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La danse. Petite lumière dans la brume : c’est de ça, dont j’ai aujourd’hui envie de parler. D’une belle rencontre, organisée il y a une semaine, entre un ami réfugié, ancien « migrant » (comme les oiseaux ?) donc, un chorégraphe lyonnais, une amie bénévole venant en aide aux demandeur d’asile, des danseurs, et moi-même. Une belle échappée, un saut de ballerine hors de la folie de ce monde.
Vendredi 5 avril, 15 heures. Arrivé un peu en avance, je fume une clope devant les grilles du 109, dans le quartier populaire de Saint-Roch, à Nice. Un lieu aussi appelé les Abattoirs, puisqu’il s’agit en effet d’anciens abattoirs, désormais à l’abandon, et réquisitionnés par la mairie il y a quelques années, avec l’idée d’y faire une friche culturelle, semblable à la belle de mai, à Marseille. Il faut dire, qu’il y aurait de quoi : sur plus de 20 000 mètres carrés, un dédale de hangars (parfois encore couverts de sang), de bâtiments grisâtres, de ferrailles, de logement abandonnés, s’étalent devant moi, jusqu’aux rives du Paillon, sous un soleil accablant.
Mes amis arrivent : Léa, que j’ai connue dans la bande de Défends Ta Citoyenneté, l’association de Cédric Herrou, pour laquelle elle a été bénévole, et Abakar, qui lui aussi connait bien le camp de Breil, puisqu’il y a passé quatre mois, à son arrivée en France.
Si nous sommes ici, c’est à l’invitation de Christophe, jeune, talentueux et sympathique chorégraphe de la compagnie lyonnaise Voltaïk, en résidence à Nice pour une semaine. Je l’avais croisé deux jours auparavant, avec mon ami David, de Télé Chez Moi, à l’occasion d’un entretien, pour un reportage, avec Lisie Phillip, de la Compagnie Antipodes, et il nous avait manifesté sa volonté de rencontrer des acteurs du réseau local d’aide aux réfugiés, le spectacle qu’il est en train de monter, nommé : Exode, tournant autour du thème de la migration. Quelques coups de fils plus tard, nous sommes donc là.
Petite digression. J’ai toujours aimé la danse. Enfin, au début, soyons franc, j’aimais les danseuses. Enfin, surtout une, en fait. Et comme elle a eu la gentillesse de partager ma vie pendant quelques années, j’ai eu la chance de m’ouvrir à cet art. Pina Baush, Barack Marshall, James Carlès… Autant de façons de faire vivre la chair vibrante des femmes et des hommes, de la faire aimer, de la montrer telle qu’elle est, tantôt tendre, tantôt souffrante, toujours belle dans sa perpétuelle tension vers quelque chose, vers un point de fuite utopique qui est toujours une résistance face à toutes les mutilations que la sociétés nous impose, et donc le corps est souvent la première victime. Fin de la digression.
Nous arrivons au studio Antipodes, où la troupe est en plein filage. Je salue Malou, l’une des danseuses d’Antipodes. Le temps qu’ils terminent la répétition, Léa, Abakar et moi nous installons au soleil –le printemps est bien là.
Au bout d’une quinzaine de minutes, Christophe arrive, accompagné d’Agathe, qui gère la compagnie. Ils nous proposent un café, et nous nous mettons à parler.
Christophe commence par nous décrire la genèse de son projet. L’idée de travailler sur ce sujet lui est venue en regardant un documentaire intitulé Exode. Dans ce reportage, la BBC et Canal+ avaient distribué 75 smartphones à des migrants qui fuyaient leur pays, et qui avaient donc pu filmer tout leur parcours, à hauteur humaine.
Un électrochoc pour Christophe, lui-même, comme on dit, « issu de l’immigration » -il est d’origine Italienne et Algérienne. Cela lui a fait remonter des souvenirs : son enfance dans une cité HLM de Lyon, entouré de personnes venues elles aussi d’horizons variés, et son grand-père, longtemps si mutique sur ce qu’il avait vécu, et marqué dans sa chair –on y vient- par les souffrances de l’exil, qui avaient provoqué en lui une grande violence, comme conséquence d’une douleur peu dicible, trop retenue.
De là, il a commencé à travailler, avec son langage propre, celui du corps, pour tenter d’exprimer cette vérité de l’errance, de l’exil, du voyage, ces allées et venues, ces mouvements de perpétuel va-et-vient qui ont toujours été le propre de l’humanité, des hommes des cavernes jusqu’aux mégalopoles postmodernes hyper-connectées.
Puis, c’est au tour d’Abakar de parler. De partager son expérience de migrant. Lui-même vient du Tchad. Il a transité par la Lybie, a traversé les eaux méditerranéennes, l’Italie, endurant la faim, la soif, les déserts brûlant, l’emprisonnement, les traques de la police, les humiliations, la douleur.
Il raconte que lors de son premier passage en train de la frontière entre l’Italie et la France, pour le « punir » de lui avoir répondu en français, un policier l’avait raccompagné hors du pays enfermé dans le coffre de la voiture. Comme toujours dans ces cas-là, avec les autres interpellés, ils avaient été reconduits à quatre, cinq jours de la frontière, vers le sud de l’Italie. Pour rajouter de l’errance à l’errance. Pour leur faire perdre du temps. Pour les épuiser encore plus, même si jamais aucun ne se dissuade de continuer.
Il raconte cette instabilité permanente imposée aux migrants, chassés des centres, chassés des rues, chassés des trains, toujours forcés au mouvement, dans un rythme pendulaire infernal et incessant.
Il raconte cette fatigue qui saisit le corps –un corps qui, au bout d’un moment, pour ne pas se laisser briser, se déconnecte, ne laissant plus le contrôle qu’au souvenir. Le souvenir, dit-il avec ce sourire qui illumine toujours son beau visage de grand gaillard toujours bien mis et que rien ne semble pouvoir faire plier, le souvenir, donc, des belles choses, de ces beaux moments, de ces joies qui, au milieu de tant de souffrances, viennent toujours illuminer les routes de la migration : les mains tendues, les conversations, les instants de partage, de solidarité, les regards complices, les havres de repos proposés le temps de quelques jours, voire même d’une nuit seulement.
Nous l’écoutons, tandis qu’autour de nous les danseurs se reposent. Malou, allongée par terre, prend le soleil. Léa ponctue ce récit de remarques sur les vexations imposées aux réfugiés durant tout leur processus de demande d’asile. L’interdiction de travailler. Les attentes interminables dans les files. L'administration kafkaïenne. Avec toujours, en filigrane, la crainte du refus et de l’OQTF, l’obligation de quitter le territoire –ce qui signifie : la fuite, à nouveau.
Au bout de deux heures, la compagnie doit se préparer pour la sortie de résidence, qui a lieu à 19 heures. Abakar rentre chez lui pour y régler une affaire. Léa et moi allons nous balader le long des rives du Paillon.
Puis vient le spectacle. « Ce n’est qu’un brouillon, une ébauche », nous avait prévenus Christophe. Difficile de le prendre au mot, tant le travail semble déjà abouti. Sur une musique de violon de plus en plus enfiévrée, avec des beat électro, des danseurs en transe rejouent l’histoire de l’humanité, dans un ballet ou la solitude des êtres rencontre toujours le flux vivace de l’errance avec et parmi les hommes : un mouvement parfois tendre, quand les mains se tendent et se caressent, parfois brutales, quand la foule se fait meute. Les danseurs, seuls ou en groupe, s’échappent, se retrouvent, se portent, se rejettent. Se regardent, ou s’ignorent. S’élancent vers l’ailleurs, ou se replient sur eux-mêmes, tordus au sol. Et c’est très beau. Danse contemporaine, danse africaine, hip-hop, les influences sont diverses, comme pour inscrire dans l’œuvre ce nécessaire métissage qui fait la force des sociétés.
Il y a effectivement, dans cette danse, toute la force du vécu d’Abakar, de Christophe, de moi-même, de tant d’autres, tous « issus de l’immigration », tous migrants ou fils, ou petit-fils de migrants –puisque humains, tout simplement.
Un peu plus tard, à une table du Diane’s, avec mon amie Fiona qui nous avait rejoint pour le spectacle, Abakar continue à nous faire le récit de son long voyage. L’arrivée en Lybie. « Les Noirs, nous explique-il, quand ils arrivent là-bas, doivent absolument payer quelqu’un pour les accompagner, sinon, s’ils restent seuls, sans un local avec eux, ils sont vendus en esclavage, puis revendus, puis revendus. C’est ainsi que ça fonctionne ».
Là-bas, il a été emprisonné pendant 6 mois. Il n’a dû sa libération qu’au fils d’un chef local, qu’il avait rencontré en arrivant dans le pays. C’est Abakar qui a fait en sorte que ses camarades de cellule soient libérés avec lui : « Cela fait des mois que nous vivons ensemble : c’est nous tous, ou personne », a-t-il insisté. Il a été entendu.
Il raconte le désert. La soif, l’errance dans un enfer de sécheresse, sans savoir si tout ceci aura une fin. Une seule chose compte alors, tout le périple durant : ne pas mourir. « Pas : vivre. Juste : ne pas mourir. Le cerveau, et le corps entier, ne s’occupe plus que de ça ».
Il raconte la traversée de la méditerranée, avec un bateau qui commençait déjà à couler une heure après le départ.
Il raconte l’arrivée en Italie. Les traques. Les nuits passées à dormir dans la rue, tous ces gens qui vous parlent une langue que vous ne comprenez pas. Le froid. Le désespoir, parfois, tempéré par cette évidence, marquée dans la chair : aucun demi-tour n’est possible. C’est avancer, ou mourir.
Il y a comme un goût de larmes dans nos bières.
Voilà donc ce qu’on impose, désormais, à tous ces danseurs de l’exode, ces sauteurs de frontières qui répondent (contraints et forcés, du reste, pour la plupart) à ce simple appel qui a toujours été au cœur de nos sociétés : l’appel du mouvement.
Comme quoi, je voulais ne plus parler de répression, de la violence d’État, je voulais donner une petite respiration, un instant de lumière… Pas sûr que j’y sois parvenu.
Quoique. Il reste cette certitude : quand le monde entier ne sera plus que frontières et no man’s land minés, il nous restera toujours la danse, même pieds nus sur les barbelés. Parce que la danse, comme le va-et-vient des hommes, ne s’arrête jamais.
Alors, dansons.
Salut & fraternité,
M.D.
Compagnie Voltaïk : http://www.compagnievoltaik.com/
Compagnie Antipodes : http://compagnie-antipodes.com/
Défends Ta Citoyenneté : https://defendstacitoyennete.fr/
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Télé Chez Moi : https://www.telechezmoi.com/