Kuti est partie. Soudainement, d’une brutale rechute de sa pancréatite. Emmenée chez le vétérinaire hier et perfusée, son cœur a cessé de battre le lendemain. Ses petites pattes bougeaient encore quand je l’ai tenue dans mes bras, pleurant et pleurant, de longues minutes, faisant hurler et l’adulte que je suis, et le gosse qui sommeille en moi.
Ça me paraît encore irréel. Mon quotidien me paraît vide. Tout me paraît vide. Plat, sans magie. Sans beauté. Quand ma porte grince, je m’attends encore à ce que soit elle qui l’ait poussé, pour venir manger ses croquettes ou quémander une caresse. Ouvrant mes yeux au matin, pourquoi ne vois-je plus ces deux ronds jaunes qui me fixent, donnant des coups de coussinet sur mon visage pour signaler à son humain qu’il est temps de se lever ?
Certains se diront, et je me contrefous de les contredire, que c’était « qu’un chat ». Mais Kuti n’était pas « que » mon chat noir. C’était mon âme-non-humaine-sœur. Mon amie, mon totem, ma compagne de vie. Une extension de moi-même. Nous nous comprenions, nous parlions. C’était, c’est encore, à jamais, l’un des êtres que j’ai le plus aimé au monde. Elle était là, dans mon existence compliquée, solide comme un roc, présente et fidèle, tendre et attentionnée, comme le plus tendre et le plus attentionné des amis que l’on peut rêver d’avoir.

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Chaton trouvé dans les rues de Saint-Chamas, élevée à Barcelone où elle a passé sa première année, elle m’a accompagné pendant plus de dix ans. Elle a connu mes errances, s’est lové dans les bras de toutes mes compagnes, qu’elle a toute choyées et aimées autant que moi je les aimais. Avec ma mère, qui l’a recueillie quand, souffrant de problèmes psy, puis à l’étranger, puis sans domicile fixe, je n’étais plus en état de m’occuper, elle l’a suivi dans tous ses -nombreux, Môman est nomade- déménagements, à Lodève, Saintes, Villeurbanne… Puis elle m’a retrouvé à Nice, enfin, où elle a supervisé la rédaction de tous mes articles, mes livres, mes enquêtes, ne quittant mes genoux fatigués par ses six solides kilos que pour aller profiter du soleil sur sa chaise du salon, ou se reposer dans mon bac à linge.
L’après-midi suivant son décès, avec ma compagne et ma meilleure amie, nous l’avons enterrée chez l’ami Cédric, sous un olivier, dans la Roya.
Après l’avoir caressée une dernière fois, espérant qu’elle se réveille, que tout ceci s’arrête, que ses yeux s’ouvrent, qu’elle miaule, se blottisse à nouveau contre moi, j’ai déposé son petit corps, entouré de fleurs des champs, au fond de son trou, la couvrant de terre puis d’une stèle, où, la main tremblant et les yeux embués, j’ai marqué : « Kuti ♥. Le plus beau des chats-à-punk. Je t’aime ».

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Il y a quelques temps, c’est Madeleine, ma grand-père, qui est partie. Cette grand-mère et moi, mon dernier grand-parent encore en vie, nous n’étions pas particulièrement proches. Pas du tout même. Elle n’était pas ce qu’on appelle une « mamie gâteau ». Elle ne nous a jamais préparé de confiture, ni même, je crois, offert de cadeau ou simplement souhaité notre anniversaire. La faute à une vie dure, dure comme pouvait l’être la vie d’une femme dans une famille paysanne, pauvre et nombreuse. Son existence ne fut pas facile, et à sa crémation, nous n’étions que trois. C’était donc beau de la voir sereine, dans son cercueil, serrant ma mère en larmes contre moi. Nous lui avons fait nos adieux en passant notre main sur son visage. Il était froid, et doux.
« Les morts sont des invisibles, mais non des absents » a dit Victor Hugo. Kuti restera à jamais vivante en moi. Grand-mère restera vivante dans le cœur de ceux qui l’ont connue et qui l’ont aimée. Mais encore faut-il pouvoir, pour qu’existe cette présence invisible, pour que nos morts ne soient pas absents, que ces cérémonies d’adieu existent. Voir nos morts, les toucher, leur parler, avoir le temps de les pleurer, de leur dire à quel point ils sont importants, longuement, dignement, comme les humains le font depuis le début de l’humanité.
Et je ne peux donc pas ne pas mentionner, pour conclure ce triste billet, l’horreur vécue actuellement par le peuple de Palestine. Ce peuple massacré, génocidé, à qui on ne laisse justement pas cette dignité première consistant à dire adieu à ses morts. Comme l’a écrit la Croix dans son article « À Gaza, l’impossible deuil : “On prie seul ou au milieu des ruines”» (Vinciane Joly, 06/05/2024) « alors que l’offensive israélienne est l’une des plus meurtrières de l’histoire moderne et que le ratio de personnes tuées chaque jour est le plus élevé du XXIe siècle d’après l’ONG Oxfam, l’ampleur des massacres a privé les morts des rites funéraires traditionnels et empêché les vivants de faire le deuil des êtres chers perdus ».
Sans parler des générations de « corps détenus » comme monnaie d’échange et punition collective évoquées par la longue enquête de Stéphanie Latte Abdallah, « Cimetières des nombres et corps mobiles : des morts en guerre (Palestine/Israël) » (Diasporas, 2017). « Plusieurs générations de défunts se trouvent dans les cimetières des nombres ou à la morgue », peut-on y lire. Selon le concept flou de ce que les autorités israélienne définissent comme des « activités terroristes hostiles », et donc dans l’arbitraire le plus total, ils empêchent sciemment le travail de deuil des Palestiniens. « Les motifs invoqués pour détenir ces corps [...], mentionnent la « vénération » dont ces défunts feraient l’objet dans la société palestinienne, et en conséquence des passions qu’ils suscitent [...]». Et pour les Jérusalémites, « le cimetière est choisi par les autorités en négociation avec les proches, le cortège funéraire est limité à 20, 30 ou 40 personnes, les téléphones sont interdits afin que la cérémonie ne soit pas filmée, l’enterrement doit avoir lieu la nuit, entre minuit et 1 heure du matin, et une caution d’environ 20 000 ou 25 000 shekels (5 150-6 400 euros) est demandée au cas où les conditions posées ne seraient pas respectées ».
Aujourd’hui, ma douleur est immense. Mais j’ai pu accéder à la dépouille mortelle de Kuti, la pleurer, l’honorer. Personne ne devrait être privé de ça.
Prenez soin de vous et de vos proches, humain⸱e⸱s et non-humain⸱e⸱s, avant que la vie qui parfois est un miracle mais souvent aussi est juste de la merde, ne vous les prenne.
Sur ce je vais voter.
Salutations libertaires, Kuti à jamais dans mon cœur, vive les chats,
Mačko Dràgàn
Journaliste punk-à-chat en deuil de son chat, journaliste à Mouais dont le chat noir est lui aussi en deuil. abonnements2024 - MOUAIS