces épisodes, pour lesquels je suis en procès, on a développé en 2017 un accès à la demande d'asile avec la gendarmerie, et la Préfecture, depuis la vallée… »
Ce qui ressort de ce procès, en fin de compte, c’est ainsi aussi la façon dont les résidents d’une localité confrontée à un désastre humanitaire ont su s’organiser, entre eux, pour constituer des structures d’entraide et de mise à l’abri toujours plus efficaces, et dont la communauté Emmaüs-Roya est l’un des aboutissements. Comment un petit monde rural, au-delà des classes sociales, des origines, des idéologies, des âges et des professions, a su se développer autour d’une seule notion : la fraternité. Voilà le crime.
Cédric continue à répondre aux question, et à décrire la colère de ceux qui, dans la vallée, se sont sentis alors totalement délaissés. Dans l’impossibilité, alors que des centaines, des milliers de personnes se trouvaient dans une situation dramatique sur le pas de leur porte, de se pencher bienveillamment sur elles sans que l’on ne vienne leur demander : sont-ils en règles ? Et sinon, quoi : laisser mourir ? « Imaginez un accident de voiture, demande Cédric. Vous y assistez. Avant de venir aider, vous vous demandez vraiment si les personnes sont en situation irrégulière ou non ? »
Non. Ce travail, c’est au préfet, à la police de le faire. Demander aux gens qui ils sont, où ils vont, ce qu’ils veulent, et, s’ils souhaitent déposer une demande d’asile, leur permettre de le faire dans les meilleurs délai –et les loger dans l’attente de la décision, puisqu’un demandeur d’asile est automatiquement tenu pour être en situation régulière.
Et Cédric de conclure : « S’il y avait eu une gestion simple de la part de l’Etat pendant ces années, le Cédric Herrou, aujourd’hui, il serait dans ses carottes et ses patates, et on n’aurait jamais entendu parler de lui…. C’est comme si j’étais jugé pour avoir grillé un feu rouge, mais que personne n’entendait que si j’ai grillé le feu rouge, c'était juste pour laisser passer l’ambulance… »
Vers 18h. Le réquisitoire de l’avocat général
Il est rare que les procureurs de la république inspirent une grande sympathie –ce n’est du reste pas leur boulot. L’avocat général semble avoir pris cette règle très à cœur, ce qui est au moins la preuve d’un grand professionnalisme.
Après avoir tenté de déstabiliser Cédric avec quelques questions, en lui précisant bien qu’il serait malvenu qu’il tente de faire de même (« Vous n’avez pas à poser de question au Ministère public »), et en faisant montre d’une préoccupante méconnaissance des lois entourant le droit d’asile, l’avocat général suspend brièvement la séance, le temps pour lui d’obtenir… les fiches de paye de Cédric, paysan salarié à Emmaüs-Roya (pourquoi pas), et le temps pour nous de fumer une clope. Dehors, tout le monde est parti, et il fait presque nuit.
Au retour de cet intermède bienvenu, il attaque son réquisitoire. Et il attaque fort : « Si la défense avait lu les réquisitions, elle saurait que le ministère public se base sur un seul terrain: celui du droit. Et je n’accepterai pas de dire que le Ministère Public se base sur le terrain de l’idéologie. » Ceci étant précisé avant un long discours où même le mieux disposé des auditeurs aura difficilement pu entendre autre chose… que de la pure idéologie, qui pis est celle d’un Etat ayant, depuis quelques temps, renoncé au droit.
L’Avocat général, d’un ton narquois, s’en prend aux actes de celui qu’il ne cesse, les lèvres pincées, ses longs doigts blancs venant tourner les pages entassées devant lui, « monsieur Herrou ». « Monsieur Herrou », qui se fout de tout et fait ce qu’il veut. « Monsieur Herrou », qui se veut le « leader » d’une bande criminelle. « Monsieur Herrou » qui veut « abolir les frontières ». « Monsieur Herrou », qui joue les héros mais ne fait que s’opposer à la juste et légitime lutte de l’Etat français contre les abus des « migrants », lutte que nos vaillants policiers et gendarmes sont mandatés pour pratiquer coûte que coute sur le terrain.
« Monsieur Herrou, finit-il par dire, a fait le choix d'être un hors la loi. D’être en dehors des lois. Il considère que la loi ne s’applique pas à lui. »
Que voilà un réquisitoire sobre, objectif, et certainement pas idéologique. Du droit, nous avait-il prévenu, rien que du droit. Même si « monsieur l’avocat général » emploie par exemple le terme « migrant », un terme inconnu au bataillon dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA) ; même s’il fait appel à la notion de « contrepartie militante », pourtant battue en brèche depuis longtemps, notamment depuis la jurisprudence Raphaël Faye...
Et même s’il affirme, sans frémir ni rougir ni se demander s’il ne risque pas un peu de passer pour un con : « Je suis surpris qu'on puisse douter de deux choses : la notion d'étranger, et la notion de situation irrégulière. Peut-on imaginer que ces migrants convoyés par monsieur Herrou étaient français ? »
Il sort encore de sa besaces quelques inepties : tel texto échangé avec Pierre-Alain (Mannoni), qui prouve selon lui qu’ils se sont livrés au trafic de migrants, telle déclaration de Cédric en garde à vue, tel extrait d’un article tiré d’un journal américain (oui, on en est là…) ; le tout ponctué de tonitruants « ça, c’est Herrou ! », « ça ! c’est Herrou ! ». On sent qu’il patine. Du côté de la défense, ça s’agite. Et de conclure, des trémolos dans la voix, devant une assemblée consternée : « Il faut prendre en compte la gravité des faits. Monsieur Herrou a toujours revendiqué de vouloir mettre en échec la politique migratoire mise en œuvre par l'Etat français. Monsieur Herron a fait le choix de la délinquance. »
Mais ceci, n’a rien d’idéologique. Du droit, rien que du droit. Et sur la base de ce droit, « monsieur l’avocat général » réclame 8 à 10 mois de prison avec sursis simple. Rien d’idéologique là-dedans. Du droit.
Vers 19h. Les plaidoiries. Zia entre en scène
C’est au tour de la défense, et c’est à Zia de lancer la contre-attaque, dans son style vibrionnant et pince-sans-rire habituel.
Le one-lawyer-show commence. Zia, piqué que l’avocat général ait constamment remis en question ses compétences en droit, joue au faux candide, affirmant d’un ton ironique qu’il ne connait rien au droit, parce qu’il n’est « que » juriste : « Dans ce dossier on ne sait pas de qui on parle. Alors j'ai joué à Où est Charlie ? En tant que juriste, je connais "l'étranger", mais je ne connais pas "le migrant". J'ai cherché, j'ai cherché. Et je n'ai rien trouvé ». Pour une raison simple : en droit, le terme « migrant » n’existe pas.
Un « étranger », par contre, oui, ça existe. C’est un terme juridique. Mais il est vaste : il désigne celles et ceux qui ne sont pas français. Un Italien est un étranger. Si vous revenez de Vintimille avec un ami piémontais que vous avez invité à manger, vous faites entrer un étranger sur le sol français. Mais il n’aura aucun problème. Sauf s’il est Noir… et c’est là où ce sont les pouvoirs publics eux-mêmes qui ont définitivement quitté le terrain du droit.
Et Zia de rappeler : « Monsieur l'avocat général nous dit que Monsieur Herrou se croit au-dessus des lois. Je rassure tout le monde : Cédric Herrou n'est pas au-dessus des lois, ni moi, ni même vous, M. le Président du tribunal, ni même l'Etat. La loi, c'est la loi ».
Et la loi, répétons-le, c’est bel et bien l’Etat lui-même qui ne la respecte pas, en entravant l’accès au droit d’asile. Dans la loi, un sans-papier, cela n’existe pas. En droit, on ne connait que des titres qui donnent droit au séjour, et des personnes qui, s’ils ne disposent pas de ces titres puisqu’elles viennent d’entrer sur le territoire, peuvent et doivent aller en faire demande à la préfecture de leur choix (R742-1, CESEDA).
Les aider à procéder à cette demande, c’est aller dans le sens de la loi. Et c’est ce que fait Cédric ; c’est ce que font tous les citoyens solidaires, qui n’ont donc rien de hors-la-loi. Il est faux de dire que Cédric est un dangereux no borders anarchiste (même si je n’ai à titre personnel rien contre les anarchistes, faut-il le préciser). S’il l’était, aurait-il travaillé de concert avec les gendarmes de Breil pour emmener les personnes logées au camp jusqu’à la préfecture ? Avec d’autres bénévoles, se seraient-ils acharnés à décortiquer le droit ? A remplir des centaines et des centaines de demandes d’asile ? A interpeller la justice sur une question prioritaire de constitutionnalité ?
Notre Etat est délinquant, notre Etat est hors la loi quand il prive des citoyens du monde, couverts par la convention de Genève, par divers protocoles internationaux, et, dans notre pays même, par le code de l’étranger, de toute possibilité d’accéder à leurs droits fondamentaux –alors même que cette entrave porte atteinte à leur survie même.
Ces atteintes, dans la Roya, rappelle encore Zia, sont nombreuses et renseignées. L’Anafé, il y a peu, en a tiré un épais rapport, dont il a versé de longs extraits au dossier, afin de bien montrer que l’actions des citoyens solidaires à la frontière ne sont pas seulement non-condamnables : elles sont nécessaires ; et plus précisément, rendues nécessaires par, au mieux l’inaction, au pire la malveillance volontaire, de certains agents de l’Etat.
Et là, nous parlons réellement de droit. Pas d’idéologie.
Vers 19h30. Me Sabrina Goldman conclut la journée d’audience
L’audience –et cette journée ensoleillée- touche à sa fin, et Sabrina, pardon, Maître Sabrina Goldman, prend la parole.
Elle commence par souligner que « ce n'est pas un luxe pour la défense de dire que le dossier n'est pas précis. De qui parle-t-on? Quels faits ? Quelles personnes ? Qui quoi comment ? Ce dossier est VIDE ! »
Vide, oui. Dans tout ce qui a été lu, à aucun moment semble-t-il les gendarmes ou les policiers n’ont jugé pertinent de… prendre ne serait-ce que les noms des « migrants-clandestins-sans-papiers » en question. Dans ces conditions, comment juger de leur situation administrative ? Comment savoir s’ils étaient déjà inscrits sur tel ou tel fichier ? Et comment savoir, donc, que la personne qui lui vient aide porte secours à une personne « en situation irrégulière » ?
Ne reste donc que des témoignages de Cédric lui-même, lors de ses (nombreuses, 11 aux compteurs désormais) garde à vue, mais aussi ses déclarations à la presse. Ce qui est une façon bien indigente, précise Sabrina, de chercher une preuve matérielle des faits, tant il est vrai qu’en droit, on ne juge pas quelqu’un coupable (ni innocent d’ailleurs, même si ce serait bien commode) sur la seule base de ses propos : « Et si Cédric Herrou avait dit à la presse qu'il avait aidé 2000 personnes, 20 000 personnes, et aussi qu'il avait volé 600 tableaux au passage, on l'aurait condamné comme ça, sans preuves, sans chercher les tableaux ?! »
Et d’attirer l’attention sur une phrase tirée des réquisitions. Manifestement en colère, Sabrina se penche sur sa feuille et, prenant à partie l’avocat général, elle lit. Elle lit ce que celui-ci a jugé bon d’indiquer dans son dossier. Ceci : « Monsieur Herrou ne fait pas de militantisme humanitaire centré sur la dignité de la vie des migrants ». Il agit donc uniquement pour des causes idéologiques, politiques, médiatiques.
Stupeur et consternation parmi nous. Un grand silence se fait. A-t-il réellement écrit ça ? Les réquisitoires font rarement dans la demi-mesure (en même temps, l’avocat général représente l’Etat : s’il avait de la finesse, ce serait donc un peu comme si le représentant de Patrick Sébastien chantait le requiem de Mozart), mais quand même…
Alors pourquoi le fait-il, demande-t-elle ? par pur égo ? Pour faire la promotion de ses patates et des carottes (au demeurant savoureuses, deuxième placement de produit) ? Sabrina ajoute : « C'est facile d'écrire ça depuis son douillet bureau lyonnais. Oh, le mien aussi, à Paris, est confortable, il est bien chauffé, et la moquette est moelleuse, ne vous en faites pas. Mais j'ai honte de lire ça. Ce zèle à faire un procès d’intention. » Il faut ne jamais avoir mis un pied dans la Roya, poursuit-elle, ne jamais avoir fréquenté celles et ceux qui y luttent au quotidien, pour oser dire une chose pareille.
Et c’est vrai. Nombreux sont ceux qui, bien à l’abri dans une vie tranquille et confortable, jugent celles et deux qui aident les « migrants ». Suspectés de le faire pour on ne sait quel motif caché, par volonté de détruire l’Etat, pour emmerder le monde, ou juste pour la frime. Mais ils ne s’imaginent pas les sacrifices que Cédric et ses ami.es., et que bien d’autres, ont dû faire dans ce combat.
Les gardes à vue. La surveillance. Les contrôles, les traques, la répression. Prendre sur soi la douleur de ceux qui souffrent. Tout faire pour leur venir en aide, et bien souvent, trop souvent, échouer, et tout reprendre à zéro. Voir des femmes, des enfants, des hommes, endurer brimades, coups, enfermement, au prétexte qu’ils sont Noirs.
Parce qu’il a ça. Une fois le discours si peu idéologique de « monsieur le procureur général » mis à nu, une fois ces phrases débarrassées du non-sens des termes « migrants », « sans-papiers », il reste : un racisme d’Etat, et des personnes dont le droit d’asile est systématiquement entravé car ils sont Noirs. Et donc supposés « en situation irrégulière » sur cette seule base, qui n’a rien de juridique.
Sabrina cite d’ailleurs un texte qui ressemble fortement au fameux « délit de solidarité ». On y retrouve l’interdiction de cacher et de loger certaines personnes. Ces personnes, ce sont les esclaves – « biens meubles ». Et ce texte, c’est le code Noir de 1685, qui codifie la traite et l’esclavage. Il arrive parfois que l’Histoire bafouille –et bafoue.
Sabrina conclue sa plaidoirie. Elle a l’air émue. Nous aussi.
Enfin à l’air libre
Vers 20 heures, nous sortons enfin. Il fait totalement nuit, et nous tirons d’avides bouffées sur nos clopes. L’ambiance est plutôt à la bonne humeur : les plaidoiries de nos deux avocats préférés nous ont requinqués comme jamais.
L'affaire est mise en délibéré. La décision sera rendue à la cour d'appel de Lyon le 15 avril à 13h30 –mais sera sans aucun doutes retardée pour cause de pandémie.
Après avoir constaté qu’une bande d’identitaires tournait autour du palais, visiblement à la recherche d’une embrouille, nous traversons rapidement le fleuve, pour aller nous installer sur les quais côté Guillotières avec de la bière, du vin et de la poire : de quoi fêter dignement la fin de cette journée d’audience.
Les compagnons lancent des rythmes pop africains sur leurs portables. De temps à autres, des gens qui ont reconnu Cédric passent nous féliciter. Je discute de choses et d’autres avec lui, une bière à la main. Il a l’air content comme tout.
Ce procès, me dit-il, nous aura vraiment aidé à réaliser le chemin parcouru. En 2016, oui, on faisait un peu de la merde. Enfin, plutôt, on ne savait pas trop ce qu’on faisait. Et en trois ans… il y a eu DTC, et maintenant Emmaüs-Roya. Une communauté agricole solidaire et ouverte sur le monde. Basée sur l’écologie sociale, l’entraide, le partage, et la pratique quotidienne de cette éminente valeur démocratique : la fraternité (et la sororité aussi bien sûr).
Nous mesurons, maintenant que le Covid-19 nous a rappelé, sur le mode du désastre généralisé, à la nécessité de reconstruire nos économies à échelle locale, l’importance de ce genre de structures. Ce sont elles qui mailleront les territoires de demain, qui nourriront nos villes, en continuant à accueillir, et à intégrer à la société, toutes celles et ceux qui ont en besoin. N’en déplaise à « monsieur l’avocat général » et à tous les tenants de cette idéologie mercantile, autoritaire et utilitariste qui n’ose même pas dire son nom.
En attendant, s’il le faut, nous continuerons à assumer les titres de « délinquant » et de « hors-la-loi ».
Car c’est tout de même plus classe que « collabos ».
Salut et fraternité,
Forza.
Macko Dràgàn
[1] Cette brillante transition vous est offerte par Pierre Desproges.
[2] Les passages de frontières, que Cédric a reconnu avoir pratiqué sans savoir que c’était illégal, cessent en aout 2016.

Agrandissement : Illustration 1
