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Billet de blog 11 janvier 2024

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Manifeste pour une infinité de voix qui brûlent

Voici le chapitre-manifeste de mon « Abrégé de littérature-molotov », à paraitre le 12 janvier, et portant sur l'histoire de ces écrits pop-subversifs aptes à nourrir nos luttes et à donner voix à l’humain comme au non-humain. « Il y a urgence à désincarcérer nos imaginaires de la voiture capitaliste en flammes -et la regarder partir en cendre de l’extérieur, en dansant, et en l’irriguant de notre feu ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« La littérature peut ne pas être consensuelle, verbeuse et chiante. Elle peut prendre la forme d’une tranchée ou d’une barricade. D’une claque ou d’un cocktail Molotov », disais-je en introduction. Au terme de ce tour d’horizon des livres qui sont aussi des bombes, des Surréalistes à Wendy Delorme, j’espère avoir montré que la pop-subversion insurrectionnelle, celle que j’aime tant dans le cinéma (Mad Max Fury Road mon amour), peut également s’épanouir dans l’écrit, dans des pages où brille la fureur incandescente d’une infinité de voix qui brûlent.

Le temps de l’humanité semble compté, plus que jamais. Mais tout n’est pas perdu. Il y a donc urgence, aujourd’hui, à désincarcérer nos imaginaires de la voiture capitaliste en flammes -et la regarder partir en cendre de l’extérieur, en dansant, et en l’irriguant de notre feu.

L’exercice n’est pas facile, dans un système qui monétise toutes les colères et, comme l’ont formulé mes camarades de Mouais, Azar et Hakhimh, « a l’art de tout récupérer (y compris ce qui lutte encore), de gober tout ce qui traîne, le mastiquer, le digérer et en faire de la merde (qui, à l’issue de ce pénible traitement, ne se débat généralement plus) »1 . Mais la littérature peut être, ou devenir à nouveau, un outil précieux de cette lutte pour nous ré-emparer de la poésie sauvage du quotidien ; pour explorer les voix et les voies d’autres futurs désirables.

Tuto : comment préparer une bonne littérature-molotov ?

Munissez-vous d’un vieux Bic ayant longuement traîné au fond de la poche de votre manteau, ou d’un ordinateur portable en fin de vie, et recouvert d’autocollants libertaires2. Attention : la littérature-Molotov ne brûlant que les dominant·es3, vérifier au préalable que vous n’en êtes pas un·e, avant de tenter de la manipuler. Elle se prépare, dans mon cas, dans une petite chambre en coloc’ du Vieux-Nice, où le chat dort sur un clic-clac à moitié pété. Elle peut aussi se cuisiner dans les barres HLM, dans les vestiaires d’usines, au fond d’une salle de classe pas chauffée de banlieue, au comptoir d’un bar à potes, ou seul·e dans une forêt enneigée ; dans les rues à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, voire en manif, au milieux des gaz lacrymogènes, tandis que fusent les pavés et les insultes aux flics.

Une fois bien en place, et de préférence en écoutant un bon album de punk, par exemple Robbin' The Hood de Sublime, voici comment concocter l’engin incendiaire :

1/ Ne jamais se fier au langage

Avez-vous lu le Tractatus logico-philosophicus 4 de Ludwig Wittgenstein ? Si ce n’est pas le cas, vous devriez (sans vous donner d’ordre, bien évidemment). C’est en effet là que vous trouverez le principal ingrédient de la littérature-Molotov : la défiance envers le langage, légitime et nécessaire pour se pas se faire hypnotiser, comme Macron, par ses propres paroles en s’imaginant qu’elles disent quelque chose du réel.

Non. Les propositions par lesquelles nous prétendons représenter la réalité ne correspondent jamais à la structure véritable de cette réalité ; on ne peut parler que de très peu de choses et, nous dit Wittgenstein, « au sujet de ce dont on ne peut parler, on doit se taire. »5 Il ajoute : « Ce qui s’exprime dans le langage, nous ne pouvons l’exprimer par le langage » 6 . La vie et le monde sont toujours plus vastes, et seule la « mystique », selon lui, permet de l’appréhender. Comme il le dit dans une phrase magnifique, « nous sentons que même si toutes les questions scientifiques possibles avaient reçu une réponse, nos problèmes de vie n’auraient pas encore été abordés »7. Le langage logique et scientifique, philosophique, est ici visé. Et, évidemment, le langage politique. Et celui les plateaux des chaînes d’info en continu. Et celui des managers. Et du celui du marketing. Enfin, vous avez compris l’idée.

Seul le « langage quotidien » 8 représente en fin de compte pour lui une utilisation légitime du langage. Et c’est donc de ce langage-là que la littérature-Molotov cherche à s’approcher. La parole qui bruisse sur les trottoirs. Sur les tables des PMU à l’aube, pour un café avant le chantier. Dans les ronds-points des Gilets Jaunes. Celles des apéros entre copaines. Celle du petit déjeuner au matin, après un baiser sur la bouche qui pue de l’être aimé, les yeux encore ensommeillés. Ou encore celle de mon poète préféré, Alberto Caeiro, le Gardeur de Troupeau de Pessoa, mon seul maître, pour lequel une fleur est une fleur, et rien qu’une fleur, et pour lequel « les guerres, le négoce et les navires qui ne laissent que des fumées dans l’air des hautes mers / … pèche[nt] contre cette vérité qu’a la fleur lorsqu’elle fleurit ».

2/ Ajouter une bonne dose de queer

Dans un entretien qu’elle m’a gentiment accordé9, Corinne Morel Darleux loue la construction de « remparts costauds à la destruction des écosystèmes », « lucides en termes de résistance au capitalisme » et « opérants en termes de préfiguration de « comment nous pourrions vivre » », dans le cadre d’une « bataille culturelle vive, queer dans l’âme, c’est à dire bizarre, déviante, inadaptée aux normes sociales que l’on veut défaire ».

Le queer : voici un autre ingrédient incontournable de la littérature-Molotov qui, comme le monstre de Frankenstein, bouleverse l’ordre moral en agrégeant des morceaux piochés ici et là, semant la panique au village.

Il s’agit fondamentalement d’un exercice périlleux d’écriture déviante. Car le queer -comme l’anarchisme- a trait à « tout ce qui contrarie le normal, le légitime, le dominant »10 Ainsi procèdent ces livres : en explorant les soubassements vermoulus, les parkings souterrains crasseux et les vestiaires empuantis du clinquant superficiel de nos sociétés capitalistes, mais aussi les « oasis libertaires » et autres ZAD de luttes et de fêtes sauvages, ils leur inoculent un venin corrosif qui, tout en détruisant l’institué, « l’évident », l’établi, nous donne des pistes de sortie du « cauchemar climatisé » (Miller). Ce faisant ils réhabilitent les pas-pareils les cheloues, les freaks, les borderline, les lumpen, les hors-clous - toutes les victimes de la norme.

Et ainsi, peut-être, la chose écrite nous aidera à vaincre l’épidémie -la multiplication toxique de dominant·e·s qui pullulent au-dessus de nous, et nous dictent avec violence, à leur bon vouloir, les modalités de cette norme. Comme dans l’un des plus beaux textes de l’auteur Italien Ascanio Celestini, qui voit une bande de présidents encravatés ne pas trouver le cadavre pourri à l’origine de l’infection qui ravage le petit pays qu’ils dirigent, avant que le croque-mort n’apporte la solution : « La cause de l’épidémie, c’est vous, messieurs les présidents, / Vous êtes morts et vous ne vous en êtes pas rendus compte ». / Il enterra le président du conseil, Le président de la république et les présidents émérites, / Les présidents des conseils régionaux, généraux et municipaux, / Tout le conseil d’administration des présidents / Et les hiérarchies présidentielles de présidents de toute présidence / Jusqu’au tout dernier président / Dans le dernier recoin du petit pays. / Alors seulement, la contagion fut stoppée. »

3/ Ne pas lésiner sur la sauce prolétaire

La littérature-Molotov est, doit être, une littérature prolétaire -un bien joli mot, hélas aujourd’hui trop peu utilisé. Loin du « bourgeois gaze » (« regard bourgeois », une expression reprenant la notion féministe de « male gaze », regard masculin) qui caractérise malheureusement une bonne partie des productions culturelles actuelles, notamment dans notre pays -le cinéma « social » hexagonal ayant par exemple une lourde tendance à représenter les dominé·e·s comme « des prolos obèses et moustachus qui font la gueule dans une France grisâtre » - 11, il s’agit de réellement donner à lire, à voir, à entendre les classes opprimées, celles et ceux dont la couleur, dont le « mauvais genre », dont les pratiques de vie quotidiennes font tache dans la carte postale avec filtre Instagram que tentent de nous vendre les gens qui nous exploitent.

Parce que pour nous libérer, pour réellement construire à petits ou grands frais de nouveaux imaginaires de l’émancipation, il va nous falloir cesser de nous regarder nous-même avec les yeux, de nous dire nous même avec la langue, des bourgeois responsables de la mise en coupe réglée de nos existences -et de la destruction de nos écosystèmes.

La littérature-Molotov se veut donc au plus proche des en-bas ; par les prolos, pour les prolos. Tel le premier et récent livre de Diaty Diallo, Deux secondes d’air qui brûle, roman-claque sur la violence policière dans les banlieues, évoquant le travail de l’ethnologue Alice Goffmann sur « l’art de fuir » du lumpen-prolétariat Noir de Philadelphie, et dédié à tous·tes les « humilié·es », « blessé·es », « mutilé·es », « violé·es » ; aux « incarcéré·es », aux « assassiné·es et téméraires emportés sur leurs deux-roues »12.

Il ne s’agit pas de dire que tous·tes les auteur·ice·s dont j’ai parcouru les œuvres étaient issu·e·s des classes populaires, ni que cela soit une condition obligatoire, ni qu’on demande à celles et ceux qui ne le sont pas de faire semblant – sachant que «  paraître pauvre est un caprice que les riches aiment », comme l’a bien dit Casey. Mais il s’agit de faire le choix d’un vivre-prolo. Tel Roberto Bolaño et ses potes infra-rréalistes, voyous proches du milieu des guérilleros, issu·e·s de la classe moyenne inférieure ou du prolétariat, volontairement marginalisé·e·s, et adeptes de pratiques sociales déviantes, au plus près des voleurs et des doguées. Dejenlo todo, nuevamente, leur manifeste, est un crachat à la gueule de la société, dans la plus pure tradition avant-gardiste s’étendant de la Gifle au goût public des futuristes Russes jusqu’au Déshonneur des poètes de Péret, en passant par les textes d’insultes du poète-boxeur Arthur Cravan : rejet du système marchand, du pouvoir, exaltation de la marginalité, de la poésie, de la vie libre, mépris insistant à l’égard d’un monde intellectuel et artistique prétentieux, appel à la révolution politique et sociale.

Dernier assaisonnement : dans un mode consumériste hyper-connecté qui achète la complicité de ses victimes en échange de cette saloperie de « quart d’heure de célébrité » de ce bouffon de Warhol, il nous importe de retrouver une éthique de la discrétion. La dignité, l’humilité de celle ou celui qui a connu ce que vivent les exploité·es et ne tient donc pas à reproduire les codes de la forfanterie bourgeoise. Fuir les cocktails. Refuser les mondanités. Ne pas venir poser ses fesses sur les plateaux télé pour sourire face à la caméra. Ne pas faire bonne figure. Entartrer BHL. Rester auprès des siens. Ne pas hésiter à « effacer sa signature » 13. Demeurer, comme m’a formulé Achille Chavée, « un peau-rouge qui jamais ne marchera en file indienne » 14.

4/ S’assurer que sa potion soit irrécupérable

Dans l’épisode Quinze Millions de mérites, la série britannique Black Mirror nous présente un monde futuriste dans lequel les prolos vivent parqué·s dans des tours, pédalant sur des vélos d’appartement afin de produire de l’électricité, collé·e·s à des écrans. Seule façon de s’en sortir : participer à un télé-crochet, qui permet ponctuellement d’échapper à cette triste condition. Le héros finit par parvenir à y participer, et en profite pour hurler sa haine de ce système, menaçant de se trancher la gorge avec un tesson d’écran. Le jury l’applaudit, adore la « performance », et lui propose sa propre émission, qu’il présentera en tenant son tesson sur la gorge. Et il accepte. Le système a gagné.

C’est pourquoi il existe une phase finale à la préparation de votre littérature-Molotov, indispensable pour que la mixture subversive soit opérante : être irrécupérables. Car c’est finalement la seule façon, face à un capitalisme capable de transformer n’importe quel rebelle enfiévré en un pantin soumis, de s’assurer que notre parole demeure corrosive : le refus de parvenir, et les coups de griffe sans pitié sur la main qui prétend nous nourrir. Comme un chat caractériel (un chat, quoi) fuyant les caresses forcées de ses « maîtres ». Lucio Bukowski, éminent rappeur, continuant ainsi à travailler discrètement comme bibliothécaire. Didier Wampas, chanteur du groupe éponyme, décidant de rester électricien à la RATP, faisant les 3x8 - il a pris sa retraite il y a peu. Et des auteurs comme Julien Gracq et Pierre Michon s’acharnant à demeurer bien loin des honneurs -le premier refusant même, pour la seule fois dans l’histoire du prix, le Goncourt. On ne peut récupérer qui, tel le ninja, maîtrise l’art de l’invisibilité.

Comme l’ont écrit les Surréalistes dans un de leurs manifestes : « Nous faisons à la société cet avertissement solennel. Qu’elle fasse attention à ses écarts, à chacun des faux pas de son esprit, nous ne la raterons pas ». Il faut être irréconciliables avec un monde qui nie tout ce qui est au cœur de la littérature-Molotov : magie du quotidien, sieste sous un vieux chêne, mélancolique café à l’aube, deux lèvres à la rencontre des deux autres lèvres qui leur font face, tendresses consenties sous des draps chauds, danses nocturnes autour d’un feu de joie.

La douleur est, parfois, infinie. La littérature peut nous apaiser, à défaut de nous sauver (« rien de ce qui est vivant ne peut être sauvé », a dit Bolaño). Se demandant « pourquoi écrire ? », l’écrivain-guérilléros Carlos Liscano, longtemps retenu en détention et torturé, répond ainsi : « Car jusqu’à quand peut-on en permanence ne pas se prendre au sérieux ? Parce que chaque matin on se réveille et on a besoin de forces pour se réinventer [...]. Parce que même si rien ne vaut la peine on a besoin de soi-même. Parce que je suis encore vivant. Parce que je ne suis pas encore décidé à mourir ». Ce qui n’est pas la moindre des victoires obtenues face à ce qui nous broie.

Faire entendre toutes les voix silenciées : humaines…

Mais on n’écrit évidemment pas pour soi -enfin, pas que pour soi. On écrit pour donner à entendre quelque chose, pour donner voix à quelque chose, quelqu’un·e ; à une « âme », au sens ethnologique du terme, le souffle de vie qui habite toute chose pour les animistes. Écrire, c’est se faire porte-parole. « Les chefs-d’œuvre, écrit Virginia Woolf dans Une Chambre à soi, ne sont pas nés seuls et dans la solitude, ils sont le résultat de nombreuses années de pensées en commun, de pensées élaborées par l'esprit d'un peuple entier, de sorte que l'expérience de la masse se trouve derrière la voix d'un seul ».

Je voudrais donc, pour conclure, évoquer la littérature-Molotov à venir, celle de la fin du XXIème et du début du XXIIème siècles, et tous ces continents de la parole, encore inexplorés, ces voix encore en suspension dans nos imaginaires en friches, retenues par la chape du marketing généralisé qui aseptise nos façons de voir, dire et penser ce qui nous entoure.

Quand je dis : voix, je dis bien : toutes les voix. Les émanations écrites de « tout ce qui mérite vie » (Mahmoud Darwich). Humaines, mais aussi non-humaines.

Humaines, d’abord : il en reste encore tant à faire entendre, n’ayant pas encore pu pour le moment sortir du puits de l’oubli et du silence où elles avaient été plongées. Voix de femmes, bien sûr ; moitié de l’humanité encore massivement silenciée. Mais aussi, évidemment, voix de l’alphabet LGBTQQIP2SAAK+ (Lesbien·ne, Gay, Bi·e, Trans-, Queer, en Questionnement, Intersexe, Pansexuel·le, 2spirit -Bispirituel-, Androgyne, Asexuel·le, Kinky, etc. -je suis persuadé que vous ne connaissiez pas cet acronyme, rassurez-vous je l’ai découvert il y a quelques jours), qui n’ont accédé que depuis très récemment à la parole publique.

Cette littérature est déjà-là ; vaste, diffuse ; peu lue, cependant. BlueX en dresse une liste, sur une page du site senscritique15. On y retrouve La sorcellerie est un sport de combat. Les tribulations de lesbiennes hooligans face à un sorcier nazi, livre de Lizzie Crowdagger sorti en 2020, et dont le titre fait bien envie. Toxoplasma, de Sabrina Calvo. Ou encore le classique Stone Butch Blue, de Leslie Feinberg -prolo communiste transgenre lesbienne butch hélas décédée en 2014 des suites de la maladie de lyme-, paru en 1993, qui a l'air tout simplement génial mais que je n'ai -shame- pas encore lu.

Et n’oublions pas la parole des personnes en situation de handicap -dites handi·e en vocabulaire militant-, telles par exemple qu’elle nous apparaît dans un texte magnifique cité dans FéminiSpunk, de Christine Aventin :

« Je lis dans la plupart de vos récits des gestes qui semblent innés, qui ne paraissent jamais ratés, des équilibres plutôt évidents ; comme une mécanique prédisposées à savoir utiliser suivant les désirs. Mes désirs ne permettent pas mes gestes, ils élaborent des alternatives, ils cherchent sans cesse des possibles, des technicités dont les modes d’emploi sont à écrire et réécrire. […] Je dis que cette gestuelle valide pose comme dysfonctionnels des corps comme le mien, et que la dysfonction vous appartient : mes défaillances ne sont que les failles de vos performances »16.

Ceci, cette décortication du désir dominant et l’existence d’une multiplicité d’autres désirs, d’autres habitations du monde, de la parole divergente et de la chair qui produit cette parole, doit nous rassurer : nous aurons largement de quoi écrire du neuf, - jusqu’à la fin du monde. Qu’il serait bon de retarder un peu, ne serait-ce que pour avoir le temps de lire tout ça.

Et non-humaines

Et puis, il y a le non-humain. Tout ce qui bruisse ou non, qui nous entoure ou non, que nous connaissons ou non, mais qui héberge le souffle de vie. Arbres, herbes, plantes, animaux, jusqu’aux bactéries : et si donner à entendre leurs voix représentait la prochaine grande révolution littéraire -tout comme l’écologie fut la dernière révolution de la pensée politique ? Je pense à Wall-E, ce chef-d’œuvre dont toute la première partie parvient à nous émouvoir aux larmes (je suis sensible, certes) en mettant en scène un insecte et des robots muets….

Pour retrouver lien avec cette Terre, sans doute ainsi nous faudra-t-il apprendre, comme le faisaient les peuples dits « premiers », à mettre des mots sur le cosmos, à se connecter à cette voix plus vieille que nous, et qui nous survivra. Lynn Margulis, biologiste spécialiste de la symbiose : « Les preuves existent que [les humains] sont des recombinaisons de puissantes communautés bactériennes, qui ont une histoire vieille de plusieurs milliards d’années. Nous faisons partie d’un réseau dense qui remonte à la prise de possession de la Terre par les Bactéries. Les pouvoirs de notre intelligence et de notre technologie de nous appartiennent pas en propre, ils appartiennent à toute la vie. Comme l’évolution laisse rarement de côté des attributs qui s’avèrent utiles, il est vraisemblable que nos pouvoirs, qui dérivent du microcosme, perdureront dans le microcosme. L’intelligence et la technologie, que l’humanité a couvées, sont en réalité la propriété du microcosme. Dans l’avenir, elles pourraient bien survivre à notre espèce sous des formes qui défient notre imagination limitée »17.

Le penseur anarchiste Murray Bookchin (1921-2006), fortement inspiré par le mutualisme symbiotique de Kropotkine, penseur du « communalisme » (il écrit dès 1984 : « Les mouvements féministes, écologistes et communalistes doivent créer des communautés humaines décentralisées adaptées à leurs écosystèmes, ... démocratiser les villages et les villes, les confédérer, et créer un contre-pouvoir face à l’État ») affirme de son côté, dans un essai consacré entre autres aux travaux de Margulis : « Le mutualisme, l’auto-organisation, la liberté et la subjectivité, rendus cohérents entre eux par les principes de l’écologie sociale -l’unité dans la diversité, la spontanéité, les relations non-hiérarchiques- sont donc des fins en soi. Mises à part les responsabilités qu’elles confèrent à notre espèce comme porte-parole auto-conscient de la nature (je souligne), ces qualités constituent littéralement notre définition »18.

« Porte-parole auto-conscient » d’un cosmos où règne la loi de l’entraide : voici ce que seront les auteur·ice·s de la littérature-Molotov à venir. Donnant voix aux feuillages, aux jeunes pousses, au hululement de la chouette, au frémissement du plancton. Vous vous dites peut-être : « il est dingo celui-là ! » Je vous réponds que dans Mon nom est Rouge, incroyable roman de l’écrivain Turc nobélisé Orhan Pamuk19, on compte parmi la douzaine de personnages s’exprimant à la première personne des animaux, des objets, la Mort, le Diable, et bien sur la couleur Rouge elle-même, protagoniste à part entière.

Les animaux du bois de quat’sous (avec toutes ces morts horribles!20), Silverwing (une saga jeunesse avec des chauve-souris, que j’ai lue quand j’étais gosse), Le Vent dans les saules, le fabuleux Fantastique Maître Renard… Ce ne sont pas les exemples d’œuvres ayant fait parler des animaux -quoique cela soit fait généralement de façon très anthropomorphisée- qui manquent, le meilleur restant néanmoins la nouvelle Poule écrit par une, de Cortázar, qui relate avec beaucoup de réalisme et une merveilleuse économie de moyen (quelques lignes), par la voix même d’une gallinacée, les projets de conquête du monde de son espèce. Ainsi que l’indispensable revue ludo-scientifique La Hulotte, avec laquelle j’ai grandi et qui m’a permis de connaître comme si je les avait réellement entendus me parler tous les petits animaux, et les fleurs, et les arbres, qui habitent les jardins, les maisons, les champs et les bois.

Il y a peu, j’ai eu la chance d’assister à une conférence de l’ethnologue Philippe Descola. Il nous a notamment rapporté que « Notre nourriture est faite d’âme », disent les Shuars, peuple d’Amazonie, pour expliquer qu’ils et elles doivent se « purifier » du fait de manger de la viande. Oui : nous vivons entouré·e·s d’âmes. Pour certaines, nous les mangeons. A l’heure où une espèce massacre dans ses abattoirs des centaines de milliers de ces âmes sans voir la démesure absurde, l’hybris de cet appétit qui met en péril autant la survie de ce que nous dévorons que la nôtre, peut-être une littérature donnant à entendre l’infinité de voix qui peuplent le vivant sera-t-elle susceptible d’apporter une contribution utile aux débats contemporains sur l’antispécisme et le véganisme.

Une poétique cyberpunk du tout-monde

Allez ; concluons. J’ai parlé à plusieurs reprises, dans cet essai, de « Tout-Monde » ; je n’oublie évidemment pas d’où vient le terme. Il est notamment réapparu il y a peu dans le débat public grâce à un roman « insurrectionnel », « cyberpunk » et « afro-futuriste » : Té Mawon, de Michael Roch, dont l’intrigue se déroule à Lanvil, mégapole caribéenne ultra-technologique, « havre pour tous les migrants du monde » ayant noyé dans le béton un tout-monde qu’il s’agit, pour les personnages, magouilleurs et fuyardes, de retrouver en détruisant le système en place et en faisant sauter des barrières entre « l’anba » et « l’anwo ».

Roch définit ainsi l’afrofuturisme : « C’est imaginer un futur dans lequel l’homme noir et la femme noire sont émancipés et ne subissent plus d’oppression ou de discrimination systémiques ». Il précise : « Ce mouvement s’est en quelque sorte formé à partir d’une prophétie auto-réalisatrice : en observant la science-fiction dans les années 1960, on s’est rendu compte que ce qu’elle décrivait est devenu réalité quarante ans plus tard »21. La littérature peut donc agir le réel : autant le faire en le tordant vers l’émancipation, plutôt que la dystopie à la 1984.

Roch précise plus loin, à propos du Tout-Monde : « [c’est] une poétique de la Relation qu’Edouard Glissant a apporté au monde. Plus que de vivre ensemble, c’est une manière d’être ensemble, dans toutes nos diversités, de se mettre en relation, au contact des autres et en particulier de la marge, de ceux qui sont au bout de notre horizon … Le Tout-Monde constitue l’un des plus gros héritages philosophique et littéraire des Antilles ». Et de conclure : « Il demeure l’un des points essentiels à développer, par des essais mais aussi par la culture pop ... »22

Retour en arrière. Quand, en janvier 2009, des grèves éclatent en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane, à la Réunion, menées par le collectif Lyannaj Kont Pwofitasion, des écrivains et poètes, dont Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, signent un Manifeste pour les « produits » de haute nécessité23, introduit par cette citation capitale de Gilles Deleuze dans L’Image-temps : « Au moment où le maître, le colonisateur proclament « il n’y a pas de peuple ici », le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer. »

« Derrière le prosaïque du « pouvoir d’achat » ou du « panier de la ménagère », peut-on lire dans le manifeste, se profile l’essentiel qui nous manque, et qui donne du sens à l’existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessité immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). » Et d’écrire enfin : « Nous appelons à une haute politique, à un art politique qui installe l’individu, sa relation à l’Autre, au centre d’un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté ».

C’est ceci, le Tout-Monde. Ceci, le programme de notre culture à venir, quoique partiellement déjà-là, de nos films, nos jeux vidéos, nos musiques, nos chorégraphies, -et, pour ce qui nos occupe ici, notre littérature. La présentation par l’exemple fictionnel pop de ces « exemples de sociétés post-capitalistes capables de mettre en œuvre un épanouissement humain qui s’inscrive dans l’horizontale plénitude du vivant »24. Un « art politique » pour ouvrir l’horizon des possibles, faire sauter le verrou des anfractuosités propices -et exploser à la face du monde dominant la fureur dionysiaque de l’infinité de voix qui brûlent.

A l’heure où j’écris, Macron s’apprête à faire appel au 49.3 pour faire passer en force sa réforme des retraites. L’ordre capitaliste tente de nous mettre à genou, à rebours du zeitgest de l’époque -qui est de constater que ce temps du pétrole, de la violence, de la prédation et du fric doit prendre fin. La bataille, pour le moment, est donc -provisoirement- perdue. Mais rien n’est encore écrit. Les années à venir seront sans doute difficiles ; mais ceci, à en croire une citation d’Aimé Césaire ouvrant le Manifeste, « ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes. »

Nice, hiver 2023

Mačko Dràgàn

Le livre paraît demain le 12/01/23, il coûte la modeste somme de 17 euros et est disponible dans toutes les bonnes librairies, PAS sur Amazon, et sur le site des éditions Terres de Feu, ici-même : https://editions-terresdefeu.com/boutique

La postface est de Ludivine Bantigny, qu’elle en soit gracieusement remerciée, notamment pour avoir écrit : « L’auteur ! L’auteur !… ll est là, Mačko. Tout entier, avec sa crête iroquoise, sa clope et ses tasses de café, ses albums de PJ Harvey. Et la nostalgie de Quito. Le gonzo-punk en bandoulière (car punk ne va pas fort fort mais punk n’est pas mort). Il s’inquiète du « vieux-connisme » qui guette [sois rassuré ça n’est pas près de t’arriver]. Peut-on vraiment écouter l’Anakronic Electro Orkestra, en le lisant ? J’avoue n’avoir pas essayé, trop concentrée à découvrir grâce à lui des pans de romans ignorés ».

A votre bon cœur, j’ai besoin de payer de bonnes croquettes à mon chat noir. Pour le service presse, contacter contact@editions-terresdefeu.com, et pour toute question, retour enthousiaste ou critique, message d’insulte, déclaration d’amour et autres : mackodragan@gmail.com

Illustration 1

1 Casseurse de cases : pour une position anar-queer, in revue Mouais n°37, mars 2023

2 Bon dans mon cas il y a aussi un de Picsou car je suis fan de Don Rosa.

3 Je n’ai pas employé le point médian de tout mon essai. Je l’emploie ici, car d’une part je fais ce que je veux et d’autre part car il correspond aux nouvelles manières d’écrire dont il sera question ici.

4 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. Gilles-Gaston Granger, Gallimard, 2001

5 Ludwig Wittgenstein, op. cit., (7)

6 Op. cit. (5. 65)

7 Op. cit. (6. 522)

8 Op. cit. (5. 653)

9 https://mouais.org/creer-des-desertions-fecondes-entretien-avec-corinne-morel-darleux/

10 Halperlin, cité dans ce même article de Mouais utilisé plus haut.

11 https://www.frustrationmagazine.fr/cinema-bourgeois/

12 cf. https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/08/24/comme-ils-existent-diallo/

13 Paul Nougé, Clarisse Juranville, René Henriquez, Bruxelles, 1927

14 cité dans Le surréalisme Belge, revue Europe n°912, avril 2005

15 liste non-exhaustive de livres écrit par des auteur.es trans et non-binaires, par BlueX : https://www.senscritique.com/liste/romans_ecrits_par_des_auteur_es_trans/2927636

16 « Vos désirs sont-ils des échos ou des égos ? » article de Zig dans Tumult #3, cité dans FéminiSpunk de Christine Aventin, op. Cit.

17 Lynn Margulis & Dorion Sagan, Microcosmos, 4 milliards d’années de symbiose terrestre, éditions Wildproject

18 Murray Bookchin, Sociobiologie ou écologie sociale, ed. Atelier de création libertaire , Lyon

19 Egalement auteur de La Vie nouvelle, l’un des plus beaux livres au monde ; Ah, Djanan…

20 Listées ici c’est affreux : https://www.allocine.fr/diaporamas/series/diaporama-1000008971/

21Entretien de Michael Roch avec la revue Ubsek & Rica, par Eva Cohen, mai 2022

22 Ibid.

23 Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, éd. Galaad, 2009

24 Ibid.

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