Nous sommes un dimanche soir, nous sommes à la télé sur une chaîne de grande écoute, et quelqu’un, une écharpe rouge nouée autour du cou, dit : « [La nouvelle vague de Covid], c’est l’occasion de réviser nos positions vis-à-vis de la vie. La vie est devenue sacrée, on tolère plus la mort. Ce pays, ce continent a subi des épidémies dans les siècles passés plus terribles en nombre de morts mais on avait un certain sens de la fatalité. Comme le disait Eugène Ionesco: “C’est ça la vie, mourir”. On n’accepte plus ça. Quel que soit l’âge, l’état de santé qu’on a, on ne supporte pas qu’on puisse être sacrifié. »[i]
Plusieurs choses sont choquantes dans cette citation de l’inénarrable Totophe Barbier, devenu il est vrai depuis le début de l’ère macronienne, plus encore qu’auparavant (c’est dire), un réservoir inépuisable de « fake news », d’avis à l’emporte-pièce, de contrevérités manifestes et d’insanités satisfaites. Voir un éditorialiste bien blanc, bien riche et aux mains immaculées, préservées à jamais des barres de métros poisseuses, des caisses de supermarché et des chaînes d’usine, pérorer sur le bien-fondé d’une sélection darwinienne de la population est tout bonnement abject. Le voir s’extasier, sachant qu’ils sont les premiers touchés, sur la possibilité de « sacrifier » les traîne-la-jambe, trop vieux, trop gros ou trop diabétiques (et surtout trop pauvres, car si tous les vieux et les gros étaient égaux devant le covid il n’y aurait plus beaucoup de monde sur les plateaux de CNews) au nom des sacro-saints dysfonctionnement d’une économie sociale qui lui assure, à lui, son niveau de vie, sa santé pétaradante et son teint frais, est difficilement supportable.
Mais une dernière chose me choque, et peut-être plus encore que le reste : c’est que je ne suis pas tout à fait en désaccord avec Barbier. Oui, je sais.
Entendons-nous bien. Encore une fois, le fond de son propos est d’une indécence proprement déshonorante. Et ce n’est certainement pas à Barbier, ni quelque autre éditorialiste pété de thune et bien loin des « premières lignes » qui se prennent la crise du Covid en pleine gueule, de décider de la conduite à tenir pour faire front.
Cependant, il n’a pas tort sur un point : notre société ne tolère plus la mort. Elle tient la vie pour sacrée, effectivement (enfin, tout dépend la vie de qui, les « migrants » et les clochards n’étant a priori, eux, pas tenus de rester vivants), et c’est évidemment une bonne chose. Mais, et ce n’est pas forcément une conséquence logique de ce qui précède, elle ne tolère plus la mort, ceci n’est pas faux, et pose effectivement problème.
Les récents débats sur l’euthanasie l’ont montré : dans notre pays, mener une discussion équilibrée sur ce genre de thématiques relève de la gageure. On détourne les yeux, on regarde ailleurs. Comme pour ces papys et mamys qui s'éteignent dans leurs mouroirs, on dit que « ça ne nous regarde pas » -jusqu’au jour où un de nos proches, tiraillé par la souffrance, ou inerte à jamais sur un lit d’hôpital, aura besoin d’une assistance pour partir dans la dignité, la sérénité et la paix, mais c'est un autre sujet.
Cette incapacité à tout simplement parler de la mort, à s'y confronter, s’est malheureusement confirmée dès le début de la crise du Covid.
Alors même que l’on disserte quotidiennement, du matin au soir, sans discontinuer, d’une pandémie mondiale, donc par définition d’un moment où les gens meurent, on ne parle que très peu de la réalité de la mort, pourtant omniprésente. Jamais, ou rarement, si ce n’est sur le ton de la récupération, comme le font les « experts » pour réclamer, diagrammes à l’appui, que leurs idées liberticides et ultralibérales soient appliquées le plus rapidement possible, et comme l’a fait récemment le gouvernement dans une odieuse vidéo de propagande mettant en scène des jeunes gens intubés[ii], la prochaine fois ils iront carrément tourner des séquences à la morgue, et Olivier Veran dans sa piteuse crise de colère, déjà devenue un meme : « f’est fa la réalité des vopitaux ! »
Les gens meurent. Et ils meurent de maladie, donc, d’une mort que, quoique les origines de ce mal soient clairement imputables aux méfaits de l’homme, on peut tenir pour une mort naturelle, plus ou moins évitable, mais naturelle –au contraire, par exemple, des victimes des attentats, hélas elles aussi nombreuses. Les gens meurent, ils meurent de maladie, mais nous peinons à mettre des mots sur cette réalité-là.
Alors, cette réalité, cette matérialité de la mort, quelle est-elle ? Tout comme, dans le cas de l’euthanasie, il est primordial de recueillir la parole de celles et ceux qui veulent mourir, pourquoi, dans quelles conditions, sur quelles bases philosophiques, les premiers habilités à parler de la mort, dans le cas d’une pandémie, c’est bien celles et ceux qui risquent le plus d’en mourir.
Or, je ne sais pas vous, mais moi, ces gens-là, ces vieux, ces cardiaques, ces gros (on va appeler un chat noir un chat noir, n’est-ce pas), ces diabétiques, toutes ces personnes fragiles, ces gens que Barbier est prêt quant à lui à « sacrifier » sans une seconde d’hésitation pour que le marché puisse continuer sa route, eh bien je ne les ai pas entendus dans les médias. Je n’ai pas vu grand-monde leur tendre la plume ou le micro. Je n’ai pas vu passer de grandes enquêtes, de sondages, d’entretiens.
C’est toujours les autres qui meurent. Et justement, là-dessus, qu’est-ce qu’on en fait, de l’avis des autres ?
D’autant plus que l’un des principaux arguments utilisés par celles et ceux qui nous dirigent afin d’agir ainsi, de façon horizontale, autoritaire, dans l’urgence, c’est précisément la priorité accordée au bien-être de cette foule anonyme, qui sert ainsi, ignoblement, de véritable bouclier humain à des technocrates à la ramasse.
Car, il faut bien le dire, ceci nous a amené à cette brillante situation démocratique : un gouvernement qui appuie toutes ses décisions sanitaires, même les plus absurdes, sur des « fragiles » qu’on n’entend pas et auxquels il ne demande pas leur avis, afin de les imposer à tous les autres, auxquels il ne demande pas plus leur avis.
Des gros, des âgés, des fragiles, j’en connais. Ils sont des opinions diverses sur la situation actuelle, certains ont peur, d’autres non, certains continuent à vivre leur vie, presque comme si de rien n’était, d’autres non…
Et certains, beaucoup, n’ont guère envie de servir, pour un gouvernement qu’ils sont nombreux à critiquer, de « joker » de type « vous critiquez-ce-qu’on-fait-mais-les-plus-fragiles-est-ce-vous-y-pensez ? » La mort, certains, beaucoup, l’envisagent, et ils en parlent. Mais aussi, certaines, beaucoup, de vieilles dames ne veulent pas qu’on masque leurs petites filles de six ans pour les protéger, elles les fragiles, qu’on leur empêche de voir leurs enfants pour les protéger, elles les fragiles, qu’on ferme les salles de spectacles, les librairies, qu’on mette les intermittents dans la dèche pour les protéger, elles les fragiles, qu’on mette en place des couvre-feu pour les protéger, elles les fragiles, bref, qu’on mette la vie de tous les autres, y compris bien sûr des gens qu’elles aiment, entre parenthèses, sous cage, en cloche, pour les protéger, elles, les fragiles.
Si cette crise est vouée à durer, il va être temps de véritablement donner la parole à tous ces gens, à tous ces fragiles que la pandémie menace, tous, les rochons, les optimistes, les peureux, les réac’, les solidaires, tous, toutes, -mais qu’on cesse de tout imposer en leur nom sans que jamais on les entende.
Car cette parole-là est toujours la plus nécessaire. Ainsi que l’a écrit Bourdieu dans ce chef-d’œuvre collectif qu’est La Misère du monde, « porter à la conscience des mécanismes qui rendent la vie douloureuse, voire invivable, ce n’est pas les neutraliser ; porter au jour les contradictions, ce n’est pas les résoudre. Mais, si sceptique que l’on puisse être sur l’efficacité du message sociologique, on ne peut tenir pour nul l’effet qu’il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés ; en faisant connaître largement l’origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes. […] Constat qui, malgré les apparences, n’a rien de désespérant : ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire. »
Un « malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes » : c’est bien dans ce cadre que s’inscrit la mort. Et il va bien falloir commencer à en parler, pour enfin pouvoir vivre sereinement, collectivement, l’expérience du deuil, de l’inéluctabilité de la mort, et de quels rites sociaux mettre en place pour lui faire face.
Et afin de pouvoir vivre ensemble avec la conscience de la mort qui rôde, dans le respect de chacun, dans des conditions que nous aurons toutes et tous déterminées de façon collective et démocratique, et sans que l’instrumentalisation gouvernementale ne vienne pointer son vilain nez.
Salutations libertaires,
M.D.
(vous commencez à connaitre, mais voilà, j’écris dans un journal, et il a VRAIMENT besoin de soutien, donc si vous souhaitez vous abonner c’est là, 22 euros par an c’est par cher : https://www.helloasso.com/associations/association-pour-la-reconnaissance-des-medias-alternatifs-arma/paiements/abonnement-mouais)
[i] Je tire bien sûr cette citation de l’excellent blog de Samuel Gontier.
[ii] On en voit des extraits dans le dernier « Ouvrez les guillemets » d'Usul et Cotentin