Venons en d’abord a ce qui a été à l’origine de la soudaine prise de conscience de nos politiques, ces vidéos de CNN nous apprenant (ou plutôt, j’y viendrai, nous confirmant) que de nombreux migrants avaient été réduits, en Libye, au statut d’esclaves. Bien entendu, ces documents sont choquants. Et ils ont été, pour une grande partie de la société civile, l’objet d’une, disons, salutaire, quoique malheureusement insuffisante et tardive, prise de conscience du drame humain que constitue l’immigration clandestine.
Mais pour ce qui est de nos politiques, comment parler d’autre chose que d’un sinistre, sordide, grotesque et indécent bal des faux-culs ?
Macron, qui jusqu’à présent aura accordé aux milliers de migrants qui continuent de frapper en vain, chaque année, aux portes de l’Europe, autant d’attention qu’aux œuvres complètes de Frédéric Lordon, et qui voue à ce sujet un amour qui n’est pas sans rappeler celui de Gérard Depardieu pour la Volvic et les régimes sans sel, Macron, qui laisse le vieux Collomb poursuivre la criminelle besogne de ses prédécesseurs, Macron, qui déclarait, avec une prescience stupéfiante, le 28 aout dernier, que « ce qui [avait] été fait entre la Libye et l’Italie ces derniers temps [était] un parfait exemple de ce vers quoi nous souhaitons tendre », alors même que Rome était déjà accusée de collusion avec les réseaux de passeurs de Sabartha, Macron, qui n’a jamais mis en question l’accord ignominieux passé entre l’U.E. et les gardes-côtes libyens, trempés jusqu’aux coudes dans le trafic de migrants, Macron donc, s’est réveillé. Comment ?, a-t-il trompété, des migrants sont vendus comme esclaves ? Comment ? Ils meurent ? Ils sont torturés ? Diantre, peste soit du maroufle ! Qu’à cela ne tienne : je vais dire à qui veut bien l’entendre que c’est un crime contre l’humanité, ça ne mange pas de pain, après quoi je proposerai d’en accueillir 72 (oui, 72. On ne rit pas) pour commencer, j’annonce dans la foulée la création d’un « corridor humanitaire » qui servira à faire venir en France 3000 (oui, 3000. On ne rit pas, derechef.) réfugiés d’ici à 2019, je fais comme si je ne me foutais pas de la gueule du monde, et on sera bon. Pour le reste, on ne change rien, on continue à refouler tout ça.
Et surtout, on fait comme si on ne savait pas. Comme si les bras nous en tombaient. On mime la surprise, l’indignation. On jure par les grands dieux que vraiment, jamais on aurait pu imaginer une telle chose.
Alors que nos dirigeants savaient. Et de longue date.
Passons rapidement sur la lourde responsabilité de la France dans le conflit libyen, car pour nos élus, de cela, il ne sera jamais question, votre honneur. Interrogé en avril 2015 par le Parisien sur les conséquences de l’intervention en Libye, et sur ses éventuels regrets, BHL déclarait, avec l’aplomb d’un homme n’ayant produit aucune idée intelligente en près d’un demi-siècle de carrière, et dont le sens de l’autocritique semble aussi aigu que celui du bon goût (rappelons à ce titre qu’il reste, encore aujourd’hui, persuadé que son film Le jour et la nuit, dont la nullité a secoué le monde entier d’une hilarité perplexe, est un chef-d’œuvre) : « Aucun. Car Kadhafi c'était déjà le chaos, déjà l'absence d'Etat. Et c'était en plus une dictature féroce. Après, c'est vrai qu'on ne construit pas une démocratie en un jour. Il faut du temps. De la patience. Cela suppose du sang, des larmes, souvent des retours en arrière. Et la Libye en est, certes, encore à ce stade ». Que la litote est belle. Qu’on en juge : la guerre a durablement déstabilisé l’ensemble des régions d’Afrique du Nord, du Sahel et de la Méditerranée. Le pays a vu sa principale ressource, le pétrole, se tarir ou tomber entre des mains suspectes, tandis qu’il devenait, dans le même temps, un intense foyer djihadiste, avec une sanglante apparition de l’EI. Les déplacés du conflit civil, à l’intérieur même de la Libye ou en destination des pays limitrophes, se comptent par centaines de milliers. La dissolution de l’État a laissé la population aux mains de divers groupes militaires et/ou criminels, spécialisé dans le trafic d’armes, de drogue, et bien entendu, de migrants (notamment dans le sud du pays, devenu une zone de complet non-droit). A la concurrence économique entre les principales villes du littoral, s’est ajoutée la lutte entre les cadres de l’ancien régime et les nouvelles « élites » dirigeantes, sur fond d’intervention de l’Égypte et des Émirats aux côtés du gouvernement de Tobrouk, et du Qatar et du Soudan en faveur de milices islamistes en Cyrénaïque. C’est ce qu’on appelle de la belle ouvrage. Bravo, Sarkozy. Bravo, BHL. Bravo, la France[i].
Passons donc sur ce point. Et venons-en au fait : le sort des migrants qui transitent par la Libye. Alors, ainsi, nos dirigeants ne savaient pas ?
Cela fait longtemps que des collectifs, partout en Europe, pallient les carences des États de l’U.E. pour venir en aide à ces milliers de personnes jetées sur les routes par la pauvreté et/ou les guerres, civiles ou non. Et tous, une fois accueillis, ont raconté leur expérience, les atrocités endurées sur le chemin de la migration. Du côté de Nice, par exemple, cela fait plus de deux ans maintenant que l’association Roya Citoyenne prend en charge des réfugiés. Deux ans que les témoignages s’accumulent, souvent relatifs à l’enfer libyen, par lequel beaucoup d’entre eux sont passés, parfois pour des périodes de plusieurs mois, si ce n’est plus.
Ces faits ont été documentés, et portés à la connaissance des pouvoirs publics. Qui n’a rien fait. Pire : la politique migratoire s’est faite chaque année plus contraignante, plus injuste, plus répressive. Des gens qui avaient souffert ce martyre que nos dirigeants semblent découvrir aujourd’hui, tout comme ils avaient soudainement découvert le concept de harcèlement sexuel quelques semaines auparavant, ont été, et sont toujours, arrêtés, fouillés, interrogés. Leurs droits fondamentaux ne sont pas respectés. Ils sont reconduits à la frontière, ramenés de force dans leur pays d'origine, ou doivent fuir la police pendant de longs moments, le temps de pouvoir procéder de nouveau à une demande d’asile, presque systématiquement refusée.
En outre, de nombreuses organisations non-gouvernementales sont également intervenues sur place, en Libye, rédigeant des rapports complets sur la situation désastreuse du pays. Ainsi, et par exemple, après la « fin » du conflit, qui a provoqué un exode sans précédent dans la région, quatre missions françaises, auxquelles se sont notamment jointes la CIMADE et la Fédération Internationale de la Ligue des Droits de l’Homme, ont été menées pour un enquête sur le terrain, aux frontières de la Libye (Tunisie et Egypte) en mars et mai 2011, d’abord, puis en Libye même, en juin et décembre 2012. Ils alertaient, déjà, sur les graves problèmes rencontrés par les migrants dans la zone. C’était il y a cinq ans.
Et entre-temps, encore une fois, qu’est-ce qui a été fait ? Rien.
Entre-temps, c’est la même politique d’immigration totalement inhumaine, et en grande partie responsable du désastre éthique que constitue le sort réservé aux migrants, qui continue d’être menée, dans l’indifférence complète d’une majeure partie de la classe politique. Et pour le plus grand plaisir des charognards. Car, outre les passeurs, n’oublions pas que le contrôle de l’immigration clandestine est, pour beaucoup de firmes soutenues par les États européens, un business profitable, ainsi que le rappelait Claire Rodier en 2014 (« Le business de la migration », Plein droit, n° 101, p. 3-6) : « Sur le terrain de la sécurité frontalière, un rapport très documenté de l’ONG britannique Statewatch donne, en 2009, des clefs sur les rapports étroits tissés, depuis le début des années 2000, entre les acteurs publics européens et les entreprises spécialisées dans la sécurité et la défense (Ben Hayes, NeoConopticon, The EU-security complex)... Il montre comment le choix fait par la Commission européenne, à cette époque, d’investir dans la technologie de pointe pour assurer la sécurité des frontières extérieures de l’UE face aux menaces que représentent le terrorisme, les conflits régionaux, la criminalité transnationale et l’immigration irrégulière, répond aux intérêts des principales firmes du secteur ».
L’indécence de tout ceci est absolument intolérable. Et fait de nos politiques les alliés objectifs des passeurs, esclavagistes et tortionnaires des routes de migration. Le meilleur moyen de limiter les méfaits de l'immigration illégale, c'est de faciliter l'immigration légale, et cela, ils en sont forts conscients.
Car, au-delà du sort atroce des migrants réduits en esclavage en Libye, il y a tous les autres.
Depuis longtemps, nous connaissons en détail les chemins douloureux que doivent emprunter les migrants qui parviennent à nos portes. Les itinéraires, longs et dangereux, permettant d’arriver à l’Est de la Libye proviennent d’Érythrée et de Somalie, à travers l’Éthiopie et le Soudan. Gérées par les réseaux des passeurs (Toubous et Touaregs notamment), ces routes sont parmi les plus empruntées. Depuis les camps de réfugiés du Nord du Soudan, par exemple, après deux semaines ou plus de traversée du désert jusqu’à la frontière, les migrants rejoignent la côté de Cyrénaïque (à l’Est), après avoir dû éviter des zones de conflits intenses. Si le migrant vient du Nord du Niger, il est trimbalé par les passeurs jusqu’à Sebha, puis la Tripolitaine (à l’Ouest) à travers plusieurs centaines de kilomètres de Sahara aride, passant d’un trafiquant à l’autre, épuisant ses maigres richesses du fait de ce système de vente et revente, et donc rapidement à la merci des réseaux criminels, qui lui font subir humiliations et violences. Des violences qui vont jusqu’à la mise en esclavage. Puis, après un arrêt plus ou moins long sur les côtes libyennes, c’est l’heure du départ, depuis la Tripolitaine, jusqu’aux côtes européennes. Ceux qui ont survécu à la guerre, à la faim, au désert, à l’esclavage, brûlent alors leurs dernières énergies dans ce qui constitue l’une des parties les plus coûteuses et les plus risquées de leur voyage : la traversée. A Tripoli, Zawiya, Misrata, les migrants montent alors dans des embarcations en ruine, tenus par des équipages sans scrupules. Ils sont ensuite abandonnés en mer par leurs passeurs, qui comptent (plus ou moins, la plupart s’en foutent probablement) sur l’obligation de secours maritime, même si celui-ci peut prendre plusieurs jours –voire, arriver bien trop tard. Plus de 100 000 migrants avaient déjà traversé la Méditerranée à l’été 2017, selon l’Organisation internationale pour les Migrations (OIM). Parmi eux, 5005 personnes avaient alors, déjà, perdu la vie. Un chiffre sans doute, malheureusement, très sous-estimé. Et dès l’été encore, Amnesty International prévenait : « si aucune disposition n’est prise, [l’année 2017] sera l’année la plus meurtrière pour la route migratoire la plus meurtrière du monde ». Bien évidemment, aucune disposition n’a été prise.
Les survivants sont amenés sur la terre ferme. Et là, le douloureux périple continue, jusqu’à une frontière française où, dans les Alpes-Maritimes, par exemple, de grands humanistes tels qu’Eric Ciotti, secondés par une police et une justice efficace, vont leur expliquer qu’ils feraient mieux de rentrer chez eux.
Ceci n’est pas caché. Ceci est documenté. Ceci se déroule sous les yeux de nos dirigeants –et, en grande partie, par leur faute. Chacune de leurs paroles à propos des migrants torturés en Libye est donc une pierre de plus jetée dans le charnier, déjà chargé, que leur incurie à créé, une pièce accablante supplémentaire à verser au dossier dans le procès que l’histoire, espérons-le, leur dressera un jour.
Je termine mon papier. Il fait beau. Je vois devant moi, par la fenêtre, s’étendre la Méditerranée, belle et immense, qui depuis toujours fut un lieu de passage, de voyage, d’Ulysse à nos jours, et qui est aujourd’hui un tombeau à ciel ouvert, tandis que, partout autour d'elle, sur ses côtes, des êtres humains sont traités comme du bétail ou de la marchandise. Je repense à hier. La veille au soir, P. et moi, à l’initiative de quelques unes de nos amies (oui, j’adopte désormais l’accord de majorité), nous étions rendus à la porte d’une église, où dorment des migrants, dans le froid mordant de la période des fêtes, pour y faire une distribution de gâteaux et de boissons chaudes. Là, j’ai notamment parlé quelques instants avec Mohammed, un Ivoirien, après lui avoir filé une clope. Il avait quitté son pays lors de la guerre –encore une brillante réussite de notre glorieux État colonial. Comme beaucoup, il était passé par la Libye, puis l’Italie. Comme beaucoup, cela fait plusieurs mois (huit, dans son cas) qu’il dort dans la rue. Comme beaucoup, il avait faim, et froid. Et, comme beaucoup, comme tous, il ne comprenait pas que la France, dont il a appris, à l’école, étant enfant, qu’elle était le pays des Lumières, cette France qui a jadis imposé chez lui sa langue, ses lois économiques, sa culture, lui ferme toutes ses portes. Mohammed est chauffeur routier. Il m’a dit ne vouloir qu’une chose : un logement, et un travail. Il m’a dit qu’en Afrique, personne n’était laissé à la rue. Il m’a dit qu’ici, c’était différent, mais que c’était sans doute nos élus qui étaient responsables, pas les français eux-mêmes. Il m’a dit qu’il était encore, malgré tout, plein d’espoirs. Puisse-t-il avoir raison. Mais dans deux semaines, il sera reçu à la préfecture dans le cadre de son recours, et ses chances d’avoir un visa sont, je le sais, et il le sait aussi, inexistantes. Alors, il se cachera. Il fuira. Et si un jour, à lui ou à un autre des hommes tassés dans la nuit glaciale (avec, parmi eux, un enfant de 14 ans, seul), sur le parvis d’une église fermée à double tour, il arrive quelque chose, une mort anonyme dans un coin de rue ou sur les routes, il se trouvera bien l’un de nos dirigeants pour dire qu’il ne savait pas.
Mais allez. Comme Mohammed, gardons espoir. J’ouvre une fenêtre, je rallume ma clope, et je fredonne :
Comment on dit par chez nous
Ch'est du sang, ch'est nin d'l'eau
C'est du sang, c'est pas d'l'eau...
Je cours
Dans l'autre sens de la terre
Je cours et me fatigue
Je ne rattrape rien
Et le temps ne me laisse
Que souvenirs et regrets
Et je cours (…)
Je cours
Dans l'autre sens de la terre
Je cours et me fatigue
Je ne rattrape rien
Et le temps ne me laisse
Que souvenirs et regrets
Mais je cours ...
Et vivement demain ! (Loïc Lantoine, Je cours)
Salut & fraternité,
M.D.
P.S. : Le directeur général de Médecins sans Frontières France a déjà publié, à propos de l'hypocrisie de nos dirigeants, une tribune dans le Monde, que je n'ai hélas pas pu lire, n'étant pas abonné, mais c'est sans doute fort intéressant : http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/11/30/migrants-la-nasse-libyenne-a-ete-en-partie-tissee-par-la-france-et-l-union-europeenne_5222382_3232.html
P.S. : sources (manque un article du Cairn que je ne retrouve plus) : pour les chiffres de l'OIM et la citation d'Amnesty, un article du Monde, et pour la situation en Libye, notamment, un article de Archibald Gallet, Les Enjeux du chaos libyen, revue Politique Étrangère, 2015, disponible sur le Cairn.
P.S. : Heureusement, dans le cas des esclaves libyens, comme nous l'a appris le Gorafi, une solution a été rapidement trouvée par l'ONU : http://www.legorafi.fr/2017/12/04/lonu-met-fin-a-lesclavage-en-libye-en-envoyant-les-esclaves-travailler-au-qatar/
P.S. ultime : je ne l'avais pas vu, mais l'équipe de là-bas.org a publié il y a peu ce reportage réalisé en 2012 : https://la-bas.org/la-bas-magazine/reportages/Libye-esclavage-on-savait ; Bravo à eux.
[i] A sa décharge, Macron a déclaré que cette intervention avait été une erreur.