Définition du Robert de « terreur » : « 1. Peur extrême qui bouleverse, paralyse. 2. Peur collective qu'on fait régner dans une population, un groupe pour briser sa résistance ; régime fondé sur l'emploi de l'arbitraire imposé et de la violence » S’ensuit un exemple très bien choisi en l’occurrence : « Gouverner par la terreur ».
Depuis quelques semaines, je suis terrorisé.
Terrorisé, dans un premier temps, par les atrocités commises par le Hamas lors de son attaque. Car la lutte pour l'émancipation, sous toutes ses formes, même armée quand la situation l'oblige, est légitime. Toujours. Mais pas les crimes de guerre et contre l'humanité. En aucun cas. Jamais. Et même si je sais très bien qu'il n'existe pas de « guerre propre ». Car évidemment, quoiqu’en disent nos adversaires idéologiques pour nous tremper dans leur propre boue, que nous n’avons pas pu rester insensibles face à ça.
Parce que je veux être lucide dans mon soutien au peuple Palestinien, lucide sur les tarés qui le dirigent, j’ai lu le compte-rendu glaçant, écœurant, fait par Libération de la vidéo documentant l’horreur du 7 octobre (1). Des corps empilés, brûlés. Déchiquetés. Des enfants morts. Et, on l’a appris ensuite, des femmes exhibées nues, violées.
Comme l’a écrit, à l’attention de tous ceux qui nous insultent, nous harcèlent et nous diffament, le toujours affûté Daniel Schneidermann dans son blog Obsessions, « la barbarie du 7 octobre nous fait horreur, autant qu'à vous ». Il ajoute cependant : « Mais même si on comprend leur choc, leur douleur, leur rage aveugle, même si les tags antisémites sur les murs nous horrifient, vous nous écrasez, vous nous étouffez, vous la brigade des porte-parole, vous les Dray, Goldnadel, Fourest, Enthoven, Barbier, qui vous relayez sur les plateaux, avec toute la puissance de feu des télés des milliardaires, pour bien nous faire comprendre qu'il ne faut pas confondre bébé attaquant et bébé attaqué ».
Parce que oui, immédiatement après cette terreur, a succédé une autre terreur : la conscience de ce que la réplique du gouvernement fasciste israélien serait terrible, implacable, inhumaine. Y compris donc pour les « bébés attaquants » car, comme l’a formulé une certaine Céline Pina dans une phrase également terrifiante, « une bombe qui explose tuera sans doute des enfants, mais ces enfants ne mourront pas en ayant l’impression que l’humanité a trahi tout ce qu’ils étaient en droit d’attendre ». Les médias dominants au service de la logique génocidaire. Je me mets les mains sur les oreilles, je ne veux plus rien entendre.
Terrifié. Je me branche -très mauvaise idée- sur les réseaux dit sociaux. Des photos d'enfants Israéliens circulent. Une horreur. Une victime qui a un nom, un âge, une famille, une histoire. Une photo bien cadrée. Terrifié. Puis, terrifié par un autre constat, qui s’impose implacablement à moi : les enfants Palestiniens à Gaza n'ont pas de nom, pas d'âge. Pas de photos. La terreur se poursuit. « Le visage de mon prochain est une altérité qui ouvre l'au-delà », a écrit Emmanuel Levinas. Trier les avec et les sans-visages dit tout de l’abjection où nous en sommes rendus après des décennies de déshumanisation du peuple palestinien -et du monde arabe. Voire des Arabes, tout simplement. Ça me terrifie.
Terreur. Terreur de lire le vice-président de Médecins du monde, Jean-François Corty , déclarer, aux premiers jours de la « riposte » : « En connaissance de cause, la communauté internationale sait que 2,3 millions de personnes ont un pronostic vital à court et moyen terme engagé. L’histoire retiendra qu’elle est au courant et qu’elle a laissé faire ». Terrifié de lire, dans un récent et insoutenable article de Mediapart (2), les atroces témoignages de civils, de femmes, d’enfants, d’hommes innocents, sacrifiés, martyrisés, suppliciés.
Terrorisé, face aux images de ce massacre annoncé, par l’impossibilité de dire tout simplement son soutien au peuple palestinien.
Parce que depuis quelques semaines, chaque jour, je me fais traiter d’antisémite. Par ces mêmes descendants de Pétain qui ont défilé ce dimanche à l’appel de la Macronie -y aller ? Pas y aller ? De mon côté mon point de vue est assez simple : quand le gouvernement est de droite extrême je vais pas aux marches qu'il propose. Même si c'est contre la pédophilie nazie tueuse de bébés pandas roux-. Ces gens-là me traitent d’antisémite. Moi l’anarcho-gaucho dont la grand-mère Roumaine était fille de Juive Serbe, et dont un grand-oncle est mort en camp d’extermination, moi si féru de musique klezmer, de poésie yiddish et de sagesse hassidim, voilà que j’ai droit à ce qualificatif infamant -et qui m’est attribué par des fachos.
Nous autres antiracistes, l’affaire a été conclue : nous sommes tous antisémites. Parce que nous ne voulons pas laisser mourir la Palestine. Parce que nous pensons, avec Mandela, que « notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens ». Parce que nous ne voulons pas laisser instrumentaliser la lutte contre toutes les xénophobies. Comme l’a écrit Naruna Kaplan de Macedo, « mère Juive de trois fils Juifs », dans un superbe billet (3), « être Juif, être Juive, pour moi c'était forcément se mettre au service de la justice [...] La confusion générale m’assèche […] Dans mon souvenir, les fachos on leur casse la gueule, on partage pas des rendez-vous à Bastille « mais pas derrière la même banderole ». Non mais ça va pas la tête ?! »
Elle ajoute : « Non, ça va pas. Le racisme anti-Arabe ne se cache plus du tout, je n’ose imaginer l’étape d’après. Et le fait que cela se fasse sur le dos des Juifs me rend malade ».
Terrifié. Souvent, je perds mes mots. Moi qui ne sait qu’écrire, voilà des semaines que je rature, efface, ferme et rouvre ce document Word. Je ne veux pas ajouter de la bêtise, de la maladresse, de l’incompréhension à la terreur. Dans cette marée étouffante d’affects de rage, de haine et de fureur, je ne veux pas ajouter ma peur.
Car cette peur, soigneusement entretenue, sert le pouvoir autoritaire auquel nous sommes soumis. La brutalité des lois contre les personnes exilées, votées dans l’indifférence générale, l’interdiction des cortèges de soutien à une paix juste et durable, le blanc-seing et l’absolution accordée aux partis qui fleurent bon les années 30, tandis que les groupes écolos et antifascistes sont dans le viseur de la dissolution, tout ça nous indique que si la bascule hors de la démocratie est à 3, nous sommes actuellement à 2 et demi. La phase terminale approche, tout s’effondre sous les applaudissement des éditorialistes bourgeois, et nous ne pouvons rien y faire.
« Il est facile de ne pas remarquer la terreur, notait l’écrivain Manès Sperber. Elle se cache sous l’indifférence de ceux qui ne sont pas concernés, c’est-à-dire l’écrasante majorité » (4). Mais elle fait son travail, insidieuse, sur celles et ceux à qui elle est destinée, distillant les venins de la résignation, du fatalisme et du silence dans nos rangs.
Et à plus grande échelle, elle permet de faire oublier que, ainsi que l’a noté l'écrivain afro-américain Ta-Nehisi Coates de retour de Palestine, la réalité de ce conflit est en réalité fort simple : « Je m'attendais à trouver une situation dans laquelle il était difficile de discerner le bien du mal, de comprendre la moralité en jeu, de comprendre le conflit. Et ce qui est peut-être le plus choquant, c'est que j'ai immédiatement compris ce qui se passait là-bas ». Un peuple objectivement, et aux yeux du monde, privé de tous ses droits fondamentaux. Il en conclut : « Ce n'est pas si difficile à comprendre. C'est en fait assez familier pour ceux d'entre nous qui connaissent l'histoire afro-américaine ».
« Je suis la descendance de 250 ans d'esclavage. Je viens d'un peuple où la violence sexuelle et le viol sont inscrits dans nos os et dans notre ADN. Et je comprends que lorsque vous avez l'impression que le monde vous a tourné le dos, vous pouvez alors tourner le dos à l'éthique du monde. Mais j'ai aussi compris à quel point cela peut être corrupteur ».
Oui. La violence corrompt, amenant la terreur, qui amène la haine, qui amène encore plus de violence. Et cette violence est aujourd’hui partout. Mais pas celle des colonisé·e·s. Plutôt celle d’États responsables devant l’Histoire de l’antisémitisme qui a poussé à la diaspora juive, et à la gestion coloniale de la Palestine -et du monde en général, avec les excellents résultats que l’ont sait. D’Etats complices de la banalisation du racisme, du fascisme assumé, de ce que l’humain peut produire de pire. D’États ayant imposé un régime de terreur, dont je ne vois pas actuellement de porte de sortie. Une usine sadique et cynique à « corrompre les âmes » en empêchant toute forme d’analyse, de débat, de critique, de réflexion.
Nous avons ainsi toutes les raisons de désespérer.
Je tente donc de me préserver. Couper les réseaux, la radio. Garder la tête froide. Lire des poèmes. Tel que celui de Mahmoud Darwich, Le Soldat qui rêvait de lys blancs, qui met en scène un dialogue insomniaque entre un jeune soldat Israélien -son ami Shlomo Sand- et un poète Palestinien -lui-même- : « Je rêve de lys blancs, / D'une rue qui gazouille et d'une maison éclairée. / Je quête un cœur bon, non des munitions, / Un jour ensoleillé, non un instant de folle victoire... fasciste. / Je quête un enfant souriant au jour, / Non une place dans la machine de guerre. / Je suis venu ici vivre le lever des soleils, / Non leur coucher ».
Et de conclure superbement : « La patrie, il me l'a dit, / C'est boire le café de sa mère / Et rentrer, à la tombée du jour, rassuré ».
Puisse ce simple rêve être un jour à la portée de tous. Aucun de nous ne devrait avoir de place dans la sinistre machine de guerre généralisée dans laquelle on nous force à vivre.
Prenez soin de vous,
Mačko Dràgàn
Journaliste punk-à-chat à Mouais, mensuel dubitatif.
(1) CheckNews. Crimes du Hamas : qu’y a-t-il dans la vidéo de 48 minutes d’horreur que montre Tsahal à la presse étrangère ? Libération, 2 novembre 2023
(2) Dans le cimetière numérique de Gaza, Joseph Confavreux, 8 novembre 2023
(3) Lettre à mes trois fils : à propos de la solution finale, Club Mediapart, 9 novembre 2023
(4) Cité dans cet indispensable article d’Alain Gresh : https://www.monde-diplomatique.fr/2023/11/GRESH/66250

Agrandissement : Illustration 1
