Il y a eu, il y a peu, cette un peu trop longue saga, à mes yeux, du « convoi de la liberté ». Autant le dire tout de suite : j’ai suivi avec beaucoup de dubitativité ce mouvement venu du Canada, d’où il a principalement été initié par des partis d’extrême-droite comme le Maverick Party, dont le leader, Patrick King, est un xénophobe assumé adepte du « grand remplacement », et notamment soutenu ici par la bande de ReinfoCovid, dont les douteuses fréquentations ne sont hélas plus à prouver. Prendre la remorque de ça, ça sent quand même le manque d’inspiration, et j’ai eu quelques frictions avec les potes qui me disaient qu’il faut soutenir le convoi parce que « ça vient du peuple », donc c’est forcément bien. Mouais. Sur ce point je dois avouer partager plutôt l’analyse de Usul : « Y a une trouille à gauche de rater les "prochains gilets jaunes", on le voit bien. Mais bon, là, pour l'instant, j'ai rien vu qui me fasse penser qu'on a notre coup à jouer. Je peux me planter hein. Je peux me planter, on peut tous et toutes se planter, faisons pas les malins ».
Ces réserves prises, ce serait bien de ne pas sombrer dans la caricature : les « convoyeurs », dans toute leur diversité, des fachos aux fâchés, sont quand même animés, pour une grande partie, par une colère et une détresse légitimes, qu’il faut donc écouter, à défaut de la soutenir inconditionnellement dans toutes leurs manifestations, y compris bien sûr les plus verbalement dégueulasses. Et ils se sont pris dans la gueule, pour l’avoir exprimé, une répression hallucinante qui donne à réfléchir sur l’état de la vie démocratique dans notre beau pays, où bientôt seuls les flics seront autorisés à voter.
Le constat mesuré qui précède, n’importe quelle personne un peu au fait des souffrances des classes populaires aurait pu le faire. Mais voilà : pour la « gauche Sofia Aram », la gauche bourgeoise qui cause chaque jour sur Inter aux 10% des plus aisés en faisant la retape pour la pensée réac’ bon enfant tendance classe sup’ à la sauce Printemps Républicain, et qui n’aurait donc en tout état de cause pas masse de conseils à donner en terme d’errements idéologiques, ce disgracieux peuple motorisé ne fut qu’un ramassis de crétins inintéressants infoutu de bien causer sur ce pour quoi il était là, et qui ne méritait que ce qualificatif finement ciselé : le « convoi des teubés », rideau, ce sont des cons, point barre, et surtout n’écoutons pas ce qu’ils ont à dire, sur un malentendu ils parleront de justice sociale et ça n’est jamais un moment bien agréable. C’est pour ça qu’on n’invite jamais les classes pop’ à la matinale, -en plus, Demorand et Salamé ne sauraient pas quoi leur dire.
Parce que le prolo, de toute façon, est toujours un peu con, et souffre d’une tendance irritante à faire et dire n’importe quoi. C’est d’ailleurs pour ça que les enfants de la jeunesse bourgeoise ont inventé un superbe outil pour l’aider à s’orienter vers son émancipation : la Primaire populaire©, qui a permis à une petite bande de gosses de riches sortis des grandes écoles de faire voter leurs camarades de classes (sociale) afin de donner un verni de légitimité démocratique, genre grand plébiscite, à l’énième candidat de la gauche de droite qui fera tout pour que rien ne change. Parce que si on les laisse choisir, ces foutus prolos seraient bien capables de renverser la table et de choisir n’importe qui, type Jean-Luc Mélenchon, qui parle fort et fait peur aux bourgeois, avec sa grosse voix, ce malappris. Ou pire, Poutou ou Kazib, qui sont des travailleurs ! On en frémit. Heureusement, ils n’avaient pas été conviés à la fête, il ne faut quand même pas déconner.
Non, à la place, on va leur mettre Taubira, qui parle calmement « d'espoir », de « changement », « d’envie », de « tous-ensemble », c’est bien, ça, c’est apaisant, pas comme cette sordide et violente lutte des classes que des prolos, horribles braillards, s’obstinent à revendiquer et pratiquer. Taubira, elle, saura respecter cet esprit de mesure et de tempérance qui caractérise la bourgeoisie bienveillante et progressiste, c’est pour ça qu’on l’a mise à la tête du bouzin, elle est nulle et sans programme, certes, et aussi proche des réalités populaires que BHL du Nobel de la paix, mais aucune importance : l’idée, c’était de lui mettre un tampon « populaire », emballé c’est pesé, et ça permettra d’attirer vers elle ce peuple qui vote si peu et si mal –une des associations soutenant la primaire s’appelle d’ailleurs « Mieux Voter », sic, les bras nous en tombent, et toutes nos illusions avec.
Mépris de classe à tous les étages. Jusque dans les rangs d’un parti normalement supposé être celui « du peuple » (bon, d’accord, ça n’est plus vraiment le cas depuis quelques temps), le Parti Communiste, dont le candidat Roussel, à peine soutenu par une poignée de fanatiques qui nécessiteraient une prise en charge par la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), pédale sévèrement dans le cassoulet, avec sa campagne audacieuse sur le thème de police-mon amour, le nucléaire y a pas mieux pour la planète, la viande c’est trop cool, les migrants ça commence à bien faire et les antiracistes nous pètent les rouleaux –un visionnaire donc, dont on appréciera la vista politique en ces années 1920, pardon, 2020.
Parce que Roussel, pour faire son intéressant, n’a trouvé que ce genre de formules-choc, ici dans un entretien accordé à Charlie Hebdo : « Le mot « racisé », dans le Nord, dans les milieux populaires, je n’en entends jamais parler » (il ne connait sans doute pas le collectif des Jeunes Racisées d’Amiens), parce que c’est vrai ça, ils nous font chier ces « woke » avec leurs grands mots, là, en plus le racisme ça n’existe plus, combat d'arrière-garde que tout ça, maintenant ce qu'il faut défendre c'est les chasseurs et la viande et le Tour de France, point barre, parce que le « vraigens », le bon prolo, qu’est-ce qu’il en a à faire de l’écologie et de l’antiracisme, tout ce qu’il veut c'est des barbeuques à pas cher, et pis c’est tout.
Désolé, camarade : considérer que le peuple n’est pas en mesure de développer une conscience écologique, oui, c’est du mépris de classe. Et pas mal de gens des quartiers pop’, à commencer par le comité Adama, pourront te montrer que l’autogestion des luttes antiracistes n’est pas juste un délire de « bobo » bouffeur de tofu. Mais bravo : ce discours caricatural qui fait des classes pop’ un amas de beaufs tendance pinard-cochon, comme l’a souligné récemment l’excellent Nicolas Framont dans un article pour Frustration, lui a permis de s’attirer le soutien de tout plein d’amis du peuple tels qu’Alain Finkielkraut, Christophe Castaner, Jean-Michel Blanquer, David Le Bars (du syndicat des commissaires de police), Jean Quatremer, Michel Onfray, Gérald Darmanin, Raphaël Enthoven, Bernard Guetta…
Une bande de fachos qui, de son côté, niveau mépris de classe, n’est pas en reste. Soutenus par des milliardaires réac’ à la Bolloré, Zemmour, Hanouna, Pascal Praud, tous ces grands bourgeois au train de vie princier qui prétendent « faire peuple » juste en se comportant comme des porcs viennent, eux aussi, apporter leur lot d’insultes sur le dos des précaires, des pauvres, des marginaux, des laissées pour compte, des fragiles, bref de tous ces gens qui représentent, qu’ils le veuillent ou non, la majorité de la population –mais ça ils ne sont pas au courant, ce pays-là, ils n’y vont jamais, il est beaucoup trop loin des cocktails et des plateaux télé. Et à longueur de directs, de meeting, d’interviews, ils parlent à notre place, parlent de « nos » peurs, de « nos » envies, de « nos » colères, alors que tout ça n’est en fait qu’une immonde synthèse de leurs fantasmes et de leurs peurs de puissants.
Elle est belle, la démocratie. Une république autoritaire où tout le monde a le « peuple » en bouche, mais où la démocratie se fait sans les prolétaires. Y compris hélas dans une partie des revendications des partis de gauche, comme l’a souligné récemment Pierre Souchon dans son passionnant article titré Si les classes populaires étaient écoutées : par exemple, côté prolos, « la question du travail revient ici à parler de troubles musculo-squelettiques, d’arthrose, de lombalgies, de hernies discales, de calcifications, de lumbagos, de handicaps partiels ou permanents… Le travail manuel, omniprésent chez ces salariés, brise les corps. Y compris les corps jeunes. La revendication est aussi unanime qu’absente des programmes des organisations de gauche : l’alignement de la rémunération du travail manuel sur le travail intellectuel, avec la mise en place de carrières très courtes pour les métiers pénibles […] Tout le reste est vu comme des mesurettes : « Leur retraite à 60 ans, c’est du pipeau, à 50 ans, on est déjà foutus. » Eh oui, mais que ces chairs foutues ne viennent pas perturber la campagne électorale, -elles font tache dans le paysage.
Mon chat noir me glisse à l’oreille d’essayer de conclure sur une note plus positive ; en bon anar’, il est mon seul maitre, je vais donc m’exécuter. En reflux constant mais jamais totalement éteint, et connaissant parfois de belles nouvelles flambées, le mouvement des gilets jaunes, porté par des exigences de démocratie directe, ne demande qu’à refleurir et à se renforcer ici ou là (sur les ronds-point, à nouveau ?), de même que les « assemblées des assemblées » –et il a d’ores et déjà, depuis des années maintenant, permis à un certain nombre de thématiques propres aux classes pop’ de faire irruption dans le débat public. Peut-être d’autres mouvement viendront-ils renforcer et relayer cette dynamique. Pour le Convoi, je n’y crois pas, mais je ne referai pas le débat…
Il faut aussi, tout de même, saluer cette innovation politique intéressante que représente le « Parlement populaire », monté en prolongement de l’Avenir en commun, avec pour but de faire lien entre les mouvements sociaux et la campagne de la France Insoumise, au travers notamment de militant.e.s des quartiers populaires comme Karima Khatim, Diangou Traoré, Nordine Iznasni… C’est encore balbutiant, pas encore excessivement « populaire », et il faut attendre de voir ce que ça donnera, mais ma foi, pour une fois qu’une entité politique considère que les prolos ont peut-être quelque chose d’intéressant à dire sur la façon dont ils veulent s’organiser et vivre, on ne va pas cracher dans la soupe.
Bref. Comme dit dans le Manifeste pour les produits de haute nécessité, à la grande époque des luttes du Liyannaj Kont Pwofitasyon dans les Antilles, avec quarante-quatre jours de paralysie de la Guadeloupe : « Le plus important dans la dynamique du Liyannaj — qui est d’allier et de rallier, de lier, relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé — est que la souffrance réelle du plus grand nombre (confrontée à un délire de concentrations économiques, d’ententes et de profits) rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos sociétés. La plupart de ceux qui y défilent en masse découvrent (ou recommencent à se souvenir) que l’on peut saisir l’impossible au collet, ou enlever le trône de notre renoncement à la fatalité […] Si le capitalisme (dans son principe très pur qui est la forme contemporaine) a créé ce Frankenstein consommateur qui se réduit à son panier de nécessités, il engendre aussi de bien lamentables « producteurs » – chefs d’entreprises, entrepreneurs, et autres socioprofessionnels ineptes – incapables de tressaillements en face d’un sursaut de souffrance et de l’impérieuse nécessité d’un autre imaginaire politique, économique, social et culturel. Et là, il n’existe pas de camps différents. Nous sommes tous victimes d’un système flou, globalisé, qu’il nous faut affronter ensemble ». Quitte peut-être à devoir briser un peu de mobilier urbain en cours de route…
Salutations libertaires,
Mačko Dràgàn
Journaliste à Mouais (abonnez-vous !) et plus récemment pigiste pour Streetpress si ça vous tente d’y jeter un œil

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