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Billet de blog 14 mai 2017

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Le tremblement de terre du 16 avril 2016 en Equateur : un témoignage

Le 16 avril 2016 un violent séisme, de magnitude 7,8, secoue l’équateur, provoquant des dégâts considérables : autour de 640 morts, des milliers de blessés, et des millions de personnes déplacées. A l'époque, avec des camarades, je m'étais rendu dans les zones touchées afin d'y apporter une aide. Témoignage.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le samedi 16 avril 2016, quelques jours à peine après mon arrivée en Equateur, je me trouve dans le bus avec Mathilde, Mathilde (oui, en ce temps-là, il y en avait deux) et Emma, avec qui j'étais allé visiter, pour la première fois, le Centre historique de Quito. Soudain, vers 19 heures, alors que nous nous trouvons en face du Santa Maria, le supermarché situé au croisement entre la rue Rumihurco et la Occidental, notre bus, alors à l'arrêt dans les embouteillages, commence à bouger d'une étrange façon, rebondissant sur ses amortisseurs en envoyant valdinguer tous les passagers, comme si une main gigantesque était en train de le secouer ; interloqué, je regarde par la vitre : à l'extérieur, une foule de gens s'échappe, paniquée, du Santa Maria ; les lampadaires tanguent de droite et de gauche tandis que, dans le supermarché, une voix diffusée par des hauts-parleurs demande de ne pas avoir peur, de ne pas courir, et de sortir dans le calme. Au bout d'une minute, tout s'arrête. « Ouy, que temblor », me murmure la petite vieille assise à mes côtés, en se signant. C'était donc ça. N'ayant jamais connu de tremblements de terre, je prends acte de cette déclaration, et me dirige vers mes camarades de bus qui, absorbées par la contemplation de photos de famille sur le portable de l'une d'elle, n'ont strictement rien remarqué, les malheureuses, ce qui leur vaudra mes sarcasmes pendant de nombreux mois.

Une fois rentré à la maison, nous consultons les actualités : le tremblement de terre avait son épicentre à 27, 5 kilomètres au Sud-Est de Muisne, sur la côté, dans la province de Manabi, donc non loin de la ville de Pedernales, et à 170 kilomètres de Quito ; quelques blessés sont annoncés, pas plus ; après avoir répondu à quelques appels destinés à s'enquérir de notre petite santé, et s'être nous-même assurés que telle ou telle personne n'avait pas eu à souffrir du terremoto, nous passons donc à autre chose. 

Le lendemain, les nouvelles commencent à se faire plus inquiétantes ; en plus des blessés, des morts sont annoncés. À Pisuli, le bruit court que des glissements de terrain ont eu lieu. Emma et moi passons la matinée à appeler toutes les familles de la fondation (nous travaillons avec des enfants dans les "invasions" du Nord), afin de vérifier qu'elles n'ont pas été touchées. Généralement, les réponses sont toujours les mêmes : on a eu bien peur, mais tout va bien ; seules l'une d'entre elles, celle de C., nous affirme qu'un pan de mur s'est effondré dans leur maison.

Plus les jours passent, plus le bilan grimpe. On passe à 70, puis plus de 100, puis 150, puis plus 200, puis le décompte se perd dans le nombre de morts. Il y a des milliers de blessés, et de très nombreux réfugiés. On découvre rapidement les premières photographies de la côte, qui nous montrent des immeubles détruits, des gens ensevelis, des voitures et des camions renversés, des cadavres dans les rues, des villages entiers complètement rasés par la secousse, des routes coupées par des failles, des champs engloutis, des domaines inondés (car de plus, de fortes précipitations suivirent le tremblement de terre).

Les dons affluent de tout le pays afin de venir en aide aux Monos (les « singes », petit surnom donné ici aux gens de la côte ; on dit dans la Sierra que ce n'est pas péjoratif, mais étant donné que la plupart des afro-équatoriens vivent sur la côte, cela sonne un peu bizarre), centralisés à Quito à l'ancien aéroport ; un soir, nous nous y rendons pour y participer au triage et à la redistributions des colis, soirée épuisante mais qui nous donne à voir l'intensité de la solidarité à l’œuvre en Équateur ; dans les files, les gens parlent, rient, s'entraident ; j'aurais d'ailleurs, à ma plus grande honte, l'occasion de témoigner du caractère touchant de ces démonstrations devant la caméra d'une chaîne de télévision nationale, venue m'interroger.

La situation demeure cependant, malgré cette solidarité et la gestion efficace du gouvernement, très préoccupante. Devant ce constat, la Fondation décide rapidement de monter une action. Ça tombe bien : Alejandra, la chargée de communication, est entrée en contact avec Sail For Water, une ONG française composée d'une bande de trois jeunes barbus qui parcourent le monde (avec l'idée d'en faire le tour) en bateau à voile, en distribuant des filtres à eau. Ne souhaitant pas passer par l’État, et même plus précisément par l'armée, qui théoriquement est sensée récupérer puis redistribuer toutes les aides envoyées, ce qui ne va pas parfois sans une certaine lenteur administrative (pardon pour la redondance), les jeunes gens nous ont contacté, nécessitant quelqu'un sur place, afin d'amener leurs filtres dans le pays. Par la même occasion ils en profitent pour nous présenter leur action, par le biais d'une vidéo que j'eus le mauvais esprit de trouver hilarante, tant leur prestation d'acteur peut y prêter à rire ; le point culminant de ce chef-d’œuvre est atteint quand, une fois l'eau filtrée au moyen de leur bidule l'un d'eux, portant le contenu du verre ainsi obtenu à ses lèvres, s'exclame avec un entrain droopesque : « Hum, elle est bonne ». Mais nous aurons au moins appris que leurs machins peuvent servir pour 100 personnes pendant 10 ans. Fort bien.   

Nous mettons donc en place un projet supposé se dérouler sur une ou deux semaines, le temps qu'il leur sera nécessaire pour écouler leur marchandise. Alejandra se met à la recherche de points de chute et de contacts sur place ; je me charge du budget prévisionnel ; David nous trouve un chauffeur et un camion ; l'équipe est constituée : elle comprend Pablo, Alejandra, Paola, la directrice, et moi-même, auxquels s'ajoutent, donc, Don Luis, notre chauffeur.

La situation, à en croire beaucoup, est très tendue sur la côte. Certains même n'hésitent pas à y décrire une ambiance à la Walking Dead : l'état des routes, des villes et des villages est, dans de nombreux endroits, calamiteux ; tirant profit du chaos créé par le tremblement de terre, des gens désespérés, mêlés à des délinquants sans scrupules, se livrent à des pillages ; des convois humanitaires ont été attaqués par des groupes armés ; des jeunes filles venues avec une ONG ont même été violées, dit-on. Il nous est donc conseillé de demander à ce qu'une escorte nous soit accordée par la police, afin que notre camion puisse se rendre sans encombres sur la côte.

Le jour venu, c'était je crois dans la matinée du premier mardi du mois de mai, nous avons donc pris rendez-vous avec notre escorte à la Mitad del Mundo, tout au Nord de la ville, atroce monument commémorant la mission géodésique de la Condamine et marquant symboliquement (à 200 mètres près) la ligne de l’Équateur ; les touristes abrutis peuvent y prendre des photographies avec un pied de chaque côté du monde, quel génie, quelle dérision. On y trouve aussi des lamas, seul intérêt véritable du lieu ; bref. À l'heure dite, cependant, les flics tardent à venir. Don luis s'impatiente. C'est un équatorien massif, pour ne pas dire gros (ce qu'il est), et n'hésitant pas, qui plus est, à sortir sa bedaine de son pantalon pour l'aérer, en cas de forte chaleur ; prototype même du camionneur, dans l'attente de notre escorte, ils nous enchante de ses remarques délicates, énoncées d'une voix pâteuse, le regard vide, sur les « hembras », les femelles donc, c'est-à-dire les femmes, pousse à fond le volume de son autoradio, qui hurle des chansons traditionnelles un peu agaçantes, à la longue, et entrecoupe ses remarques sidérantes sur le beau sexe par des gorgées d'une étrange décoction de Marijuana destinée à soulager ses douleurs articulaires. Nous finissons donc par le laisser seul dans son camion, pour nous rassembler dans la voiture louée pour l'occasion, dans laquelle nous partons pour notre épopée.

Nous ne sommes que trois dans le véhicule, Paola nous attendant à Esmeraldas où elle est partie prendre contact avec les barbus. La route quittant Quito pour se diriger vers la côte est magnifique et nous avons tout le temps de l'admirer, tant notre escorte, qui s'avérera parfaitement inutile, roule lentement, provoquant l'impatience de Don Luis, qui à un moment, excédé, disparaîtra même de nos radars, nous forçant à l'appeler pour lui demander de mettre la pédale douce. Les paysages s’enchaînent : les hautes montagnes andines couverte de jungle humide, traversées de ravins où viennent s'écraser les flots glacés de cascades immenses ; les lamas qui broutent tranquillement au bord du chemin, attachés à un piquet ; les maisons de bois et de tôle, un cochon mort pendu à l'entrée sur un crochet, agglutinées sur les flancs des collines. Peu à peu, au rythme des arrêts fréquents que nous impose les relèves de l'escorte, nous finissons par arriver dans la plaine. La forêt tropicale touffue laisse place à une végétation moins dense, dispersée sur un tapis de terre rougeâtre. Les effets du terremoto, progressivement, deviennent visibles ; des bâtiments sont partiellement effondrés, et la route est fissurée, par des failles parfois impressionnantes, en de nombreux endroits.

Dans la voiture, nous fumons, nous mangeons des glaces, parlons de choses et d'autres, et tentons de trouver sur le poste de radio une fréquence qui ne soit pas insupportable. Alors qu'un certain ennui commence à nous gagner, et que la nuit est désormais bien tombée, nous arrivons à Esmeraldas, disgracieuse (pardon) citée localisée dans le Nord de la province de Manabi. Au port, dans une station-essence, Paola est là à nous attendre, en compagnie de l'un des français ; elle nous informe que le programme à venir s'est quelque peu compliqué : la Fondation n'étant pas autorisée, pour les raisons déjà évoquée de centralisation des dons humanitaires par l’État et l'armée, à répartir elle-même les filtres, il va nous falloir les faire passer "illégalement" dans le pays, au nez et à la barbe d'une administration portuaire tatillonne, auprès de laquelle nos barbus, dans leur bateau, ne sont pas enregistrés. Diantre. L'idée est donc de décharger, comme on le ferait pour des kilos d’héroïne ou des Nike de contrebande, les fameux filtres à eau, et de les amener en voiture jusqu'au petit port de Bahia de Caraquez, au Sud, plus tranquille, où Sail For Water dispose, semble-t-il, d'un contact, et où ils nous rejoindraient avec leur bateau. Sans perdre de temps, en quelques aller-retours sur un radeau pneumatique et avec la joie fugace de se prendre pour des hommes de Pablo Escobar, le contenu du voilier des barbus est donc transféré à l'arrière du camion de Don Luis qui, en plus d'être affamé, dors debout. Ceci étant fait, nous nous rassemblons sur le bateau pour faire, enfin, les présentations. L'équipe des marins est composée de deux demi-frères et du cousin de ces derniers ; le chef de bord, doté de la même voix que Bruce Willis, écopera donc de notre part de ce sobriquet ; le second, portrait craché du Capitaine Love (le méchant) dans Le Masque de Zorro, sera lui aussi ainsi surnommé ; quant au dernier, Romain, gigantesque mais ne ressemblant à personne en particulier, nous l’appellerons simplement Romain. Ils sont bien sympathiques, et le sont d'autant plus, aux yeux de Pablo et moi, qu'ils nous donnent du tabac à rouler Camel (une denrée hors de prix en Équateur). Après une discussion agréable et légère, et une visite du bateau, nous rentrons à terre où nous attend un repas splendide, à base de lentilles en boîte froides et de salade de fruit, en boîte également ; puis, étouffés par la chaleur, nous nous installons à l'arrière du camion pour tenter de dormir malgré les attaques incessantes des moustiques.

Le lendemain, nous partons à l'aube pour Bahia de Caraquez, laissant Pablo faire le trajet en bateau avec les Barbus. Sur le trajet, je discute longuement avec Paola. Nous traitons de sujets variés ; de Correa surtout, et de sa politique, qui aujourd'hui suscite au sein du peuple équatorien de nombreuses déceptions : « Il faut être honnêtes, dit-elle, Correa a mené de nombreuses réformes sociales et a fait des choses intéressantes, mais... », et s'ensuit une liste non exhaustive, parfois pertinente, parfois injuste, de ce qui ne la satisfait pas dans la politique du président ; quand je signale qu'un éventuel remplacement de celui-ci par le sinistre pourri de droite Jaime Nebot, maire de Guayaquil et principal opposant de Correa, serait une catastrophe pour le pays, elle ne dit ni oui, ni non.     

À Bahia de caraquez, où nous arrivons en milieu d'après-midi, nous nous installons dans un hôtel resté debout, dont les propriétaires nous autorisent à stationner notre camion en face de l'entrée et à utiliser les douches. Une fois reposés, nous discutons quelques instants avec eux ; bien sûr, ils nous parlent du tremblement de terre : « C'était horrible, nous dit la femme ; tout s'est mis à bouger, tout tombait, alors avec mon mari, nous nous sommes agenouillés par terre, serrés l'un contre l'autre, et nous avons prié. J'ai vraiment cru qu'on allait mourir ». Notre repas pris (à base de boîtes de conserve froides, à nouveau), nous nous dirigeons vers le centre-ville, où nous avons rendez-vous avec le curé de l’église. Autour de l'hôtel, les dégâts sont indescriptibles. Dans cette zone moderne de Bahia, beaucoup de bâtiments sont (étaient) des buildings : la plupart sont à moitié, où complètement, effondrés, et tout le secteur a été évacué. Dans un parc faisant face au port (dans lequel nos Barbus n'arriveront que le lendemain), des tentes de fortune ont été dressées, et les gens dorment dans des hamacs tendus entre les arbres. Plus loin, nous passons devant un espace entièrement rempli de gravats ; nous apprendrons plus tard qu'il s'agissait d'un hôtel et que de nombreuses personnes, clients comme personnels, sont mortes écrasées lors de sa chute. Partout, des riverains armés de pelles, de pioches, de gants en plastique, font le tri dans les décombres ; des tractopelles aplanissent avec difficulté les zones détruites. Il flotte dans l'air, à certains endroits, une lourde odeur de viande pourrie.    

À l'église, dans laquelle les dons humanitaires s'accumulent, un jeune homme rondelet et timide, le diacre, nous signale que le père n'est pas encore disponible pour nous recevoir ; nous tirons donc à profit cette attente pour nous rendre dans le camp de réfugiés monté sur la place adjacente. Pendant que Paola et Alejandra mènent un entretien avec une famille de sinistrés, on me charge de prendre des photographies ; j'en prends quelques-unes.

Ceci faisant, je finis par nouer dialogue avec une femme d'un certain âge qui, assise sur des escaliers, à quelques pas de son mari impotent, attend on ne sait quoi. Elle me raconte les événements. Elle dit que les gens, dans le camp, sont solidaires. Elle dit qu'un drame comme ça rend les gens plus proches, parce que devant une telle catastrophe, tout le monde est égal, et elle donne l'exemple d'un des « riches » de sa rue, propriétaire de plusieurs appartements, dont le fils est mort écrabouillé par un balcon et qui se retrouve sans rien, dans une tente de bâche, dormant dans un sac de couchage comme tous les autres. Elle déplore les vols qui ont eu lieu dans le camp, et les pillages qui ont été constatés dans toutes les zones sinistrées. Elle est simple et émouvante. Après avoir parlé encore quelques instants avec elle, je rejoins mes camarades, et nous retournons à l'église. Là, le curé, bel homme noir dont la voix douce est marquée d'un fort accent brésilien, assis sur un banc, nous décrit la situation : « C'est un peu compliqué ici. Il y a eu beaucoup de solidarité, beaucoup d'aide est arrivée de tout le pays, mais au début, les dons arrivaient comme ça, le système était complètement désordonné, les gens se battaient. Depuis que l'armée se charge de tout ça, cela va mieux, il y a moins de problèmes. Même si, lors des distributions, certaines personnes continuent à mentir, à se présenter plusieurs fois, ce genre de choses. Ce qui manque surtout, c'est l'eau. On nous amène des bouteilles, mais c'est temporaire et ça ne suffit pas. Le réseau d'eau est détruit, et les cadavres polluent les nappes phréatiques. C'est quelque chose qu'il va falloir régler rapidement ». Reconnaissant pour l'aide que nous souhaitons apporter, il nous donne les coordonnées des communautés qui, selon lui, ont le plus besoin d'aide.

Nos compagnons bloqués au large par les marées, nous passons un après-midi tranquille, ne quittant les abords du camion que pour assister à une messe solennelle et singulièrement dépeuplée, comme si Dieu avait perdu de son crédit, -on ne sait pourquoi. Le lendemain, avec avoir récupéré à la Playa de la Rubia, nommée ainsi car une ''gringa'' y a vécu, l'un des marins (les autres s'en vont régler des détails administratifs) et un Pablo carbonisé par le soleil, nous retrouvons un certain Manuelo, occupé à faire tomber les gravats de la maison de son père, complètement détruite, avec ses frères. Jovial, parlant avec un irrésistible, et parfois incompréhensible, accent costeno, il nous mène vers la communauté qu'il dirige, à Vista Hermosa. Située dans une zone de peuplement indien, où demeurent encore des vestiges précolombiens, ce quartier, en fait plutôt un village autonome perché sur les collines, déjà très pauvre, a beaucoup souffert du tremblement de terre ; sur place, des maisons en miette et une église à plat, preuve que l'amour de Dieu n'est pas nécessairement réciproque, nous confirment ce constat. La répartition se passe bien ; Bruce Willis, malgré un espagnol douteux, parvient à expliquer le mode d'emploi, simple mais crucial, des filtres : les nettoyer chaque jour ; bien se laver les mains avant utilisation ; etc. Nous parlons avec les gens de la communauté, qui nous accueillent chaleureusement ; on plaisante, on rigole ; nous organisation un football avec les enfants, avant de leur distribuer quelques bonbons ; puis, deux heures plus tard, nous reprenons la route.  

Après une nuit supplémentaire passée à Bahia, nous dans le camion, les marins dans leur bateau, nous partons pour Manta, plus au Sud. Quand nous quittons la ville, le ciel est d'un bleu limpide ; il fait chaud, et les paysages splendides de la côte, ici tout en lagunes, s'étendent devant nous. Comble de la joie, les Iphones de nos amis pileux nous permettent d'échapper aux habituelles ritournelles proposées par la radio. Le trajet dure quelques heures et, après la traversée d'un paysage ponctué des silhouettes massives de splendides tamariniers, nous mène jusqu'à une communauté isolée sur les bords du Pacifique, près de Jipijapa. Une fois arrivés là-bas, nous devons bien constater que la personne avec laquelle nous avons communiqué par téléphone nous a abusé, en ce qui concerne les dégâts du tremblement de terre : il n'y en a pour ainsi dire pas, en tous les cas pas de visibles. Néanmoins, les gens ici sont pauvres, et les puits sont emplis d'une eau salée (ce qui rend les filtres, hélas, inopérants) et définitivement imbuvable ; nous leur laissons donc quelques bidules, conscients que, si notre but est avant tout d'aider des pueblos touchés par le terremoto, soit une action d'urgence, ceci ne doit pas nous empêcher de mener des actions de développement, quand notre chemin croise des communautés vivant dans des conditions sanitaires souvent catastrophiques. 

Le soir même, nous retrouvons à Manta un homme nommé ***, qui nous héberge gentiment chez lui et sa femme, dans un ghetto de riche militarisé qui m'évoque irrésistiblement le film La Zona. Chargé des relations publiques pour une grande compagnie pétrolière, le bonhomme a le profil type du bourgeois ayant fait son beurre grâce à un travail moralement indéfendable et qui, effrayé à l'idée de s'embraser un jour lors de la messe et d'être agrippé par les griffes du malin, emploie donc une partie (raisonnable) de son temps à des tâches philanthropiques. C'est, en outre, un ancien hooligan, arborant fièrement sur le bras un tatouage du blason de son équipe ; il partait donc bien mal. Heureusement, il a aussi bon fond, et sait recevoir ; bien plus tard, après avoir vidé d'innombrables bouteilles de bière et de rhum, nous nous retrouvons, Pablo, les Barbus, lui, sa femme et l'une de ses amies, et moi, tous copains comme cochons. Un seul incident viendra, l'espace d'un instant, troubler notre unanimité éthylique : nos amis marins étant plutôt marqués vers la droite, même s'ils s'en défendent, et s'obstinant dans des opinions du genre « si les gens des banlieues voulaient bien se sortir les doigts du cul », « quand on veut on peut », etc., le débat finis par s'envenimer ; le point culminant est atteint quand le Capitaine Love finit par me traiter de connard, à ma grande satisfaction. Les joies du débat politique. 

Le lendemain, l'esprit un peu troublé par un solide chuchaki (gueule de bois, en équatorien), nous nous rendons à Montecristi, ville fameuse pour les chapeaux Panama qui y sont fabriqués, où nous avons rendez-vous avec le maire, dont j'ai préféré ne pas connaître la couleur politique. Après une entrevue rapide et une petite photo de groupe pour le site de la mairie, il nous laisse avec l'un de ses adjoints, qui nous emmène jusqu'à des communautés avoisinantes qui, nous a-t-on dit, nécessitent notre aide. Une fois là-bas, encore une fois, nous constatons si le terremoto n'a pas particulièrement atteint ces localités, qui sont en fait des bidonvilles puant l'ordure et les émanations des usines de retraitement de fruits de mers nombreuses dans la région, sont très pauvres et manquent de tout ; nous leur laissons donc, derechef, quelques filtres et, après une partie de foot et des jeux avec les enfants, nous repartons.  

Avant de quitter les environs, nous faisons une halte au centre de Manta, dans un hôtel réquisitionné par une armada d'élus, militaires, dirigeants d'ONG et travailleurs humanitaires venus y mener leurs réunions de crise. Chou blanc : après une attente interminable, voulant échapper à toute récupération politicienne, nous levons le camp, non sans avoir échangé quelques mots parfaitement inutiles avec la fille du maire, par ailleurs charmante. Fin de notre plongée, soporifique, dans l’administration de crise.    

C'est le lendemain que nous vivrons la partie la plus intense, et la plus dure, de notre périple. En effet, après de nombreuses heures de route, nous arrivons à Pedernales, la ville la plus touchée par le tremblement de terre, où le bilan provisoire fait état de 200 morts (sur 640 en tout, je crois, au dernier recomptage). Là-bas, le spectacle est post-apocalyptique : des immeubles éventrés laissent voir l'intégralité de leurs entrailles ; des voitures écrasées par des pans de murs gisent sur des routes couvertes de poussière et de gravats ; l'air pue la charogne ; tout est détruit, pas une seule maison n'ayant résisté aux secousses ; estomaqués, nous roulons au milieu du sinistre avec l'impression de nous trouver à Bagdad après un tapis de bombe de l'armée américaine. Ici Paola, que son devoir rappelle à Quito, nous laisse, remplacée par les autres membres de l'équipe des volontaires, Emma, David et Mathilde. 

Après nous être égarés un moment sur les routes défoncées des environs, nous arrivons enfin à la Chorrera, petite communauté située à 3 kilomètres de Pedernales. Là aussi, le terremoto a eu des résultats spectaculaires. La quasi-totalité du village est détruite ; en face de la place de sable, sur la plage, où nous stationnons notre camion, un petit bâtiment qui faisait jadis trois étage ne laisse plus voir désormais que le dernier, celui-ci s'étant effondré sur les deux autres, aplatissant par la même occasion deux de ses occupants, ou plutôt trois : une femme enceinte et son fils. Seul le mari a survécu. La jeune femme qui nous héberge, sur des lits placés dehors sous des moustiquaires, dans son comedor préservé par le sinistre, et devenu une sorte de cantine communautaire pour tous les gens dormant depuis deux semaines dans des tentes montées sur la plage, est d'ailleurs la sœur de l'époux endeuillé ; on peut le voir, le soir venu, rentrer de la pêche, le visage impassible, le regard bas. Tous les gens qui se trouvent ici le sont parce qu'ils ont refusé d'être relogés dans les camps, où selon eux ils n'ont aucune raison d'aller : pêcheurs pour la plupart, ils restent près de l'océan, et sont attaché à leur ancien lieu de vie, même en miette. Ils ont donc monté des habitations de fortune sur la plage.  

Malgré la douleur et l'incompréhension, les gens ici sont demeurés solidaires, et nous accueillent avec une gentillesse incroyable, nous donnant un lit, nous invitant à manger. Seul, nous choque le fatalisme tout chrétien de leurs réactions : « Ceux qui sont morts, c'est parce que Dieu l'avait voulu ; quant aux autres, c'est que leur heure n'était pas venue ». Quand le soir, après avoir distribué nos filtres à la Chorrera elle-même, puis à un pueblo avoisinant, lui aussi très touché, et dirigé par un très jeune homme aux yeux clairs troublants, nous revenons chez notre charmante logeuse, celle-ci nous a préparé de délicieux camarones apanados, des beignets de crevette, plat typique de la côte (une autre dame ayant eu la même idée, nous devons d'ailleurs nous scinder en deux groupe pour ne pas créer d'incident diplomatique). Il faut dire que, ainsi que nous le racontent en riant les gens d'ici Dieu, dans son infinie bien que souvent impénétrable sagesse, a jugé bon de compenser le massacre, par lui opéré, par un don inespéré : brisant un bassin d'élevage industriel de crevettes situé plus haut, il a répandu son contenu, soit plusieurs tonnes de bestioles pansues, dans l'océan ; les sinistrés s'en nourrissent donc depuis deux semaines, nous faisant profiter de ce bien maigre, et même dérisoire, cadeau de dédommagement du Tout-puissant. Une fois rassasiés, nous nous installons sur la plage, autour d'un feu de camp que les enfants ravivent à l'essence ; nous finirons la nuit par un volley avec les militaires chargés de veiller sur les tanqueros d'eau potable.

Le lendemain, la dernière étape de notre voyage nous attend ; à l'aube, nous quittons la Chorrera pour nous rendre dans les Communautés Amaru, plus au Nord, du côté de Muisne, dans lesquels nos amies Chloé et Mathilde sont venues, pour le compte de la Croix-Rouge, afin d'y mener une étude de terrain. Ces communautés, principalement composées d'indiens et d'afro-équatoriens, sont une sorte de rassemblement de pueblos paysans auto-gérés, sur un modèle proche de celui élaboré par les mouvements de l'extrême-gauche « agrairiste » ; c'est Eduardo (Edu), un ami équatorien très engagé à gauche, qui nous a donné leur contact. Là, nous laissons tous les filtres restants, destinés à servir pour une vingtaine de communautés.   

Le soir, nous nous retrouvons de nouveau à la Chorrera, afin d'y faire nos adieux. Notre jeune hôtesse nous régale, encore une fois, d'un plat qu'elle nous offre généreusement ; Pablo et moi, d'humeur joueuse, décidons de nous faire des faux tatouages au feutre indélébile, à la grande stupéfaction de nos camarades de tables, deux jeunes types de la communauté. Don Luis commençant à être lassé par ce périple, il est décidé qu'il raccompagnera quatre d'entre nous (Alejandra, Mathidle, Pablo et moi) en camion jusqu'à Quito, tandis que les autres ramèneront les Barbus à leur bateau avec la voiture de location. À minuit, nous prenons donc la route ; gentlemen, Pablo et moi prenons place à l'arrière du camion, tandis que les filles s'installent à l'avant, avec Don Luis. Sans aucune ouverture sur l'extérieure, uniquement éclairés par une minuscule ampoule, nous vivons ainsi l'un des voyages des plus éprouvant, digne de celui d'une carcasse de porc dans un camion frigorifique ; après avoir écrit des textes pour nous occuper, nous finissons cependant par nous endormir, malgré des cahots nous faisant bondir d'un mètre et nous projetant épisodiquement contre les murs à droite, puis à gauche. Autant dire qu'une fois à Quito, nous nous sommes aussitôt effondrés dans nos lits respectifs, épuisés, mais heureux de cette aventure d'un peu plus d'une semaine qui nous aura permi, selon une expression inventée par Pablo et moi-même, de « sentir la main de Dieu sur nos couilles » (qu'on nous pardonne).

M.D.

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